Le vin dans l'Islam
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Introduction
Élevé au rang de dieu par les Grecs et les Romains, le vin est mis à l’honneur par la plupart des civilisations de par le monde. Utilisé comme boisson cérémonielle dans de nombreuses religions, notamment chez les juifs et les chrétiens, on l’appréciait également pour ses vertus médicinales – réelles ou supposées. Il y a cependant une civilisation qui a tenté de faire la chasse au vin, et plus largement aux boissons fermentées, perçues comme « œuvre du diable ». Il s’agit, bien entendu, de la civilisation islamique. Non sans une certaine ironie, c’est pourtant de l’arabe que nous vient le mot « alcool », arrivé dans les langues européennes au Moyen-Âge. L’arabe « al-kohl » n’a toutefois rien à voir avec le précieux liquide. Il désignait à l’origine diverses substances que les femmes pulvérisaient sur leurs yeux – des sortes de eyeliners avant l’heure. De là, il sert à qualifier « toute substance pulvérisée et raffinée, pure ». Et quoi de mieux que le vin pour coller à cette définition ? Au 16e siècle, le médecin et alchimiste Paracelse utilise ainsi l’expression « alcohol vini » pour désigner du vin distillé. Le mot « alcool » avec sa définition moderne était né. Mais revenons plutôt à notre sujet. Il est bien connu que l’islam, au moins en théorie, prohibe la consommation de vin – l’interdit remontant au Coran lui-même. Nous verrons cependant que le texte coranique se montre particulièrement ambigu sur la nature du vin, tantôt perçu comme un signe divin, promis aux hommes du paradis, et tantôt perçu comme diabolique. Nous verrons également que, en dépit de l’interdit, la consommation de vin et des autres types d’alcools était notoire parmi les premières générations de musulmans – et même par celles d’après !
Le vin chez les Arabes préislamiques
La culture et la consommation de vin étaient courantes en Arabie avant l’islam. Selon certains lexicographes, la langue arabe compterait plusieurs centaines de mots pour désigner le vin1, signe de l’importance du breuvage dans la culture matérielle des Arabes préislamiques. Diodore de Sicile (m. ~ – 20) rapporte que c’est Osiris, le dieu égyptien maître de l’agriculture, qui découvrit la culture de la vigne et l’enseigna aux habitants de la ville sud-arabique de Nysa : « On dit qu’il découvrit la vigne dans le territoire de Nysa, et qu’ayant songé à en utiliser le fruit, il but le premier du vin, et apprit aux hommes la culture de la vigne, l’usage du vin, sa préparation et sa conservation » (Bibliothèque historique, I, 16-17). Les Arabes produisaient le vin à partir de dates, de vignes, de miel et de céréales comme le blé et l’orge, et consommaient principalement du vin rouge2. L’usage du vin prenait parfois une connotation religieuse. Le précieux breuvage pouvait être donné en offrande aux dieux3 ou encore servi aux prêtres lors de cérémonies4. Chez les Nabatéens, Dusarès, la principale divinité du royaume, était traditionnellement identifiée à Dionysos, le dieu du vin de la mythologie romaine5. Strabon rapporte également que les rois nabatéens organisaient des banquets où se mêlaient chants et beuveries :
Ils prennent leurs repas par tables de treize, et à chaque table sont attachés deux musiciens. Le roi a une grande salle qui lui sert à donner de fréquents banquets. Dans ces banquets personne ne vide plus de onze coupes (l’usage est, chaque fois qu’on a bu, d’échanger contre une autre la coupe d’or que l’on vient de vider). Le roi, ici, est si mêlé à la vie commune, que, non content de se servir souvent lui-même, il sert parfois les autres de ses propres mains (Géographie, XVI, 4, 26).
