LA GÉNÉALOGIE DU PROPHÈTE
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Introduction
La généalogie de Muhammad est un thème qui a fait couler beaucoup d’encre chez les historiographes musulmans, et alimente les débats interreligieux encore de nos jours. Il faut dire que le sujet est d’importance. En effet, selon la tradition islamique, Muhammad appartiendrait à la grande famille des prophètes bibliques, à travers la figure d’Abraham, et d’Ismaël, son fils, posé comme l’ancêtre des Arabes. La noblesse de la lignée de Muhammad devient alors une preuve de sa prophétie. Dans la Bible, Dieu annonce en effet qu’il fera d’Ismaël « une grande nation » (Genèse 17 : 20), qui, selon le prisme islamique, anticiperait la venue de la religion musulmane. La question de la véracité de la prophétie de Muhammad et de son annonce supposée dans les textes bibliques est de nature théologique et intéresse peu l’historien. En revanche, ce dernier peut s’interroger sur l’historicité de la généalogie qu’on attribue au Prophète. D’un point de vue strictement historique, est-il plausible que Muhammad soit issu d’une telle lignée ? Dans le cas contraire, pour quelle(s) raison(s) les historiographes musulmans auraient-ils insisté sur l’origine ismaélienne du Prophète ? Que peut-on réellement savoir sur les ancêtres de Muhammad, et sur sa tribu supposée, les Quraysh ? Cet article vise à faire le point sur ces questions à la lumière des développements les plus récents de la recherche.
Une généalogie mythique ?
Les grands personnages de l’Antiquité, tels que les rois et les prophètes, tiraient souvent leur légitimité de leur lignage, que celui-ci soit réel ou imaginaire. Dans les sociétés anciennes, la généalogie pouvait servir ainsi d’instrument politique : « les généalogies ont presque toujours pour fonction d’accréditer des prétentions, surtout de type dynastique. La guerre de Cent Ans a été occasionnée par des bouleversements généalogiques de la famille royale de France dus à l’exhumation d’une vieille loi salique. Descendre, c’est prétendre »1. Pour appuyer ses prétentions au trône ou à des fonctions sacrées, on n’hésitait pas à se réclamer de glorieux ancêtres plus ou moins légendaires. On parle alors de « généalogies mythiques », qui sont connues dans toutes les cultures2. Évidemment, l’islam ne fit pas exception. Cependant, contrairement à la Bible, qui contient de nombreuses notices généalogiques sur les prophètes, « le Coran ne fournit aucun ‘‘arbre généalogique’’ de Muhammad ; il ne nomme ni ses parents, ni ses grands-parents, ni son clan, ni sa lignée tribale. Le Coran mentionne toutefois une entité appelée Quraysh, que la tradition historique a identifiée comme la tribu de Muhammad, bien que le texte lui-même ne la désigne pas de manière évidente comme une tribu »3.
Si la généalogie du Prophète est absente du Coran, elle a donné lieu chez les historiographes musulmans à une abondante littérature appelée ‘ilm al-nasab (littéralement : science du lignage). Celle-ci fait remonter la lignée de Muhammad à une série « d’ancêtres mythiques »4 qui passe notamment par Adnân, présenté comme l’ancêtre des Arabes du Nord, puis Ismaël, Abraham, et enfin Adam. La lignée prophétique fonctionne ainsi comme « un discours d’autorité »5 visant à ancrer Muhammad dans une chaine des prophètes dont il représente le dernier maillon. Ce n’est sans doute pas par hasard si Ibn Ishâq (m. 767) fait débuter sa Sîra par la généalogie Muhammad, peut-être en imitation de l’Évangile de Matthieu qui débute par le lignage de Jésus. Ibn Ishâq nous transmet l’arbre généalogique suivant :
Muhammad était le fis de ʿAbd Allâh, fils de ʿAbd al-Muttalib, fils de Hâshim, fils de ʿAbd al-Manaf, fils de Qusayy, fils de Kilâb, fils de Murra, fils de Kaʿb, fils de Luʾayy, fils de Ghââlib, fils de Fihr, fils de Mâlik, fils de al-Nadr, fils de Kinâna, fils de Khuzayma, fils de Mudrika, fils de Ilyâs, fils de Mudar, fils de Nizâr, fils de Maʿadd, fils de ʿAdnân, fils de Udd, fils de Muqawwim, fils de Nâhur, fils de Tayrah, fils de Yaʿrub, fils de Yashjub, fils de Nâbit, fils d’Ismaël, fils d’Abraham, fils de Târiḥ (qui est Azar), fils de Nâhur, fils de Sârûgh, fils de Râʿû, fils de Fâlikh, fils de ʿAybar, fils de Shâlîkh, fils de Arfakhshadh, fils de Sâm, fils de Noé, fils de Lâmk, fils de Mattûshalakh, fils de Akhnûkh, fils de Yard, fils de Mahlîl, fils de Qaynan, fils de Yânish, fils de Shîth, fils d’Adam6.
