Al Kalam

Muhammad dans le Coran

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Introduction

En dépit de certaines idées par trop répandues, et qui ne résistent cependant pas à l’analyse critique, la figure historique de Muhammad demeure en grande partie inconnue. Le principal écueil à notre connaissance du Prophète est la dépendance de l’historien vis-à-vis de la tradition musulmane. Si Muhammad est évoqué sous la plume d’auteurs chrétiens et juifs du 7e siècle, la majeure partie des informations qui se rattachent à lui provient des sources traditionnelles contenues dans la Sîra et les hadîths. Ces sources, cependant, doivent être manipulées avec prudence du fait même de leur caractère religieux, sans parler des incohérences et des contradictions qu’elles comportent. Reste une source que nous n’avons pas encore évoquée : le Coran. Le texte coranique constitue, en effet, le plus ancien document de l’islam, et le seul dont la rédaction remonte selon toute vraisemblance, sinon au Prophète lui-même, au moins aux premières générations après sa mort. À ce titre, il s’agit d’une source de première main, susceptible d’éclairer de nombreux aspects de la vie de Muhammad. Mais à y regarder de plus près, les renseignements fournis par le texte sur la vie ou la carrière du Prophète sont maigres, se limitant à quelques détails peu significatifs. Ce silence amène certains historiens, à l’image d’Alfred-Louis de Prémare, à questionner le statut du Coran comme « document historique »1. Cet article vise à faire le point sur ce que le Coran peut nous apprendre sur la vie de Muhammad.

Un personnage de second plan

Dans l’imaginaire collectif musulman, le Coran est lié de manière très forte à la personne de Muhammad et à sa carrière prophétique. Pourtant, on est frappé à sa lecture de voir que ce dernier occupe une place assez marginale. Son nom, pour commencer, est mentionné à seulement 4 reprises. À titre de comparaison, Moïse apparait 136 fois, Abraham 69 fois et Noé 43 fois, etc. C’est donc spécifiquement la figure de Muhammad qui est visée par le « mutisme » du Coran. Le nom du Prophète est mentionné dans les quatre versets que nous reproduisons ci-dessous :

Muhammad n’est qu’un messager – des messagers avant lui sont passés -. S’il mourait, donc, ou s’il était tué, retourneriez-vous sur vos talons ? (3 : 144)

Muhammad n’est le père de nul de vos mâles, mais il est l’Apôtre d’Allah et le Sceau des Prophètes. Allah, de toute chose, est omniscient. (33 : 40)

Et ceux qui ont cru et accompli de bonnes œuvres et ont cru en ce qui a été descendu sur Muhammad – et c’est la vérité venant de leur Seigneur – Il leur efface leurs méfaits et améliore leur condition. (47 : 2)

Muhammad est le Messager d’Allah. Et ceux qui sont avec lui sont durs envers les mécréants, miséricordieux entre eux. Tu les vois inclinés, prosternés, recherchant d’Allah grâce et agrément. Leurs visages sont marqués par la trace laissée par la prosternation. […] (48 : 29)

À partir de ces versets, nous pourrions déduire que Muhammad n’est qu’un messager, qu’il n’a pas de descendance masculine, qu’il a reçu une révélation d’Allâh, et que ses compagnons accomplissent des actes de piété. C’est là, à peu de choses près, les seules informations que l’on peut glaner dans le Coran au sujet du Prophète. En outre, la question de l’authenticité de certains des versets mentionnés a été posée par les historiens, qui soupçonnent, non sans raison, la possibilité qu’il s’agisse d’interpolations post-prophétiques. Concernant le verset 3 : 144, évoquer la mort du Prophète n’a véritablement de sens que dans la mesure où celle-ci a déjà eu lieu. Il s’agissait, pour l’auteur de l’interpolation, de rassurer la communauté coranique secouée par la mort subite et inattendue de leur chef2. Le verset 33 : 140, qui insiste sur l’absence de descendance mâle du Prophète, a fait l’objet d’une étude stimulante de David Powers3. Dans son livre Muhammad Is Not the Father of Any of Your Men, Powers a démontré que le verset délivre un message politique. En affirmant que Muhammad n’a pas de fils, et qu’il est le « Sceau des Prophètes », le verset entend réfuter les prétentions de ceux qui pouvaient invoquer leur filiation naturelle avec le Prophète pour revendiquer sa succession. Le verset constituerait ainsi une addition ultérieure visant à entériner le pouvoir et la légitimité des nouveaux califes. Nous voyons que même les informations contenues dans le Coran, a priori les plus sûres, peuvent également être sujettes à des manipulations.

