Les seins de la discorde
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Contexte
Le Coran rapporte à deux reprises un détail fort curieux dans l’histoire de Noé, à savoir un four (tannûr) qui déborde :
Nous lui révélâmes alors : Construis une Arche sous Nos yeux et Notre révélation ! Quand Notre Ordre viendra et que le Four débordera (wa-fâra), introduis dans cette Arche un couple de chaque espèce ainsi que ta famille […] (23:27).
À ce stade, plusieurs éléments méritent d’être notés. Tout d’abord, le motif du four n’apparaît pas dans la version biblique de l’histoire de Noé. Cependant, il ne s’agit pas d’une originalité coranique. Comme nous le verrons, l’idée que les eaux du déluge aient jailli d’un four n’est pas étrangère aux traditions juives et (surtout) chrétiennes. Ensuite, la signification du verbe fâra n’est pas évidente, le verbe pouvant tout aussi bien signifier bouillonner que s’emporter, au sens propre comme au figuré, mais aussi s’agiter, jaillir ou encore déborder. Enfin, la signification même du mot tannûr a fait l’objet de débats chez les savants musulmans. Plusieurs hypothèses ont alors été avancées : selon les uns, la formule renverrait à la surface de la terre de laquelle l’eau du déluge aurait initialement jailli ; selon d’autres, il s’agirait plutôt d’une référence aux plus hauts sommets desquels l’eau du déluge aurait surgi ; d’autres encore considèrent que cela désigne les premières lueurs de l’aube qui auraient constitué, pour Noé, le moment d’embarquer. La majorité des exégètes, cependant, n’y ont rien vu d’autre qu’un véritable four duquel l’eau du déluge aurait débordé, et qui, selon la légende, aurait appartenu à Êve avant de passer à Noé1. L’absence d’unanimité dans l’interprétation de ce verset est significative : elle semble a minima indiquer que les premiers exégètes ont hérité d’un texte qu’ils ne comprenaient pas. De là, nous pouvons induire l’existence d’une rupture entre les milieux producteurs du Coran et ses milieux de réception – rupture qui, elle seule, est à même d’expliquer ces interprétations contradictoires auxquelles l’historien est si souvent confronté. À ce titre, le motif du four n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Quoi qu’il en soit, une question demeure en suspens : pourquoi, dans l’histoire de Noé, le Coran mentionnerait un four qu’il ferait déborder ? C’est ce sur quoi, malgré des trésors d’ingéniosité, l’intarissable tradition islamique se tait. Comme nous allons le voir à présent, la réponse est à trouver dans des fables juives et/ou chrétiennes qui circulaient dans l’Antiquité à propos de l’histoire de Noé.
Un récit rabbinique
Pour la majorité des historiens, l’idée que les eaux du déluge émanent d’un four est tirée de la littérature rabbinique. Le premier à avoir attiré l’attention sur ce point est l’orientaliste français Barthélemy d’Herbelot, qui dans sa Bibliothèque orientale (1697), remarque que la présentation du Coran et de la tradition islamique « est conforme au sentiment des Rabins, qui veulent, que les eaux du Déluge ayent été chaudes & boüillantes »2. Cependant, l’auteur n’identifie pas les textes auxquels il fait allusion. Pour y voir plus clair, il faudra attendre 1833 avec la parution de l’étude d’Abraham Geiger intitulée (en allemand) Qu’est-ce que Mohammed a emprunté au judaïsme ? Dans cet ouvrage, par ailleurs devenu un classique des études coraniques, Geiger montre que le motif du four fait écho à plusieurs traditions talmudiques3. L’une d’elles, attribuée à Rabbi Yohanan (m. 279), un important docteur du Talmud, rapporte ainsi que l’eau ayant englouti la terre lors du déluge était bouillante (Sanhédrin 108). Près d’un siècle après Geiger, David Sidersky mit en lumière un parallèle encore plus frappant avec un passage de Genèse Rabbah selon lequel « chaque goutte d’eau que Dieu fit tomber sur eux, il la portait à ébullition dans l’enfer avant de la faire descendre sur eux »4. Cette idée a fait long feu dans la tradition rabbinique, d’où émane une curieuse opinion selon laquelle certains hommes de la génération du déluge sont morts de chaleur plutôt que de noyade5. Ainsi, comme le note Holger Zellentin, la tradition rabbinique établit une « continuité explicite entre le déluge terrestre et le châtiment post-mortem »6. Bien que le four ne soit pas explicitement mentionné dans la littérature rabbinique, il se déduit assez naturellement du fait que les eaux diluviennes étaient bouillantes, ce qui suppose l’existence d’une source de chaleur.