Sans grande surprise, l’arbre généalogique de Muhammad est considéré par les historiens comme étant « largement un mythe »7. Un examen des plus sommaires suffit à en relever les incohérences. Par exemple, Abraham est présenté comme l’ancêtre de la trentième génération de Muhammad, ce qui en ferait quasiment un contemporain de Jésus, alors qu’il est supposé avoir vécu plusieurs milliers d’années avant. Adam et Muhammad sont séparés d’environ cinquante générations, ce qui impliquerait que l’espèce humaine est beaucoup plus jeune qu’on ne le pensait… Évidemment, les historiographes musulmans se souciaient beaucoup moins de l’histoire que de répondre à des considérations d’ordre apologétique. Soulignons par ailleurs que l’ascendance ismaélienne du Prophète ne fit pas toujours l’unanimité parmi les savants de l’islam. L’historiographe Ibn Saʿd (m. 845) affirme ainsi que lorsque Muhammad énonça son lignage, il s’arrêta plusieurs générations avant Ismaël. Al Masʿudi (m. 956) rapporte une tradition similaire selon laquelle le Prophète aurait interdit aux musulmans de retracer sa généalogie après Maʿadd, qui se situe neuf générations avant Ismaël. Le traditionniste al-Bayhaqi (m. 1066), qui compte parmi les grands théologiens de l’islam, considérait les généalogies prophétiques qui remontent à Ismaël comme étant fausses8.
Les doutes de ces historiographes étaient fondés. De nombreuses études de psychologie clinique ont montré que la mémoire humaine est beaucoup plus faillible qu’on ne le pense. La majorité des informations sont oubliées dans les minutes qui suivent leur acquisition, et sont soumises à des distorsions souvent importantes9. Les souvenirs sont donc très malléables et en permanence reconstruits par le cerveau. Dans La mémoire culturelle, Jan Assman a montré que la mémoire collective est toujours une reconstruction imaginée du passé : « Aucune mémoire n’est à même de conserver le passé en tant que tel ; elle n’en retient que ce qu’à toute époque la société, travaillant sur ses cadres actuels, peut reconstruire »10. La connaissance historique remonte rarement au-delà de quelques générations (environ quatre-vingts ans).