En dehors de quelques passages épars, donc, le Coran ne souffle mot sur Muhammad. Certes, la voix divine du Coran s’adresse régulièrement à un allocutaire en l’interpellant avec des formules du type : « Ô Prophète », « Ô Messager », etc. Cependant, l’identification de ce Prophète, par ailleurs anonyme, avec Muhammad, « ne va pas entièrement de soi »4. Dans certains cas, on pourrait très bien être en présence d’un travail éditorial des rédacteurs coraniques, mettant en scène une figure prophétique possiblement fictive. Il semble en effet que dans les strates les plus anciennes du Coran, le messager coranique apparait sous les traits d’un être angélique, auquel se substitue, dans les strates plus tardives du texte, la figure humaine du Prophète5. En outre, l’énonciateur coranique s’adresse à de nombreuses reprises à un « tu/toi » anonyme, que la tradition islamique assimile de manière automatique au Prophète. Mais il s’agit sans doute ici d’un raccourci un peu trop rapide. Comme le souligne Guillaume Dye,

La manière habituelle de comprendre l’usage d’une adresse à la deuxième personne du singulier est d’y voir un discours de Dieu au messager coranique. Une telle interprétation n’est ni la seule possible, ni forcément la plus pertinente : on peut très bien y voir plutôt la stratégie rhétorique d’un prédicateur s’adressant à son audience, et interpellant individuellement chaque lecteur/auditeur par l’usage du pronom « te/toi »6.

Paul Neuenkirchen a récemment mis en lumière plusieurs écrits syriaques, proches du Coran quant à leur contenu et leur forme, dont les auteurs emploient précisément la même stratégie rhétorique en s’adressant à un « tu » qui n’est autre que le lecteur lui- même7.

Un texte sans contexte

Si le Coran se montre silencieux sur la vie du Prophète, il ne fournit guère plus de renseignement sur l’environnement dans lequel il vécut. Comme l’observe Michael Cook, si l’on devait se baser uniquement sur le Coran,

on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran était Muhammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui rejetaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque, ni que Muh ammad lui-même était originaire de cette ville, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib8.

Aucune date, ni aucun repère chronologique n’est indiqué. Les deux cités de La Mecque et Yathrib (plus tard renommée Médine) n’apparaissent qu’une seule fois. Les personnages qui occupent une place importante dans la tradition postérieure, à l’image des Compagnons du Prophète, ses épouses, sa fille Fatima ou ses adversaires, ne sont jamais cités dans le Coran9. Le seul contemporain du Prophète qui y soit mentionné est son fils adoptif Zayd, dont le nom apparait dans un passage plutôt insolite :

Quand tu disais à celui qu’Allâh avait comblé de bienfait, tout comme toi-même l’avais comblé : « Garde pour toi ton épouse et crains Allâh », et tu cachais en ton âme ce qu’Allâh allait rendre public. Tu craignais les gens, et c’est Allâh qui est plus digne de ta crainte. Puis quand Zayd eut cessé toute relation avec elle, Nous te la fîmes épouser, afin qu’il n’y ait aucun empêchement pour les croyants d’épouser les femmes de leurs fils adoptifs, quand ceux-ci cessent toute relation avec elles. Le commandement d’Allâh doit être exécuté (33 : 37).

Le passage, bien que très allusif, fait référence à un épisode controversé de la vie du Prophète. La tradition islamique rapporte, avec des détails parfois dérangeants, qu’il était tombé sous les charmes de Zaynab, la femme de son fils Zayd. Celui-ci l’aurait alors répudié afin de permettre à Muhammad de la prendre pour épouse. La question se pose évidemment de savoir pourquoi cet épisode fut inclus dans le texte coranique, habituellement si laconique sur la vie du Prophète. Faut-il supposer que « l’affaire Zaynab » était à ce point épineuse qu’une clarification dans le Coran était jugée nécessaire ? Peut-être faut-il envisager, en suivant Alfred-Louis de Prémare, que l’on ait affaire ici à un élément de la Sîra incorporé dans le Coran, à une époque où l’on ne faisait pas encore tout à fait la distinction entre le « hadîth » et le « Livre d’Allâh »10.

En dehors de cet épisode insolite, le Coran n’évoque jamais de manière explicite les événements de la vie du Prophète qui sont rapportés dans la Sîra. Le lecteur musulman ne manquera sans doute pas d’être surpris. La tradition islamique veut en effet que le Coran soit lu et interprété à la lumière de la biographie de Muhammad. De fait, de nombreuses péricopes coraniques sont comprises comme faisant référence à des situations rencontrées par le Prophète, bien que la plupart du temps, il n’existe aucun lien apparent dans le texte lui-même. Surtout, les récits qui sont convoqués pour expliquer le Coran apparaissent souvent comme des élaborations postérieures créées précisément dans le but d’expliquer des versets évasifs. C’est le grand mérite du savant belge Henri Lammens d’avoir montré que la fonction première de la « vie du Prophète » était de fournir au Coran un cadre historique, en l’occurrence largement fictif11. Autant dire que le raisonnement est formidablement circulaire : d’un côté, on explique le Coran en se référant à la vie de Muhammad, mais de l’autre côté, les récits sur la vie du Prophète sont inventés pour expliquer le Coran ! Dans son ouvrage The Eye of the Beholder, Uri Rubin a tenté d’apporter quelques nuances aux trouvailles par ailleurs fort justes de Lammens. Il démontre en effet que, dans certains cas, les récits de la Sîra ont d’abord existé de façon indépendante du Coran avant d’être associés à lui dans un second temps. Une bonne illustration se trouve dans le récit de l’appel à la prophétie, où selon la légende, Muhammad aurait reçu la visite de l’ange Gabriel alors qu’il se trouvait dans la grotte de Hira. L’étude de Rubin montre que les premières versions du récit n’étaient associées à aucun passage du Coran. Le récit va ensuite faire l’objet de plusieurs réécritures pour être en quelque sorte « coranisé » et mis en rapport avec la sourate 96, dont les premiers versets (« Prêche au nom de ton Seigneur qui créa […] ») deviendront la première révélation apportée au Prophète12.

