ABRAHAM ET L'ÉPREUVE DU FEU
Contexte
Le Coran raconte un récit dans lequel le jeune Abraham est jeté dans une fournaise par les gens de son peuple car il avait abandonné l’idolâtrie pour se tourner vers le Dieu unique, mais ressortit toutefois indemne des flammes : « la seule réponse du peuple d’Abraham fut de dire : ‘‘tuez-le ou brûlez-le’’. Mais Dieu le sauva du feu. C’est bien là des signes pour des gens qui croient » (29:24, voir aussi 37:97). Comme nous allons le voir, ce récit, qui ne se trouve pas dans la Bible, provient en fait d’une légende juive.
Une légende juive
La légende est attestée pour la première fois dans le Livre des Antiquité bibliques, dont l’auteur n’est pas connu avec certitude, bien que le texte ait été attribué (à tort) à Philon d’Alexandrie. En revanche, il existe un « consensus général » chez les historiens concernant sa datation, qu’ils situent entre 50 et 1501. Howard Jacobson, dont l’étude fait autorité, estime que le texte a été composé au plus tard vers le milieu du 2e siècle2. Voici ce que nous y lisons :
Ils dirent alors : « Faisons donc brûler celui qu’on a trouvé tout seul [= Abraham]. » […] Ils le prirent, édifièrent une fournaise et y mirent le feu. Ils jetèrent dans la fournaise les pierres qui furent brûlées au feu. Et alors le prince Iectan, plus mort que vif, prit Abram et le jeta avec les briques dans la fournaise de feu. […] Mais Abram n’éprouva pas la moindre atteinte au sein de l’embasement. Et Abram se leva de la fournaise ; la fournaise de feu retomba. Abram fut sauvé […] (Antiquité bibliques, VI, 15-18).
La légende est ensuite reprise dans certains commentaires rabbiniques comme Genèse Rabbah, un livre exégétique du 5e siècle3. Le texte rapporte une version légèrement différente de la légende, où une dispute éclate entre Nemrod et Abraham pour savoir lequel des deux adore le vrai Dieu. À la fin, Nemrod décide de jeter Abraham dans la fournaise pour voir si son Dieu lui viendrait en aide, ce qui se produit en effet (Genèse Rabbah, 38,13).
Soulignons que la légende est née d’un jeu de mot dans la Bible. Dans le livre de la Genèse, Dieu s’adresse à Abraham en ces termes : « Je suis l’Éternel qui t’ai fait sortir d’Ur des Chaldéens pour te donner ce pays en possession » (Genèse 15:7). Le nom de la ville natale d’Abraham, Ur, est proche phonétiquement du terme hébreu qui désigne le feu, « ‘or ». Ainsi, on pouvait lire le verset : « Je suis l’Éternel qui t’ai fait sortir du feu des Chaldéens ». C’est en partant de ce jeu de mot que les rabbins ont développé toute une légende dans laquelle Dieu sauve Abraham des flammes où il avait été jeté par les siens.
La légende chez les auteurs chrétiens
Bien que la légende soit d’origine juive, elle était également connue des auteurs chrétiens de l’Antiquité. Jérôme de Stridon (m. 420), connue pour sa traduction de la Bible en latin, connaissait déjà la légende ainsi que le jeu de mot qui en est à l’origine. Dans ses Questions hébraïques sur la Genèse, il écrit en effet :
Au lieu de ces mots, dans la région des Chaldéens, nous lisons dans l’hébreu, dans Ur Chedim, c’est-à-dire dans le feu des Chaldéens. Il y a sur ce point, chez les Hébreux, une tradition que voici : Abraham aurait été livré aux flammes, parce qu’il n’avait pas voulu adorer le feu que les Chaldéens adorent, et, délivré par le secours de Dieu, il aurait échappé au feu de l’idolâtrie ; c’est alors, comme on le lit plus loin, qu’il serait allé s’établir avec sa famille à Tharan, hors de la Chaldée […].