Ainsi, concernant la généalogie du Prophète, les derniers maillons correspondant aux générations les plus proches peuvent être considérés comme à peu près sûrs11. En revanche, les maillons plus anciens ont toutes les chances d’être de pures fictions. Ces données sont confirmées par les travaux d’ethnologie portant sur les tribus bédouines contemporaines. Dans son étude sur les Bédouins de la Cyrénaïque (à l’est de la Libye), Emrys Peters a retranscrit en détail les lignées de quatre tribus. Il constate qu’à partir de la cinquième génération, l’information devient plus incertaine, les membres des tribus ne s’accordant plus sur les noms de leurs ancêtres. Dans de nombreuses sociétés, les lignages sont en réalité très malléables et servent à « expliquer le présent » en manipulant le passé12. Au début du 20e siècle, chez les Gonjas (au nord du Ghana), le mythe de la création impliquait un père fondateur et ses sept fils – lesquels correspondaient aux sept tribus des Gonjas. En 1960, cependant, deux des tribus avaient disparu – le mythe fut réadapté en ne mentionnant plus que cinq fils13. Chez les Tiv, un peuple d’Afrique de l’Ouest, une dispute éclata contre une tribu rivale. Afin de calmer le jeu, les anciens dirent aux plus jeunes : « Nous n’irons pas nous battre contre les Uges, et ils ne viendront pas nous combattre, car nous sommes tous deux les fils d’Ikor ». Évidemment, personne n’avait la moindre idée de qui était ce fameux Ikor, présenté comme le père fondateur des deux tribus. Ce qui importait avant tout, c’était de résoudre un conflit présent en invoquant un passé mythique. Les travaux de William Lancaster et Andrew Shryock, qui portent sur les tribus bédouines de Jordanie, attestent du même phénomène. Les lignages sont fabriqués et manipulés pour répondre à des besoins et des intérêts contemporains14. Lancaster résume ainsi : « Nous considérons qu’une généalogie débute dans le passé et se prolonge jusqu’à nous ; les Rwala, la voient partant du présent et remontant dans le passé. […] À leurs yeux, l’objet principal d’une généalogie est de fournir un cadre de légitimation des relations politiques présentes entre les groupes »15. Partant de ce constat, Peter Webb note également ceci :
Au lieu d’indiquer des liens de sang anciens, ils [les lignages, ndlr] construisent un sentiment d’appartenance à des groupes d’intérêts politiques/économiques contemporains en générant une fiction consensuelle de relations de parenté passées. Les supposés ancêtres tribaux sont peu susceptibles d’avoir jamais réellement existé, il existe un fossé de nombreuses générations dans la généalogie mémorisée entre les ancêtres immédiats d’un individu et les prétendus « pères fondateurs » de sa tribu, et les groupes de parenté pouvaient tout aussi bien se former selon des lignées matrilinéaires que patrilinéaires16.
Le processus d’écriture et de fabrication de la généalogie du Prophète n’a pas échappé à ces phénomènes. Hicham ibn al-Kalbi (m. 819), auteur d’un des plus vastes corpus généalogiques, admettait mentir dans ses livres pour servir des intérêts divers17. Les historiographes musulmans ont fabriqué la généalogie de Muhammad pour répondre à des intérêts qui leur étaient propres : faire du Prophète de l’islam le dernier des prophètes envoyés par Dieu, en l’inscrivant dans la généalogie biblique à travers la figure d’Ismaël. En tout état de cause, en dehors des premières générations qui l’ont précédé, nous ne savons pas qui étaient les ancêtres de Muhammad, et nous ne le saurons probablement jamais.
Ismaël et Muhammad
L’origine ismaélienne des Arabes et de Muhammad en particulier procède de ces généalogies mythiques dont nous avons parlé. Mais il demeure intéressant de se demander pourquoi le choix d’une figure ancestrale s’est porté sur Ismaël. En effet, on ne peut pas dire que le nom d’Ismaël allait de soi. Il s’agit après tout d’un personnage controversé : la Bible le compare à « un âne sauvage » (Genèse 16 : 12), et informe que Dieu l’a exclu de Son alliance au profit de son frère Isaac (Genèse 17 : 21). Dans la littérature juive et chrétienne, Ismaël et ses descendants sont le plus souvent décrits en termes négatifs. En particulier, les accusations d’idolâtrie, de conduite immorale et de rapine reviennent régulièrement18. En outre les Arabes préislamiques ne se réclamaient d’aucune lignée remontant à Abraham ou Ismaël. En se basant sur l’onomastique et les inscriptions, René Dagorn conclut à « l’inexistence absolue et radicale dans la tradition arabe pré-islamique, des personnages d’Ismaël, d’Agar sa mère, et même d’Abraham »19. Même dans le Coran, Ismaël apparait comme une figure mineure, son nom étant cité à seulement douze reprises, beaucoup moins que Moïse (136 fois), Abraham (69 fois), Noé (43 fois) ou Adam (25 fois). De plus, le texte n’établit aucun lien de parenté entre les Arabes et Ismaël, pas plus qu’il ne décrit ce dernier comme l’ancêtre de Muhammad. En outre, comme l’a montré Peter Webb, les notions de peuple et d’identité arabe n’existaient pas avant l’islam20. Les habitants de la péninsule arabique ne s’identifiaient pas comme un seul peuple, descendant d’une lignée à laquelle chacun se rattachait. Enfin, dans les sources de l’Antiquité, l’« Arabie » et les « Arabes » renvoient souvent à des réalités différentes21. Par conséquent, toute prétention de reconstruire une prétendue généalogie des Arabes parait fantaisiste.