Le statut du vin dans le Coran
Première source du droit musulman, le Coran fait preuve d’une certaine ambiguïté concernant le vin, affichant des positions manifestement contradictoires. Les spécialistes notent à ce propos la présence d’une « tension conceptuelle » 6, ou bien encore l’« attitude très ambivalente »7 du texte coranique. En effet, le vin y est d’abord décrit de façon positive et qualifié de « signe » (âya) divin : « des fruits des palmiers et des vignes, vous tirez une boisson enivrante (sakaran) et un aliment excellent. Il y a là un signe pour les gens qui pensent » (16 : 67). Un autre passage est plus équivoque : « ils t’interrogent à propos du vin (al-khamr) et des jeux de hasard. Dis : “il s’y trouve à la fois un grand péché et des choses profitables pour les gens mais le péché l’emporte sur le profit” » (2 : 219). Si le verset reconnait des aspects négatifs, il ne prohibe pas explicitement la consommation de vin. L’interdit est clairement énoncé dans cet autre verset : « O vous qui croyez, le vin, les jeux de hasard, les bétyles et les flèches divinatoires ne sont que des abominations, œuvres de Satan ; évitez cela, vous serez peut-être gagnants » (5 : 90). Par ailleurs, le verset 4 : 43 interdit aux croyants de prier alors qu’ils sont ivres – laissant entendre que la consommation de vin est permise en d’autres circonstances. Pour ne pas simplifier les choses, le Coran affirme que des rivières de vin couleront au paradis (83 : 25).
Plusieurs questions peuvent se poser : comment le vin peut-il être qualifié de signe divin tout en étant une œuvre du diable ? Vu sa nature diabolique, comment le vin peut-il se trouver au paradis ? Le diable s’est-il rendu sur place pour l’y introduire ? Par ailleurs, comment une chose promise au paradis peut-elle être perçue aussi négativement ici-bas ? Les contradictions du texte coranique ne manquèrent pas de susciter l’embarras des savants religieux, et tout particulièrement des juristes à qui revenait la charge d’élaborer le droit : laquelle des dispositions coraniques est-elle la bonne, et sur quelle base le choix doit-il reposer ? Pour clarifier la situation, les juristes développèrent le principe de l’abrogation. Selon ce principe, les dispositions les plus récentes abrogent les plus anciennes. Cela suppose de connaitre l’ordre de révélation des versets, qui n’existe pas dans le Coran – les sourates étant classées grosso modo de la plus longue à la plus courte. La chronologie du Coran fut construite postérieurement par les exégètes musulmans, sur des bases arbitraires et peu convaincantes8. Soulignons également que les premiers traités sur « l’abrogeant et l’abrogé » (al-nâsikh wa-l-mansûkh), dont l’objectif était précisément de résoudre les contradictions juridiques posées par le texte coranique, virent le jour à une époque tardive9. Quoi qu’il en soit, les différentes positions affichées par le Coran concernant le statut du vin ne doivent pas nécessairement être envisagées comme l’évolution de la pensée d’un seul homme, mais bien plutôt comme le reflet des opinions divergentes qui existaient dans les milieux producteurs du Coran10.
Il convient enfin d’évoquer le cas d’un manuscrit coranique ancien, remontant probablement au début du 8e siècle, qui contient uniquement la sourate 2, « La vache ». Il semble en effet que dans les premières décennies de l’islam, la sourate circulait de manière indépendante du Coran, comme en témoigne encore au début du 8e siècle le théologien et ancien haut fonctionnaire à la cour omeyyade Jean Damascène11. Ce manuscrit a récemment fait l’objet d’une étude approfondie de deux chercheurs français, Mathieu Tillier et Naïm Vanthieghem12. Les auteurs y notent la présence de « variantes significatives » et de « lacunes textuelles de grande ampleur » par rapport à la recension officielle dite « othmanienne »13. L’une de ces variantes concerne précisément notre sujet. Elle porte en effet sur le verset 2 : 219, qui évoque le vin comme un « péché » supérieur au « profit » qu’il procure. Or, ce passage, qui servit de base aux juristes musulmans pour la prohibition du vin, est absent du manuscrit14. S’agit-il d’une erreur du copiste, d’une omission délibérée ou bien encore d’un témoin matériel d’une ancienne recension coranique où le vin n’était pas dépeint négativement ? Il n’existe malheureusement pas suffisamment d’éléments pour répondre à la question à ce jour.
