« Celui qui tue un homme… »
Contexte
Dans un verset de la sourate 5, le Coran établit une équivalence entre le meurtre d’un seul homme et le meurtre de l’humanité entière. Ce passage devenu célèbre vient clôturer le récit où Caïn commet l’irréparable envers son frère Abel. Nous lisons :
C’est pourquoi Nous avons écrit / prescrit pour les Enfants d’Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes (5 : 32).
Un détail intéressant est que le verset coranique commence par katabnâ ʿala, « Nous avons écrit / prescrit ». Il est donc apparemment question d’un précepte adressé aux juifs dans une précédente révélation. Le verbe arabe kataba signifie basiquement « écrire », et lorsqu’il est suivi de la préposition ʿala, il prend parfois le sens de « prescrite ». Le Coran l’utilise habituellement pour parler des précédentes révélations : « Et Nous avons certes écrit (katabnâ) dans les Psaumes » (21 : 105), « Et Nous avons écrit (katabnâ) pour [Moïse], sur les tablettes » (7 : 145), etc. L’emploi du même verbe dans le verset 5 : 32 suppose que le Coran fait référence à un texte écrit1, qu’il reste à identifier. La mention des « Enfants d’Israël » semble indiquer que le verset coranique reprend un précepte déjà présent dans la Torah. Cependant, aucun précepte équivalent n’apparait dans la Torah ou dans n’importe quel autre texte connu de la Bible. Cela soulève une question importante : à quel texte le Coran fait-il référence ici ? Comme cela a été souligné par les historiens, le verset coranique est en réalité une citation du Talmud.
Les sources rabbiniques du verset
Avant de nous intéresser au passage du Talmud dont il est question ici, il nous faut revenir au texte biblique. Le livre de la Genèse rapporte qu’après avoir commis le crime contre son frère, Dieu réprimanda Caïn et s’adressa à lui en ces termes : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi » (4 : 10). Or, le texte hébreu comporte une particularité qui n’est pas restée inaperçue : le mot « sang » (dəmê) est utilisé au pluriel. L’emploi du pluriel a suscité des débats exégétiques chez les rabbins de l’Antiquité pour expliquer ce choix surprenant. John Bryon explique que ces discussions exégétiques ont donné lieu à deux schémas d’explication2. Selon la première explication, l’usage du pluriel servirait à souligner la violence du meurtre d’Abel. Quant à la seconde, elle postule qu’en ôtant la vie de son frère, Caïn a également tué toute la descendance qui aurait pu naitre de lui – c’est-à-dire un nombre potentiellement infini d’êtres humains. À partir de ce raisonnement, les rabbins arrivèrent à la conclusion que tuer un seul homme revient à tuer toute l’humanité.
Nous lisons en effet dans la Mishna, le code pénal juif développé par les rabbins aux 2e / 3e siècles3 :
Nous avons trouvé écrit, à propos de Caïn qui tua son frère : « La voix des sangs de ton frère crie. » Il n’est pas écrit : « Le sang de ton frère », mais « les sangs de ton frère » – le sien ainsi que celui de sa postérité … « C’est pour cette raison » que l’homme fut créé seul et unique au monde : pour enseigner à tous que quiconque tue une seule âme, c’est comme s’il avait tué un monde entier, et quiconque sauve une seule âme, c’est comme s’il avait sauvé un monde entier [Traité Sanhédrin 4 : 5].
Une citation talmudique dans le Coran
Les historiens n’ont pas manqué de faire le rapprochement entre le verset coranique et le passage de la Mishna, notant la « similitude frappante »4 entre les deux textes. Comme le souligne Michael Pregill,
si l’on compare attentivement le passage coranique à celui de la Mishna, il est difficile d’échapper à la conclusion que le premier s’appuie non seulement sur le second, témoignant ainsi d’une connaissance directe de ce texte rabbinique, mais qu’il en propose également une reprise délibérée5.
Tableau comparatif des deux passages
Coran 5 : 32
Traité Sanhédrin 4 : 5
« […] quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous leshommes ».
« Quiconque tue une seule âme, c’est comme s’il avait tué un monde entier, et quiconque sauve une seule âme, c’est comme s’il avait sauvé un monde entier ».