Cela étant, l’identification des Arabes comme descendants d’Ismaël n’est pas une invention islamique. L’idée émerge en effet au 1er siècle de notre ère. Elle est attestée pour la première fois chez l’écrivain juif Flavius Josèphe (m. 100), et reprise après lui par de nombreux auteurs juifs et chrétiens. Dans les chroniques du 7e siècle, les conquérants arabes sont appelés les « Ismaélites » ou « Hagariens » (du nom de Hagar, la mère d’Ismaël). C’est donc au contact des populations juives et chrétiennes, lesquelles identifiaient leurs nouveaux maitres comme les descendants d’Ismaël, que l’ascendance ismaélienne du Prophète – et des Arabes en général – fut affirmée, adoptée puis intégrée dans la mémoire collective. Il est important de souligner néanmoins qu’une telle prétention ne repose sur aucune réalité historique, et encore moins biologique. Il s’agit du produit de l’historiographie musulmane postérieure, dont l’objectif est alors d’inscrire Muhammad dans la lignée des prophètes bibliques, et ainsi affirmer sa légitimité à la prophétie. À ce titre, Jacqueline Chabbi parle du « rapt de la figure abrahamique »22 que la légende fait voyager, avec son fils Ismaël, jusqu’à La Mecque.
Les Quraysh
Selon les données traditionnelles, Muhammad appartenait à la tribu des Quraysh. En dehors des sources musulmanes, nous ne possédons sur celle-ci que peu d’informations. Son nom est mentionné une seule fois dans le Coran, à la sourate 106. Cependant, le texte de la sourate, qui ne semble pas avoir été préservé dans son intégralité, a posé de nombreux problèmes d’interprétation, aussi bien aux commentateurs musulmans qu’aux historiens modernes. Comme le verset 2 évoque « la caravane d’hiver et d’été », certains ont suggéré d’y voir une allusion aux voyages effectués par la caravane marchande des Quraysh. Mais cette interprétation est sans doute un peu trop dépendante du narratif islamique qui attribue aux habitants de La Mecque un rôle important dans le commerce international à l’époque préislamique. Or, ce rôle prétendu a été largement récusé par la recherche (voir ci-dessous), ouvrant la voie à d’autres hypothèses concernant la signification de la sourate 10623. Alfred-Louis de Prémare commente ainsi : « Au vu de la littérature abondante et contradictoire suscitée par ce fragment énigmatique, on ne peut prétendre connaître de façon assurée ce dont il parle exactement, mais seulement s’accorder à dire qu’il est ancien »24. En tout état de cause, la seule occurrence coranique de Quraysh ne nous offre aucun renseignement tangible sur l’histoire de la tribu.
Une autre piste réside dans un texte composé au 5e siècle par le théologien syrien Narsaï (m. 502), qui évoque les raids orchestrés par des tribus arabes dans la région de Beth Arabaye (qui se trouve dans l’actuel Irak) : « Le raid des fils de Hagar fut plus cruel même que la famine. […] Déplorons la tendance infecte des fils de Hagar et en particulier de la tribu des Quraysh qui sont comme des animaux »25. Comme on le voit, Narsaï semble mentionner, au détour d’une homélie, la tribu des Quraysh. Notons cependant qu’en syriaque, les lettres r (ܪ) et d (ܕ) sont très proches, ce qui a pu pousser un copiste ultérieur à l’erreur. Ainsi, il est possible que le texte désignait à l’origine Qadîsh et non Quraysh26. En écartant l’hypothèse d’une erreur de copiste, on aurait ici la première mention de la tribu des Quraysh – et la seule avant l’islam. Plus important encore, le texte de Narsaï suggère que le foyer des Quraysh se situerait sur la côte orientale de l’Arabie. L’information aura de quoi surprendre, sachant que les Quraysh seront plus tard étroitement associés à La Mecque. Pourtant, les sources islamiques elles-mêmes affirment que la tribu serait originaire de Syrie, avant d’émigrer à La Mecque quelques générations avant Muhammad27. L’origine syrienne de la tribu des Quraysh se vérifie également par son étymologie, qui proviendrait de l’arabe qarsh, « requin »28 – un animal que l’on a plus de chances de retrouver sur les rives de la Méditerranée qu’à La Mecque. Plus récemment, Christoph Luxenberg a rapproché le nom de Quraysh de son équivalent syriaque qarîshê, qui signifie « regroupés » ou « confédérés ». Selon Luxenberg, il désignait à l’origine un ensemble de tribus arabes christianisées (ou en voie de l’être) venues en Arabie depuis la Syrie29. Quoi qu’il en soit de toutes ces hypothèses, on peut tenir pour acquis le fait que le foyer ancestral des Quraysh se situe dans la région de Syrie-Palestine30.