Les raisons de l’interdit
L’interdiction du vin promulguée par le Coran rencontre de nombreux antécédents parmi certains groupes préislamiques. Nous avons vu que la culture et la consommation de vin étaient très répandue chez les Arabes avant l’islam. Toutefois, il semble avoir existé chez certaines communautés une prohibition du vin. Diodore de Sicile, que nous avons déjà cité, rapporte ainsi que les Nabatéens ne buvaient pas de vin sous peine d’être tués : « D’après une loi du pays, ils ne sèment pas de blé, ne plantent aucun arbre fruitier, ne boivent pas de vin et ne construisent aucune maison. Ceux qui font le contraire sont punis de mort » (Bibliothèque historique, XIX, 94).
La règle daterait cependant d’une période fort reculée de l’histoire des Nabatéens, où ces derniers n’étaient encore qu’un groupe nomade15. Elle fut abandonnée par la suite comme en témoignent les inscriptions que nous avons déjà relevées. Mohammed Maraqten attire par ailleurs notre attention sur une inscription datant du 2e siècle découverte à Palmyre, où il est question d’une interdiction du vin avec une connotation religieuse. L’inscription mentionne en effet le dieu Say’ al-Qawm, « le dieu bon et généreux, qui ne boit pas de vin »16. Selon Maraqten, les adeptes de cette divinité avaient l’interdiction de consommer du vin ou de le verser en guise d’offrande17. Il semble également que certaines tribus bédouines de Palestine ne consommaient pas de vin, à l’instar des Réchabites. Cette information est rapportée dans l’Ancien Testament, où nous lisons :
Je mis devant les fils de la maison des Réchabites des coupes pleines de vin, et des calices, et je leur dis : Buvez du vin ! Mais ils répondirent : Nous ne buvons pas de vin; car Jonadab, fils de Réchab, notre père, nous a donné cet ordre : Vous ne boirez jamais de vin, ni vous, ni vos fils (Jérémie 35 : 5-6)
Cette tribu semble avoir subsisté jusqu’à une période récente. Le missionnaire anglican Joseph Wolff relate sa rencontre en 1836 avec des habitants d’Arabie se réclamant de la lignée de Réchab, qui « ne boivent pas de vin, ne plantent pas de vigne, ne sèment pas de semence, vivent sous des tentes et font mémoire du bon vieux Jonadab fils de Réchab »18. De façon intéressante, on remarque que l’interdiction du vin se rencontre surtout parmi les tribus nomades d’Arabie. Ammien Marcellin (m. ~ 395) écrivait déjà au sujet des bédouins qu’il avait rencontrés : « presque tous ceux que nous avons vus ignoraient l’usage du pain et du vin » (Histoire de Rome, XIV, 4). L’hostilité des bédouins envers le vin serait une réaction de ces habitants du désert, où la culture du vin est rendue difficile, envers leurs rivaux sédentaires cultivateurs19. Serait-ce ici l’explication de l’hostilité du Coran contre le vin ? La réponse est loin d’être aussi évidente, car une telle attitude est également bien attestée parmi certains groupes judéo-chrétiens, ce qui pourrait fournir une explication alternative plus convaincante.
Si nous avons souligné l’importance cérémonielle que revêt le vin pour les juifs et les chrétiens, il a cependant existé parmi eux différents mouvements qui pratiquaient l’abstinence des boissons fermentées. Cette abstinence trouve une justification scripturaire, Paul écrivant dans son Épître aux Romains : « il est bien de ne pas manger de viande, de ne pas boire de vin » (Rom 14 : 21). Plus tard, certains théologiens encouragèrent l’abstinence de la consommation de vin ou sa modération. Clément d’Alexandrie écrit ainsi que « l’excès de vin est incompatible avec la méditation des choses célestes » (Pédagogue, II, 2)20. Certaines communautés chrétiennes, notamment en Asie Mineure et en Syrie, prirent les paroles de Paul très au sérieux, et utilisaient de l’eau plutôt que du vin pour la célébration de l’Eucharistie21.