L’enseignement que l’on peut tirer de ces études est que le lien supposé entre les passages du Coran et la vie de Muhammad sont le plus souvent artificiels et bancals.

C’est donc non sans raison que le Coran a pu être qualifié par les historiens de « texte sans contexte »13. À ce titre, la révélation coranique se distingue des Évangiles, dont les récits s’articulent autour la figure de Jésus – que ces récits remontent au Jésus historique ou soient en partie le fruit de l’imagination pieuse de l’Église primitive est évidemment une autre affaire. Il est donc impossible d’écrire une vie de Muhammad centrée exclusivement sur le Coran. L’orientaliste français Régis Blachère, qui portait un tel projet, dut rapidement renoncer à son ambition. Dans Le problème de Mahomet, il fera l’aveu qu’écrire une biographie du Prophète seulement à partir du Coran est une « douce chimère », remarquant que le texte « fournit uniquement des indications fragmentaires, souvent sibyllines, presque toujours sujettes à des interprétations divergentes »14.

Références

1↑ Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran : questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Téraèdre, 2004, p. 19.

2↑ Voir par exemple Stephen J. Shoemaker, The Death of a Prophet: The End of Muhammad’s Life and the Beginnings of Islam, University of Pennsylvania Press, 2011, pp. 179-188. On remarquera que la première partie du verset est quasiment mot pour mot identique à un autre passage : « Le Messie, fils de Marie, n’était qu’un Messager – des messagers sont passés avant lui » (5 : 75). Ce passage polémique du Coran a probablement servi de modèle à l’interpolateur, qui n’avait plus qu’à substituer la figure de Muhammad à celle de Jésus.

3↑ David S. Powers, Muhammad Is Not the Father of Any of Your Men, Princeton University Press, 2009.

4↑ Guillaume Dye, « Le corpus coranique : contexte et composition », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, Paris, Le Cerf, 2019, vol. 1, p. 752.

5↑ Carlos Segovia, « Messalianism, Binitarianism, and the East-Syrian Background of the Qur’ān », in Carlos Segovia (ed.), Remapping Emergent Islam: Texts, Social Settings, and Ideological Trajectories, Amsterdam University Press, 2020, pp. 111-130.

6↑ Guillaume Dye, « Commentaire de la sourate 69 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillame Dye (eds.), Le Coran des historiens, op. cit., vol. 2b, p. 1800.

7↑ Paul Neuenkirchen, « La parénèse ascétique de Coran 73 : 1-10 et Coran 74 : 1-7 : une lecture du Coran à la lumière des écrits ascétiques syriaques de l’Antiquité tardive », Orientalia : Antiqua et Nova, vol. 1, 2024, pp. 355-398.

8↑ Michael Cook, Muhammad, Oxford University Press, 2013, p. 70.

9↑ Nous mettons de côté le cas du fameux Abu Lahab (litt. « père de flamme ») mentionné dans la sourate 111. Selon la tradition musulmane, il s’agirait du surnom d’un des oncles du Prophète. Toutefois, cette interprétation n’est pas la plus évidente, et il parait plus approprié d’y voir une formule de malédiction générale contre les pécheurs. Voir sur ce point la discussion intéressante dans Paul Neuenkirchen, « Commentaire de la sourate 111 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillame Dye (eds.), Le Coran des historiens, op. cit., vol. 2b, pp. 2300-2302.

10↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, Seuil, 2002, p. 319.

11↑ Henri Lammens, « Qoran et Tradition : Comment fut composée la vie de Mahomet », Recherche de Science Religieuse, vol. 1, 1910, pp. 27-51.

12↑ Uri Rubin, The Eye of the Beholder: The Life of Muhammad as viewed by the Early Muslims, The Darwin Press, 1995, p. 104.

13↑ Francis E. Peters, « The Quest of the Historical Muhammad », International Journal of Middle East Studies, vol. 23, 1991, p. 300.

14↑ Régis Blachère, Le problème de Mahomet : essai de biographie critique du fondateur de l’Islam, Presses Universitaires de France, 1952, pp. 17-18.