En dehors de quelques maigres indications sur leur provenance géographique, il est difficile de savoir quoi que ce soit concernant les Quraysh. Les sources arabo-musulmanes décrivent la tribu de Muhammad en des termes souvent hyperboliques. Ibn Ishâq, par exemple, affirme que « les Quraysh étaient considérés comme des guides pour les hommes, leur voie de salut, les gens de la Demeure sacrée et les purs descendants d’Ismaël fils d’Abraham, sur eux deux le salut d’Allâh. Les principales tribus arabes ne contestaient pas ce fait »31. Leur domination sur les autres tribus d’Arabie était non seulement de nature religieuse, à travers le rayonnement de la Ka’ba, mais également économique, grâce au commerce international, dont La Mecque aurait été un épicentre. Or, il est désormais acquis qu’il en fut tout autrement. S’il est probable que les Quraysh aient participé à des échanges commerciaux à un niveau local, leur rôle économique a été très largement surestimé par les historiographes musulmans, et même par l’orientalisme des 19e et 20e siècles. Il semble qu’à l’époque de Muhammad, La Mecque n’ait été qu’une petite bourgade de quelques centaines d’habitants32. Comme l’avait déjà bien noté Patricia Crone, « de Quraysh et de leur centre de commerce, on ne trouve aucune mention, que ce soit en grec, en latin, en syriaque, en araméen, en copte ou dans une autre littérature composée en dehors de l’Arabie avant l’époque des conquêtes. Ce silence est frappant et significatif »33. Autrement dit, nous avons clairement affaire ici à une réécriture de l’histoire de la part des historiographes musulmans. Aomar Hannouz écrit à ce propos :
En réalité, la tradition musulmane a survalorisé la notoriété et la puissance de Quraysh. […] Ainsi, les Omeyyades ont produit une historiographie dans laquelle la tribu de Quraysh jouait un rôle central en Arabie et dont la noblesse et la puissance étaient reconnues par l’ensemble des tribus arabes avant l’avènement de l’islam. Dès lors, la cité de La Mecque, avec son sanctuaire, devait être une métropole commerciale et un centre de pèlerinage qui attirait l’ensemble du trafic caravanier qui circulait dans la péninsule. Mais cela doit aussi être mis en lien avec l’élaboration de l’hagiographie de Muḥammad en tant que sceau des prophètes. S’il fut choisi par Dieu pour transmettre Son message, il ne pouvait appartenir qu’à une tribu de noble ascendance, et qui remonte à l’ancêtre de tous les prophètes, en l’occurrence Abraham. En effet, dans la Sīra d’Ibn Isḥāq, on constate que la valorisation de Quraysh passe souvent par le fait qu’ils sont de purs descendants d’Ismaël34.
La lignée des Quraysh est parsemée de personnages emblématiques, qui occupent une place particulière dans la légende des origines. Dans les pages qui suivent, on s’attardera sur quelques-uns de ces personnages.
Qusayy, le père fondateur
Selon la tradition islamique, Qusayy b. Kilâb, ancêtre de cinquième génération de Muhammad, fut le premier membre de Quraysh à s’installer à La Mecque. Son père, Kilâb, meurt peu de temps après sa naissance. Sa mère se remarie et s’installe avec lui dans le nord de la péninsule parmi la tribu de son nouveau mari. Une fois adulte, Qusayy découvre sa véritable identité et décide de s’établir à La Mecque. Là, il épouse la fille de Hulayl, qui était alors gardien de la Ka’ba. Avec d’autres de son clan, il parvient à évincer la tribu des Khuzâ’a, originaire du Yémen, qui régnait sur la ville. Qusayy devient rapidement le nouveau maitre de La Mecque et rétablit le culte autour du sanctuaire dont il a désormais la garde.
