ABIMÉLÉC
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Introduction
La sourate 2 évoque le récit miraculeux d’un homme plongé dans un sommeil centenaire. À son réveil, l’homme croit n’avoir dormi qu’un seul jour, avant de se tourner vers son âne dont il ne reste plus que les ossements :
Ou comme celui qui passait par un village désert et dévasté : « Comment Allah va-t-Il redonner la vie à celui-ci après sa mort ? » dit-il. Allah donc le fit mourir et le garda ainsi pendant cent ans. Puis Il le ressuscita en disant : « Combien de temps as-tu demeuré ainsi ? » – « Je suis resté un jour, dit l’autre, ou une partie d’une journée. » – « Non ! dit Allah, tu es resté cent ans. Regarde donc ta nourriture et ta boisson : rien ne s’est gâté ; mais regarde ton âne… Et pour faire de toi un signe pour les gens, et regarde ces ossements, comment Nous les assemblons et les revêtons de chair. » Et devant l’évidence, il dit : « Je sais qu’Allah est Omnipotent. » (2 : 259)
À ce stade, plusieurs questions peuvent se poser. Premièrement, qui est l’homme en question ? Le Coran ne dévoile pas son identité, qui a fait l’objet de spéculations chez les exégètes musulmans. Ces derniers l’identifièrent au grand prêtre Esdras, au prophète Ézéchiel ou bien encore à Khidr, le mystérieux personnage apparaissant dans la sourate 181. La présence d’opinions contradictoires, et l’incapacité des exégètes à identifier correctement l’homme mentionné dans le verset, illustrent à merveille un phénomène sur lequel insistent beaucoup les historiens, à savoir le fait qu’il existe une rupture dans la transmission du Coran, expliquant qu’une grande partie de son sens a été perdue en cours de route. Une autre illustration du phénomène concerne le personnage de Luqman, mentionné dans la sourate 31, que les exégètes ne sont pas parvenus à identifier, mais que la recherche historico-critique rattache à la figure du sage Ahiqar2. Deuxièmement, quel est le « village désert et dévasté » dont parle le Coran ? Là encore, le texte demeure extrêmement vague, ouvrant la voie aux spéculations exégétiques. Il est toutefois possible de répondre à ces deux questions, à condition d’identifier la source du récit coranique.
Le sommeil miraculeux
Avant d’en venir à la source, il convient de revenir sur le miracle rapporté par le texte coranique, à savoir le sommeil dans lequel fut plongé le personnage anonyme, qui dura non moins de cent ans. Dans l’Antiquité, de nombreuses légendes ont rapporté des exploits similaires. Dans ses Physiques, Aristote cite un exemple qui se produirait en Sardaigne. En Grèce, le poète Épiménide est réputé avoir dormi pendant 57 ans dans une grotte. Le récit de « héros dormants » le plus célèbre est sans aucun doute celui des Dormants d’Éphèse, qui raconte comment plusieurs jeunes chrétiens, cherchant à fuir les persécutions païennes, trouvèrent refuge dans une caverne où ils dormirent pendant une très longue période (généralement plusieurs siècles). Le lecteur attentif aura bien sûr reconnu ici un autre mythe relaté dans le Coran, celui des « Compagnons de la Caverne », dans la sourate 18, qui tire son origine de la légende chrétienne. Nous en avons déjà longuement discuté dans une publication précédente, et point n’est besoin d’y revenir3. Il est d’ailleurs intéressant de noter dans tous ces exemples qu’à leur réveil, les protagonistes n’ont pas conscience de s’être endormis durant une si longue période. Cela constitue un point commun notable avec le personnage qui nous occupe.
La légende d’Abimélec
Venons-en maintenant à une autre légende de ce genre, qui figure dans les Paralipomènes de Jérémie (également connues sous le nom de 4 Baruch), un texte apocryphe écrit par un (ou plusieurs) auteur(s) judéo-chrétien(s) du 2e siècle4. Le texte mentionne un certain Abimélec, qui n’est autre que l’Éthiopien Ébed Mélec qui sauva le prophète Jérémie (voir Jérémie 38 : 7-13). Le texte raconte tout d’abord la destruction de Jérusalem par les Chaldéens, à laquelle Abimélec assiste impuissant. Le récit se poursuit ainsi :
Abimélec, quant à lui, a pris les figues sous un soleil brûlant, alors quand il a trouvé un arbre, il s’est assis sous son ombre pour se reposer un peu. Et quand il posa sa tête sur le panier de figues, il s’endormit, s’endormant pendant soixante-six ans sans se réveiller de son sommeil. Et puis, se levant de son sommeil, il a dit : « J’ai dormi à l’aise pendant un moment, mais ma tête est lourde parce que je n’ai pas été satisfait de mon sommeil. » Puis, découvrant le panier de figues, il les trouva distillant du lait. Et il dit : « J’aimerais dormir encore un peu, parce que ma tête est lourde ; mais j’ai peur de m’endormir et de me réveiller tard et que mon père Jérémie me méprise […]. Il se leva donc, prit le panier de figues, le jeta sur ses épaules et se dirigea vers Jérusalem, mais il ne la reconnut pas, — ni sa maison, ni sa propre place —, ni ne trouva sa propre famille, ni aucune de ses connaissances.