Cependant, c’est principalement au sein de courants chrétiens « hérétiques » que l’on observait l’abstinence du vin. Parmi eux, nous trouvons l’encratisme, un courant d’inspiration gnostique qui visait à interdire les relations sexuelles ainsi que la viande et le vin22. L’encratisme aurait eu des adeptes parmi les Compagnons de Muhammad23. En tout cas, il existe un parallèle intéressant entre le texte coranique et ce courant du christianisme primitif. Dans son Panarion, sorte de « catalogue des hérésies », Épiphane de Salamine (m. 403) rapporte en effet que les encratites s’abstiennent du vin car ils « affirment qu’il provient du diable »24. Cela n’est pas sans rappeler le passage coranique qui compare le vin à « l’œuvre du diable ». Il est par ailleurs bien attesté que les ébionites, issus d’une mouvance judéo-chrétienne, ne consommaient pas de vin25, de même que les manichéens, dont la présence en Arabie est désormais établie26. Un texte d’origine manichéenne qualifie même le vin de « bile du Prince des Ténèbres »27, ce qui nous rapproche là encore du Coran.
Nous voyons par ces exemples que l’association entre le vin et le diable précède le Coran de plusieurs siècles, et qu’elle émane de sectes et courants chrétiens « hérétiques ». Holger Zellentin a récemment proposé une piste non moins intéressante pour expliquer la diabolisation du vin dans le Coran. Selon lui, l’idée proviendrait d’un texte judéo-chrétien du 5e siècle, les Homélies pseudo-clémentines. Le texte, qui encourage l’abstinence du vin, offre une explication que l’on peut rapprocher du passage coranique : comme les démons sont des êtres spirituels, ils ne peuvent consommer du vin qu’au moyen des corps d’humains dont ils prennent possession. Si l’on veut échapper aux démons, il faut donc s’éloigner du vin et des nourritures impures28.
Le traitement juridique du vin dans l’islam
Le statut légal du vin et autres breuvages alcooliques a fait l’objet d’âpres discussions chez les juristes confrontés à « une masse d’informations traditionnelles parfaitement contradictoires et qu’ils ont sélectionnées à leur guise »29. Comme on l’a vu, la langue arabe comprend un important nombre de mots pour désigner le vin et les boissons fermentées en général. Or, le Coran n’interdit explicitement que le khamr. Toute la difficulté est de savoir ce que recouvre précisément la définition de « khamr », et si les autres types d’alcools sont concernés par l’interdit. Ces questions ont fait l’objet de discordances évidentes parmi les juristes. Selon Abû Hanîfa (m. 737), le khamr se définit comme le vin extrait des dattes et du raisin, à l’exception de tout autre boisson alcoolisée ou non. Cette opinion repose sur un hadîth faisant dire au Prophète : « le khamr est préparé à partir de ces deux arbres : le palmier et la vign »30. Les juristes hanafites s’appuyaient également sur de nombreuses traditions rapportant que le Prophète consommait une boisson fermentée appelée nabîdh (voir ci-dessous), ainsi que sur les nombreux exemples, à travers la Bible, de prophètes buvant de l’alcool31. Ainsi, l’école hanafite autorisa la consommation des autres alcools à la condition de ne pas en boire jusqu’à intoxication.