Évidemment, il ne s’agit pas là d’un compte-rendu historique, mais d’une reconstruction légendaire du passé. Qusayy est en effet dépeint sous les traits du héros antique : d’ascendance noble, il grandit loin de sa terre natale et sans figure paternelle. À sa majorité, il retourne dans la ville de ses ancêtres, où il épouse la fille du chef, fédère les siens pour conquérir la cité et rétablit le vrai culte. À ce titre, Qusayy est comparable à ce que furent Thésée pour Athènes et Romulus pour Rome35. Brannon Wheeler note également que « de nombreuses sources décrivent Qusayy en des termes qui font non seulement écho aux anciens rois du Proche-Orient, mais aussi à d’autres figures mythiques telles que l’Atlas grec ou le roi iranien Oshahanj, qui, selon al-Ṭabari, fut le premier à construire des bâtiments, des mosquées et les cités de Babylone et de Suse »36. Compte tenu du matériel légendaire entourant le personnage historique lui-même, il est pratiquement impossible de déterminer qui était véritablement Qusayy, ni quel rôle il a pu jouer dans l’établissement des Quraysh à La Mecque – à supposer qu’il ait eu le moindre rôle. Peut-être la seule information que l’on peut tenir pour à peu près sûre est son origine nabatéenne. Le nom de Qusayy est en effet attesté dans les inscriptions retrouvées dans l’ancien royaume nabatéen au début du 20e siècle37.
ʿAbd al-Muttalib
ʿAbd al-Muttalib, le grand-père paternel de Muhammad, est crédité par la tradition musulmane d’un rôle de premier plan dans le « plan divin ». Tout d’abord, il aurait tenu tête à Abraha, le roi du Yémen qui, selon les sources islamiques, avait tenté de conquérir La Mecque et de détruire la Ka’ba à l’aide d’un ou plusieurs éléphant(s). L’expédition d’Abraha aurait eu lieu durant l’année de l’Éléphant, en 570, qui correspond également à l’année de naissance de Muhammad. On rappellera cependant qu’à ce jour, aucune preuve ne permet de confirmer la réalité de l’expédition, dont l’historicité est à tout le moins douteuse. Que les récits se réfèrent ou non à un événement réel, ce qui nous intéresse ici est la place qu’y occupe ʿAbd al-Muttalib.
Comme l’a bien remarqué Alfred-Louis de Prémare, il « est à la fois le héros et le pivot, préparant la venue de Muhammad »38. Les sources relatent par exemple qu’au moment de l’attaque, il serait resté seul devant la Ka’ba, invoquant la protection divine, alors que les Quraysh l’avaient abandonnée à l’ennemi. ʿAbd al-Muttalib est également associé à la redécouverte du puits de Zamzam. C’est au travers d’un rêve qu’il aurait reçu le commandement de creuser le puits : « Creuse Zamzam. Si tu la déterres, tu ne le regretteras pas. C’est l’héritage de ton ancêtre le plus vénéré, elle ne tarira jamais et ne sera point blâmée »39. L’islam, en cela héritier des traditions proche-orientales, considère le rêve comme un moyen de communication entre la divinité et les hommes40. Ainsi, ʿAbd al-Muttalib se voit investi d’une mission divine, qui participe de la légitimation du Prophète. Par ailleurs, les sources islamiques insistent sur la beauté physique de ʿAbd al-Muttalib – comme elles le feront plus tard sur celle de Muhammad, décrit comme « le plus beau des hommes »41. Aomar Hannouz explique que :
Durant l’Antiquité, la beauté est un motif littéraire qui désigne une personne prédestinée, ou étant apte à la fonction royale. Dans le poa [Proche-Orient ancien, ndlr], la parfaite beauté du corps et l’insoutenable éclat qui s’en dégage, jusqu’à provoquer la fuite de l’ennemi, sont des attributs royaux. Cela est le cas de ʿAbd al-Muṭṭalib. Abraha est déstabilisé par son éclat au point d’être obligé de s’asseoir à même le sol. On a l’impression qu’il vient d’être détrôné au profit de ʿAbd al-Muṭ ṭalib. Ce dernier est de la sorte mis sur un pied d’égalité avec les souverains de son temps42.