Comme on peut le voir, il existe de nombreuses similarités avec le récit coranique5. Premièrement, le héros s’endort pendant une très longue période. Le texte ne s’accorde pas exactement avec le Coran sur la durée exacte (66 ans vs 100 ans), mais cela relève à vrai dire du détail. Le point important étant ici que dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un type de sommeil qu’on peut qualifier de miraculeux. Deuxièmement, le protagoniste se réveille sans avoir conscience de s’être endormi pour une si longue période. Le Coran fait dire au héros : « Je suis resté un jour, ou une partie d’une journée. » De façon similaire, Abimélec, qui se plaint d’un mauvais sommeil, voudrait se rendormir encore mais craint de se réveiller tard. Un autre détail frappant concerne les fruits que le héros avait laissés avant de s’endormir, et qui, malgré les années, est demeurés intacts. Le Coran mentionne en effet la « nourriture » qui n’a pas pourri, ce qui correspond précisément aux figues « distillant du lait » mentionnées dans l’histoire d’Abimélec.
Il est désormais possible de revenir aux questions que nous avions laissées en suspens. On connait maintenant l’identité de l’homme mentionné dans le Coran : il s’agit de toute évidence d’Abimélec, dont l’histoire est trop fortement comparable à celle du texte coranique pour que cela soit le fruit d’une simple coïncidence. Cela permet du même coup de répondre à la seconde question concernant le « village désert et dévasté ». Le lieu fait référence à Jérusalem, où réside le héros Abimélec, et qui fut bel et bien dévasté par les Chaldéens. Par cet exemple, nous voyons que l’approche historico-critique est souvent plus pertinente que les approches islamiques traditionnelles pour comprendre le Coran. Nous avons constaté précédemment que les exégètes musulmans n’étaient pas parvenus à identifier correctement l’identité du personnage mentionné dans la sourate 2.
On remarquera par ailleurs une différence entre le récit coranique et les Paralipomènes de Jérémie. Le Coran mentionne en effet l’âne du héros, dont il ne reste que les ossements. Or, ce détail narratif n’apparait pas dans le texte sur Abimélec. Bien sûr, cela n’invalide pas le fait que ce dernier constitue la source (directe ou indirecte) du récit coranique. Il est important de rappeler ici que les rédacteurs du Coran se contentent rarement de reprendre tels quels les textes et légendes dont ils avaient connaissance. Bien souvent, ils n’hésitent pas au contraire à transformer ces différents récits en y ajoutant (ou supprimant) certains détails, et à les adapter à leur propre agenda. Le Coran apparait ainsi comme une forme de « bricolage », au sens de Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire comme un texte construit à partir de divers éléments recyclés de son environnement6. En l’occurrence, la mention des ossements de l’âne permet aux rédacteurs de la sourate 2 de prouver de manière astucieuse la résurrection des corps. De la même manière que le village dévasté (= Jérusalem) renaitra, les ossements reprendront vie à nouveau : « Nous les assemblons et les revêtons de chair ». Comme l’a remarqué Gabriel S. Reynolds, la revitalisation des ossements évoquée par le Coran fait très fortement penser à la vision du prophète Ézéchiel d’« une vallée remplie d’ossements »7. Nous lisons en effet :
La main de l’Éternel fut sur moi, et l’Éternel me transporta en esprit, et me déposa dans le milieu d’une vallée remplie d’ossements. […] Il me dit: Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre ? Je répondis : Seigneur Éternel, tu le sais. Il me dit : Prophétise sur ces os, et dis-leur : […] Voici, je vais faire entrer en vous un esprit, et vous vivrez ; je vous donnerai des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, je vous couvrirai de peau, je mettrai en vous un esprit, et vous vivrez. Et vous saurez que je suis l’Éternel (Ézéchiel 37 : 1-6).
Il est en effet question ici des ossements que Dieu fait revivre en les revêtant de chair et de peau. Autrement dit, le passage évoque la résurrection des corps, qui est aussi le thème mis en avant dans le récit coranique. Celui-ci apparait in fine comme une sorte de combinaison entre divers textes apocryphes et bibliques. Cela permet de montrer que le Coran doit être lu à la lumière des écrits qui l’ont précédé, plutôt qu’à l’aide de l’exégèse islamique traditionnelle qui lui est postérieure de plusieurs siècles.
Références
1↑ Seyyed Hossein Nasr et al., The Study Quran. A New Translation and Commentary, HarperOne, 2015, pp. 226-227.
2↑ Voir notre article « Qui est Luqman ? » accessible à l’adresse suivante : https://al-kalam.fr/le-coran/les-sources-du-coran/qui-est-luqman/
3↑ Le lecteur intéressé pourra consulter notre article « Les Compagnons de la Caverne » : https://al-kalam.fr/le-coran/les-sources-du-coran/les-compagnons-de-la-caverne/
4↑ Marc Philonenko, « Simples observations sur les paralipomènes de Jérémie », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, vol. 76 (2), pp. 157-177.
5↑ Gabriel Said Reynolds, The Qur’an and the Bible. Text and Commentary, Yale University Press, 2018, pp. 101-102.
6↑ Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962.
7↑ Gabriel S. Reynolds, op. cit., p. 102.