Le tableau ci-dessus laisse en effet percevoir que le verset coranique reprend quasiment mot pour mot le texte de la Mishna. Compte tenu de la parenté textuelle remarquable entre les deux textes, il apparait très probable que la Mishna était connue et consultable dans les milieux producteurs du Coran6. Cela s’accorde très bien avec le fait que le Coran parle de ce précepte ayant été « écrit » aux Enfants d’Israël. Soulignons toutefois que le verset coranique présente cet écrit comme une révélation faite aux juifs, comme le montre la déclaration suivante de la voix divine : « Nous avons écrit / prescrit pour les Enfants d’Israël ». Cependant, la Mishna n’est pas un texte révélé ; il s’agit d’un recueil des discussions juridiques qui se sont tenues dans les cercles rabbiniques au début de notre ère.
Le fait que le Coran emprunte un précepte issu de la tradition exégétique rabbinique, et le présente comme révélation donnée aux juifs, ne manquera pas d’interpeler le lecteur – croyant ou non – et de susciter l’interrogation de l’historien7. Il y a manifestement une confusion, de la part de l’auteur coranique, entre ce qui appartient à la « révélation divine » et ce qui relève du simple discours humain. D’après Nicolai Sinai, le Coran confond effectivement la Torah, c’est-à-dire, stricto sensu, le livre descendu à Moïse, avec la Mishna8. Il est possible également que le Coran considère la Mishna comme un livre révélé au même titre que la Torah, comme le suggèrent des études récentes9. Le cas peut sembler étrange, mais cela s’inscrit dans la continuité de certains courants de pensée, à l’intérieur du judaïsme rabbinique, qui postulaient que la Mishna avait été reçue par Moïse au mont Sinaï en même temps que la Torah écrite10.
Enfin, précisons que certaines versions imprimées et numériques de la Mishna connaissent une variante du passage, où nous lisons : « quiconque tue une seule âme du peuple d’Israël, c’est comme s’il avait tué tous les hommes, etc. »11 On serait alors tenté de penser que le Coran universalise le précepte. Cependant, la mention « du peuple d’Israël » n’appartient à aucune version originale et « il n’existe aucun fondement à cette lecture dans les manuscrits »12.
Références
1↑ Aaron Koller, « Three Polemical Qurʾanic Citations of the Mishnah and Their Historical Significance », Jewish Studies Quarterly, vol. 32, 2025, p. 102.
2↑ John Byron, Cain and Abel in Text and Tradition. Jewish and Christian Interpretations of the First Sibling Rivalry, Brill, 2011, p. 89.
3↑ Beth A. Berkowitz, Execution and Invention. Death Penalty Discourse in Early Rabbinic and Christian Cultures, Oxford University Press, 2006, pp. 21–22. Sur la datation des textes rabbiniques en général, nous renvoyons le lecteur vers notre « Introduction » aux sources du Coran.
4↑ Aaron Koller, art. cit., p. 102.
5↑ Michael Pregill, « The Two Sons of Adam: Rabbinic Resonances and Scriptural Virtuosity in Sūrat al-Māʾidah », Journal of the International Qur’anic Studies Association, vol. 6, 2023, p. 190.
6↑ Michael Pregill, « From the Mishnah to Muhammad: Jewish Traditions of Late Antiquity and the Composition of the Qur’an », Studies in Late Antiquity, vol. 7, 2023, p. 549. Pregill parle de la Mishna comme faisant partie de la « librairie du Coran ».
7↑ Ironiquement, le Coran lui-même dénonce « ceux qui de leurs propres mains composent un livre puis le présentent comme venant d’Allah » (2:79).
8↑ Nicolai Sinai, Key Terms of the Qur’an: A Critical Dictionary, Princeton University Press, p. 105.
9↑ Aaron Koller, art. cit., p. 102 ; Holger Zellentin, « The Divine Authorship of the Mishnah in the Qur’an and in the Rabbinic Tradition », conférence tenue le 24/03/2025 à l’université d’Oxford.
10↑ Voir par exemple Yitz Landes, « Piyyut, Mishnah and Rabbinization in the Sixth to Eighth Centuries », Jewish Studies Quarterly, vol. 30, 2023, pp. 35–36.
11↑ Cet ajout figure par exemple dans la version numérique sur le site sefaria.org : https://www.sefaria.org/Mishnah_Sanhedrin.4.5?lang=bi
12↑ Aaron Koller, art. cit., p. 100, n°2.