Un autre épisode important de la vie de ʿAbd al-Muttalib concerne son vœu de sacrifier l’un de ses fils : « S’il engendre dix hommes, et qu’ils atteignent l’âge adulte de son vivant afin de le défendre, il immolera l’un d’entre eux près de la Kaʿba, en sacrifice à Allâh le Très-Haut »43. À la naissance de son dixième fils, ʿAbd al-Muttalib voulut honorer son engagement. Il se rendit pour cela dans la Ka’ba pour procéder au tirage au sort de sa victime, à l’issue duquel ʿAbd Allâh fut désigné. Comme le souligne Hannouz, « le fait aussi que le tirage au sort se produit à l’intérieur de la Kaʿba participe au sentiment que le rituel est patronné par Dieu, et que le résultat de la sélection est de Son fait »44. Finalement, la vie du jeune ʿAbd Allâh est épargnée grâce aux supplications de son père ou à l’intervention d’un tiers (les versions divergent sur ce point). On a souvent considéré ce récit comme une réécriture du sacrifice d’Abraham. Dans la Bible, en effet, Dieu commande au patriarche de sacrifier son fils Isaac afin d’éprouver sa foi, avant l’intervention d’un ange qui l’empêche de passer à l’acte (Genèse 22). Hannouz montre cependant que le sacrifice de ʿAbd al-Muttalib vient s’inscrire dans un cadre mythique plus large : celui du sacrifice du fils bien aimé, dont la littérature proche-orientale et biblique offre de nombreux exemples :
Le thème de la mort et de la résurrection du fils bien-aimé offre un outil narratif puissant qui permet de légitimer un individu ou un groupe ethnique. D’une certaine manière, le salut de l’ensemble du groupe, son futur, dépend de l’exposition de leur membre le plus cher, le fils bien-aimé, à la mort. En tant que motif narratif, il explicite une relation intime, autre que biologique, entre une divinité et un fils bien-aimé. De la sorte, le fils devient aussi le bien-aimé de Dieu. La préférence que lui portait son père, ou son groupe ethnique, n’était pas arbitraire, mais le signe d’une grâce mystérieuse. Sa restitution/délivrance le transforme en un don divin pour son père et pour son groupe d’appartenance. Le fils ressuscité représente ainsi l’élection d’un groupe ethnique ou d’une communauté. Le récit du sacrifice substitué, ou du retour/délivrance du fils bien-aimé, crée une relation fondatrice entre un groupe humain et sa divinité45.
Dans cette perspective, la désignation de ʿAbd Allâh, « fils bien-aimé » de ʿAbd al-Muttalib et futur père du Prophète, ne tient pas du hasard. Elle vise à renforcer le statut spécial de ʿAbd Allâh, son élection divine. La figure de ʿAbd al-Muttalib, telle qu’elle ressort des historiographies musulmanes, relève de la construction légendaire. Celle-ci vise à présenter le grand-père du Prophète comme un personnage d’exception, investi de la grâce divine, et préparant le terrain à la venue de Muhammad. Le portrait mythique de ʿAbd al-Muttalib reprend ainsi les motifs et les thèmes récurrents des héros et des rois proche-orientaux. Si ce discours vise à asseoir la légitimité prophétique de Muhammad, il est aussi « au service des premiers califes abbassides qui, à travers ʿAbd al-Muttalib, déploient une rhétorique de défense et de justification de leur droit exclusif au califat »46.
Références
1↑ Renaud Silly (éd.), Dictionnaire Jésus, Bouquins, 2021, p. 654.
2↑ Jean-Loïc Le Quellec & Bernard Sergent, Dictionnaire critique de mythologie, CNRS Éditions, 2017, p. 1399.
3↑ Michael Muhammad Knight, Muhammad’s Body: Baraka Networks and the Prophetic Assemblage, The University of North Carolina Press, 2020, p. 31.