Selon la seconde opinion, majoritaire, le khamr désigne par analogie tout breuvage enivrant, quel que soit son mode de production. Ibn Taymiyya va encore plus loin en faisant du khamr « toute substance enivrante », « tout ce qui altère la raison ». Cela comprend aussi, naturellement, les drogues comme le haschisch, au sujet desquelles les autres écoles se montrèrent étonnamment laxistes32. Quoi qu’il en soit, les juristes arrivèrent au consensus que toutes les boissons enivrantes, et pas seulement le vin des dattes et du raisin, sont frappées d’interdit par le Coran, allant jusqu’à excommunier ceux qui affirmeraient le contraire :
celui qui se permet de prétendre qu’elles [les boissons enivrantes] ne sont pas toutes interdites sera considéré comme un apostat, et s’il ne se repent pas après y avoir été invité, il encourt la peine de mort, la peine légale fixe prévue pour l’apostasie. Sa dépouille sera alors traitée comme celle d’un mécréant (kâfir) : pas de prière sur lui, pas de tombe dans un cimetière musulman, etc.33
La peine légale en cas de non-respect de l’interdit
En cas de violation de l’interdit, le Coran ne prévoit aucune sanction. Plusieurs traditions rapportent en revanche que les personnes en état d’ivresse étaient lynchées sur ordre du Prophète :
An-Nou’mân ou le fils d’an-Nou’mân a été amené parce qu’il était ivre. Le Prophète a ordonné à ceux présents dans la maison de le frapper. Ils l’ont frappé et j’étais parmi ceux qui l’ont frappé avec des chaussures34.
On a amené devant le Prophète un homme qui avait bu du vin. Il l’a fouetté d’environ quarante coups avec deux feuilles de palmier35.
Certains d’entre nous l’ont frappé avec leurs mains, avec des chaussures, et avec leurs vêtements36.
Le calife ‘Umar infligeait aux consommateurs quatre-vingt coups de fouet, châtiment qui deviendra la peine légale dans la plupart des écoles de jurisprudence37. Toutefois, avant la codification des règles de jurisprudence, la peine était décidée arbitrairement par les chefs locaux, qui pouvaient se montrer plus ou moins intransigeants. Joseph Schacht souligne ainsi « qu’un gouverneur, à la fin du premier siècle après l’hégire, ne punissait pas l’ivresse par le fouet mais par la peine de mort, le châtiment pour ivresse n’avait pas encore été fixé en ce temps-là »38.
Le vin dans les sociétés musulmanes
Les premiers temps
En dépit de l’interdit coranique, la consommation d’alcool demeura courante dans le monde islamique, aussi bien chez les élites que dans la populace. Comme le souligne Jack Tannous, « il existe des preuves abondantes que de nombreux musulmans appréciaient la consommation de vin, et l’ont même célébrée tout au long de l’histoire de l’islam »39. Le phénomène est particulièrement prégnant dans les premières générations de musulmans – y compris parmi les autorités religieuses et politiques. Plusieurs traditions révèlent que le Prophète lui-même, ainsi que d’éminents Compagnons, consommaient un type de breuvage alcoolisé appelé nabîdh40. Ibn Manzour (m. 1311) indique dans son Lisân al-‘Arab que
cela est appelé le nabîdh, car on prend des dattes ou du raisin puis on les vinifie dans un pot ou une outre en y ajoutant de l’eau, et on les laisse de côté jusqu’à ce qu’ils fermentent et deviennent intoxicants. (…) Le khamr pressé à partir du raisin : nabîdh. On dit que le nabîdh est du khamr ».
Ainsi le nabîdh peut être plus ou moins alcoolisé en fonction de la durée de fermentation. Le Prophète recommandait de la faire durer du matin jusqu’au soir ou du soir jusqu’au matin41. On rapporte également que ‘Umar consommait du nabîdh et l’aurait même déclaré halal. Boisson populaire par excellence, le nabîdh était encore au 9e siècle librement distribué aux musulmans en pèlerinage à La Mecque42.
Après la disparition du Prophète, de nombreux dignitaires musulmans, et même certains Compagnons, s’illustrèrent par leur penchant pour l’alcool.
L’un d’eux, Wahshi ibn Harb, est même réputé être le premier à subir la peine légale pour consommation d’alcool43. Plusieurs fils de ‘Umar furent fouettés pour la même raison44, et le rigorisme de l’impétueux calife contre la consommation d’alcool poussa certains musulmans à l’exil, voire à l’apostasie45. ‘Abbâs b. ‘Ali, petit-fils du Compagnon Ibn Abbâs – et membre de la famille du Prophète – était notoirement connu pour son penchant pour le vin46. Même un juge réputé comme Shurayh b. al-Hârith pouvait boire sans s’émouvoir de l’incompatibilité de son acte avec la lettre du Coran47.