Ce texte est d’une importance capitale, car il prouve non seulement que la légende était déjà connue avant le Coran, mais également son origine juive. On remarque au passage que Jérôme ne semble pas croire à la légende, comme le montre l’utilisation du conditionnel (« Abraham aurait été livré aux flammes »). Saint-Augustin (m. 430), qui écrit vers la même époque que Jérôme, fait lui aussi une brève allusion à la légende dans La Cité de Dieu, où il écrit que « les soixante-quinze ans d’Abraham, lorsqu’il sortit de Charra, se comptent du jour où il fut délivré du feu des Chaldéens » (La Cité de Dieu, XVI, 15). Notons que ce passage figure dans le manuscrit MS XXVIII(26), découvert à Vérone, dans le nord de l’Italie, qui comporte les livres 11 à 16 de la Cité de Dieu. La date du manuscrit est située entre 420 et 4494, ce qui prouve définitivement que le Coran s’inspire d’une légende qui circulait déjà plusieurs siècles avant sa rédaction.
Zoroastre ou Abraham ?
S’il ne fait pas de doute que la légende dont s’inspire le Coran est d’origine juive, il semble qu’elle-même se base sur une légende zoroastrienne. En effet, plusieurs textes de l’Antiquité rapportent une légende très similaire dans laquelle Zoroastre, le fondateur de l’ancienne religion d’Iran, est lui aussi jeté dans le feu par ses ennemis puis en ressort miraculeusement5. Le récit où Abraham sort des flammes sain et sauf est en quelque sorte un « remake » de la légende zoroastrienne6. L’historien Yishai Kiel explique que la version juive avait été composée à un moment de fortes rivalités entre les juifs et les zoroastriens. Dans l’Antiquité, Zoroastre et Abraham, tous deux originaires de la même région, étaient parfois considérés comme le même et unique personnage. C’est en réaction à cette idée que des savants juifs ont réécrit la légende iranienne, mais en inversant les rôles : ainsi, Zoroastre est devenu (à travers la figure de Nemrod) le roi tyrannique, et Abraham, la victime innocente sauvée par Dieu7.
Tableau comparatif
Antiquités bibliques, VI, 15-18
Coran, 29:24
Faisons donc brûler [Abraham] […]. Et alors le prince Iectan […] prit Abram et le jeta avec les briques dans la fournaise de feu. […] Mais Abram n’éprouva pas la moindre atteinte au sein de l’embasement. Et Abram se leva de la fournaise ; la fournaise de feu retomba. Abram fut sauvé.
La seule réponse du peuple d’Abraham fut de dire : ‘‘tuez-le ou brûlez-le’’. Mais Dieu le sauva du feu. C’est bien là des signes pour des gens qui croient.
Références
1↑ Howard Jacobson, A Commentary on Pseudo-Philo’s Liber Antiquitatu Biblicarum, Brill, 1996, p. 199.
2↑ Ibid., p. 209 (et pp. 199-210 pour la démonstration).
3↑ Sarit Kattan Gribetz & David M. Grossberg, « Introduction », in Sarit Kattan Gribetz et al. (eds.), Genesis Rabbah in Text and Context, Mohr Siebeck, 2016, p. 3.
4↑ Pour en savoir plus sur l’histoire du manuscrit, on consultera le dossier très complet accessible au lien suivant : https://www.medievalists.net/2018/07/oldest-surviving-manuscripts-of-augustines-works/.
5↑ Franz Cumont, Les Mages Hellénisés. Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Les Belles Lettres, 2007, p. 30 ; Yishai Kiel, « Abraham and Nimrod in the Shadow of Zarathustra », Journal of Religion, vol. 95 (1), 2015, p. 42 sqq.
6↑ Wilhelm Bousset, Hauptprobleme der Gnosis, Güttingen, 1907, p. 373.
7↑ Yishai Kiel, art. cit., p. 46 sqq.