4↑ Ilkka Lindstedt, Muhammad and His Followers in Context: The Religious Map of Late Antique Arabia, 2023, p. 136.
5↑ Michael Muhammad Knight, Muhammad’s Body, op. cit., p. 31.
6↑ Alfred Guillaume, The Life of Muhammad, Oxford University Press, 1998, p. 3.
7↑ Daniel Martin Varisco, « Metaphors and Sacred History: The Genealogy of Muhammad and the Arab ‘‘Tribe’’ », Anthropological Quarterly, vol. 68 (3), 1995, p. 145.
8↑ Ayman S. Ibrahim, A Concise Guide to the Life of Muhammad. Answering Thirty Key Questions, BakerAcademic, 2022, p. 28.
9↑ Frederic C. Bartlett, Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology, Cambridge University Press, 1932.
10↑ Jan Assmann, La mémoire culturelle, Aubier, 2010, p. 37.
11↑ Majied Robinson, Marriage in the Tribe of Muhammad, De Gruyter, 2020, p. 24.
12↑ Ibid, p. 22.
13↑ Ruth Finnegan, « A Note on Oral Tradition and Historical Evidence », History and Theory, vol. 9 (2), 1970, p. 201.
14↑ William Lancaster, The Rwala Bedouin Today, Cambridge University Press, 1981 ; Andrew Shryock, Nationalism and Genealogical Imagination, University of California Press, 1997.
15↑ William Lancaster, op. cit., p. 151.
16↑ Peter Webb, Imagining the Arabs, Edinburgh University Press, 2016, p. 196.
17↑ Majied Robinson, op. cit. p. 20.
18↑ Mohsen Goudarzi, « The Ascent of Ishmael », Arabica, vol. 66, 2019, pp. 439-451.
19↑ René Dagorn, La geste d’Ismaël, Droz, 1981, p. 377.
20↑ Peter Webb, op. cit., pp. 23–109.
21↑ Ilkka Lindstedt, op. cit., p. 138.
22↑ Jacqueline Chabbi, Le Coran décrypté, Lexio, 2014, p. 323.
23↑ Paul Neuenkirchen, in Amir-Moezzi & Dye (éds.), Le Coran des historiens, Le Cerf, 2019, vol. 2b, pp. 2229–2239.
24↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, Seuil, 2002, p. 69.
25↑ Édouard-Marie Gallez, Le messie et son prophète, vol. 2, 2005, p. 135.
26↑ Alphonse Mingana, Leaves from three Ancient Kur’âns, Cambridge, 1914, p. XIII.
27↑ Alfred-Louis de Prémare, op. cit., p. 59.
28↑ Paul Neuenkirchen, art. cit., p. 2234.
29↑ Christoph Luxenberg, The Syro-Aramaic Reading of the Koran, Schiler, 2007, pp. 236–237.
30↑ Édouard-Marie Gallez, op. cit., pp. 134–142.
31↑ Alfred Guillaume, op. cit., pp. 627–628.
32↑ Voir notre article « Aux origines de La Mecque ».
33↑ Patricia Crone, Meccan Trade and the Rise of Islam, Gorgias Press, 1987, p. 134.
34↑ Aomar Hannouz, Le Cycle de ʿAbd al-Muttalib, Brill, 2024, pp. 74–75.
35↑ Giorgio Levi Della Vida, « Kusayy », Encyclopaedia of Islam, Brill, 1960, vol. 5, p. 520.
36↑ Brannon Wheeler, Mecca and Eden, University of Chicago Press, 2006, p. 28.
37↑ Giorgio Levi Della Vida, art. cit., p. 520.
38↑ Alfred-Louis de Prémare, « “Il voulut détruire le temple” », Journal Asiatique, vol. 288 (2), 2000, p. 328.
39↑ Cité par Aomar Hannouz, op. cit., p. 143.
40↑ Leah Kinberg, « Dreams and Sleep », Encyclopaedia of the Qur’ān Online, Brill.
41↑ Muslim 2337b.
42↑ Aomar Hannouz, op. cit., pp. 172–173.
43↑ Ibid, p. 199.
44↑ Ibid, p. 226.
45↑ Ibid, p. 4.
46↑ Ibid, p. 425.