La plupart des califes omeyyades consommaient régulièrement de l’alcool, à commencer par Yazid b. Muʿawiya, né d’une mère chrétienne, qui avait gagné le surnom de Yazid al-khumur, « Yazid l’ivrogne ». Certains récits rapportent qu’il organisait des fêtes où il chantait, dansait et buvait jusqu’à l’écroulement48. Ses successeurs firent preuve de plus de modération, sans toutefois se priver totalement.
Suivant une coutume observée par les Perses, ils buvaient à intervalles précis : ‘Abd al-Malik s’autorisait à boire une fois par mois, et utilisait après cela un vomitif pour vider son estomac ; al-Walid Ier organisait des beuveries un jour sur deux, Suleyman b. ‘Abd al-Malik, un jour sur trois, etc.49. L’encyclopédiste al-Jahiz (m. 868) nous apprend que certains califes n’hésitaient pas à danser et même à se déshabiller lors de ces festivités50. Al-Walid II, connu pour ses mœurs légères et ses idées religieuses « déviantes », était surnommé al-fâsiq, « le débauché ». Poète de grand talent, il organisait des orgies où se mêlaient chants et alcool. Lors de son pèlerinage à La Mecque, il installa même à côté de la Ka’ba une tente qui lui servait de véritable taverne. On rapporte également qu’il faisait la tournée des monastères afin de boire en toute quiétude51. Une exception à la règle est le calife ‘Umar II, qui généralisa, au début du 8e siècle, l’interdit d’alcool.
La documentation de l’époque nous porte à croire que c’est à la suite d’un tremblement de terre, dont le calife attribuait la survenue à la consommation d’alcool parmi sa communauté, que la décision fut prise d’interdire toute boisson fermentée52. L’édit du calife ne fut pas toujours reçu avec réjouissance.
Le gouverneur du Hijâz, al-Salt b. al-‘Âsî b. Wâbisa b. Khâlid, préféra émigrer à Constantinople où il se convertit au christianisme53. La documentation met en évidence le fait que la consommation d’alcool était tout autant répandue du côté des simples croyants. La chose était même si courante qu’à l’époque de Yazid, l’on pouvait boire ouvertement à La Mecque et à Médine54. Quant aux soldats, ils pouvaient bénéficier, pour eux et leurs familles, d’une provision (rizq) de boissons fermentées :
La consommation de certaines boissons fermentées […] était non point seulement tolérée, mais encouragée par les autorités qui en distribuaient aux familles musulmanes des cités-garnisons au titre du rizq, poursuivant peut-être en cela les distributions de vin aux soldats byzantins sous Héraclius (r. 610-641) dans le cadre de l’annona militaris55.
À titre d’exemple, à l’époque du calife ‘Abd al-‘Azîz b. Marwân, les soldats d’une expédition reçurent l’équivalent d’environ 308 litres de vin56.
La contradiction flagrante entre les pratiques des populations et l’interdit formulé par le Coran ne manque pas d’interroger l’historien : la masse des premières générations de musulmans ignorait-elle cette prohibition ? Ou les musulmans, y compris les élites, avaient-ils conscience de commettre là un péché ? Il semble que nous ayons affaire ici à une bonne illustration du fait que, durant le 1er siècle de l’islam, la diffusion du Coran n’était pas aussi large et uniforme que ne le prétend la tradition islamique postérieure. Comme le notent Tillier et Vanthieghem, « la rareté des vestiges coraniques sur papyrus laisse penser que la diffusion écrite du texte fut limitée en dehors des cercles élitaires »57. De fait, le Coran occupe encore à cette époque un rôle secondaire dans le développement du droit musulman58. Cela renforce l’hypothèse d’une canonisation tardive du texte coranique, qui conserva une certaine « plasticité » au moins jusqu’à la fin du 7e siècle59.