La piste chrétienne
Une étude récemment publiée suggère cependant que le Coran soit, sur ce point précis, davantage redevable à la tradition chrétienne7. Un intéressant parallèle avec l’énoncé coranique a en effet été trouvé dans des fragments exégétiques attribués à l’un des Pères les plus importants des premiers siècles, Hippolyte de Rome (m. 235), dont nous donnons ici un extrait :
[Et Dieu dit à Noé : Prépare des vivres pour toi et tes enfants, et qu’ils soient de froment moulu, cuit, étalé et séché. Aussitôt, Noé demanda à sa femme et aux femmes de ses enfants de pétrir la pâte et de la cuire dans le four [al-tannūr] et elles pétrirent la pâte et en cuisirent suffisamment de sorte qu’il ne leur en resta que peu. Et Dieu révéla à Noé : Quiconque t’annoncera la venue du déluge en premier, tu le tueras aussitôt. Pendant ce temps, la femme de Cham se tenait debout pour sortir le pain qui restait dans le four et aussitôt, l’eau surgit du four [fadā l-māʾ min al-tannūr] conformément à la parole du Seigneur : les sources des grands abîmes s’ouvrirent8.
Le motif du four se situe dans le contexte des discussions exégétiques sur l’histoire de Noé. Dans l’Antiquité, en effet, les théologiens s’étaient beaucoup interrogés sur la plausibilité historique du récit. Comment Noé a-t-il par exemple pu nourrir pendant une année entière tous ces animaux, tout en ayant suffisamment de place pour stocker la nourriture et les provisions ? De nombreuses solutions plus ou moins convaincantes et sur lesquelles il n’est pas possible de revenir dans le cadre de cet article furent avancées pour répondre à cette difficulté – soulignons cependant que certains exégètes, aussi bien juifs que chrétiens, avancèrent l’hypothèse que Noé et sa famille, tout comme les animaux présents dans l’arche, se nourrissaient de pain9. Quoi qu’il en soit, le fragment attribué à Hippolyte offre à ce stade de la recherche la correspondance la plus précise et la plus proche avec le texte coranique. Ainsi, il semble bien que le motif du four dans le Coran soit un emprunt à la tradition exégétique chrétienne plutôt qu’au patrimoine rabbinique, bien qu’il faille à ce stade se garder de toute conclusion définitive. Si l’on accepte l’hypothèse d’une origine chrétienne, il existe alors deux possibilités : (1) le ou les rédacteur(s) des passages sur Noé dans le Coran avaient connaissance du fragment attribué à Hippolyte ; (2) le Coran et Hippolyte empruntent tous deux à une source commune10. Il n’est pas possible, dans l’état actuel de nos connaissances, de trancher sur la question.
Références
1↑ Cf. Al-Ṭabari, Ǧâmiʿ al-bayânʿan taʾwîl ây al-Qurʾân, éd. ʿAbd Allâh b. ʿAbd al-Muḥsin al-Turkî, Le Caire, Dâr hiǧr, 1422/2001, VOL. 12,p. 401 sqq ; Al-Razi, Mafatiḥ al-ġayb, Beyrouth, Dâr al-fikr, 1401/1981, VOL. 17, p. 234.
2↑ Barthélemy d’Herbelot, Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient, Paris, Compagnie des Libraires, 1697, p. 676.
3↑ Abraham Geiger, Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen ?, F. Baaden, 1833, pp. 110-11 (pour l’édition anglaise de l’étude de Geiger, voir Judaism and Islam: A Prize Essay, Cornell University Library, 1898, pp. 85-86).
4↑ David Sidersky, Les origines des légendes musulmanes dans le Coran et dans les vies des prophètes, Paul Geuthner, 1933, p. 27.
5↑ Voir par exemple Zevaḥim 113b : « Ils péchèrent dans une chaleur ardente et ils furent punis par une chaleur ardente ».
6↑ Holger Zellentin, « QS4 Q11:25-99 », in Mehdi Azaiez et al. (eds), The Qur’an Seminar Commentary / Le Qur’an Seminar. A Collaborative Study of 50 Qur’anic Passages / Commentaire collaboratif de 50 passages coraniques, De Gruyter, 2017, p. 168.
7↑ Olivier Mongellaz, « Le four de Noé : un cas d’intertextualité coranique », Arabica, vol. 71 (4-5), 2024, pp. 513-637.
8↑ Cité par Olivier Mongellaz, art. cit., p. 590.
9↑ Ibid, p. 609.
10↑ Ibid, p. 627.