La période médiévale
Après la chute des Omeyyades, la consommation de vin dans le monde islamique oscilla entre des périodes de relative tolérance et de répression.
La dynastie des Abbassides voulait afficher, du moins publiquement, une image de sobriété. Cependant, sauf à de rares exceptions, les califes abbassides ne furent pas moins portés vers l’alcool que leurs prédécesseurs. Le palais califal, nouvellement installé à Bagdad, possédait sa propre cave à vin (sharâb-khâna)60. Al-Mutawakkil (r. 847 – 861), celui-là même qui imposa le dogme du Coran incréé, organisait des festivités où le vin était à l’honneur. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces beuveries qu’il fut assassiné – les auteurs du crime lancèrent la rumeur qu’il s’était étouffé avec du vin61 ! Comme l’explique Matthee Rudi, « Les gouverneurs ne prêtaient guère attention aux interdictions qu’ils proclamaient eux-mêmes. Les mesures anti-alcool visaient la consommation sur voie publique, cherchant à éviter les scandales publics comme les troubles et les bagarres, plutôt que la consommation privée. Les contrevenants étaient généralement condamnés à une amende ou, plus rarement, étaient flagellés ou paradés en public » 62. La libéralité – certes relative – des califes abbassides contraste avec les Almohades, réputés pour leur puritanisme. Sous le calife Abû Ya’qûb Yûsuf b. Ya’qûb (r. 1286–1307), à titre d’exemple, « tous les juifs qui vendaient du vin aux musulmans furent tués, et leurs familles réduites en esclavage dans tous les États marinides »63.
Dans l’empire ottoman, où la culture vinicole est plusieurs fois millénaire, le vin et divers alcools sont consommés de façon notoire – y compris pas les sultans – malgré quelques tentatives, souvent très éphémères, de le bannir. Les tavernes, ou « maisons du vin » (meyhane) y sont légion : dans l’Istanbul de la seconde moitié du 17e siècle, on recense 1060 de ces tavernes64. Le sultan Mourad II (r. 1421–44 et 1446–51) était connu pour sa faculté de boire d’énormes quantités de vin. Il meurt terrassé par une apoplexie au cours d’une beuverie65. Son successeur Mehmed II (r. 1444–46 et 1451–82), célèbre pour sa conquête de Constantinople, buvait du vin lors de ses expéditions – mais, dit-on, de façon modérée. Sélim Ier (r. 1512–20), alors en campagne en Égypte, manqua de peu de se noyer dans le Nil, totalement ivre, lorsque son bateau chavira. Son successeur Suliman le Magnifique (r. 1520–66), en revanche, s’abstenait de musique et d’alcool. En 1555, il devint le premier dirigeant ottoman à bannir la vente d’alcool, y compris pour les non-musulmans, et fit fermer les tavernes et les cafés d’Istanbul. Son fils et successeur Sélim II (r. 1566–74) annula les lois promulguées par son père, réintroduisit le vin et termina sa vie à seulement vingt-huit ans avec la réputation d’alcoolique notoire66. Le cas du sultan Mourad IV (r. 1623–40) illustre à merveille les contradictions entre la règle et la pratique.
Connu pour ses méthodes brutales, il mena une guerre sans répit contre l’alcool, le tabac et le café, ordonnant parfois de mettre à mort ceux qui outrepassaient la règle.
Cela ne l’empêcha pas de succomber lui-même à l’alcool et de s’adonner à d’immenses beuveries67. Ces exemples illustrent la grande difficulté qu’eurent les autorités religieuses et politiques à faire interdire l’alcool. Les partisans de la prohibition se heurtaient en outre à des intérêts financiers importants. Comme l’explique François Georgeon, « la raison majeure de l’échec des prohibitions est toutefois d’ordre fiscal : la production, le commerce et la vente au détail des boissons alcoolisées sont affaires très lucratives pour l’État, et toute mesure prohibitive a tôt fait de se répercuter sur les revenus du Trésor »68.
En dehors des cercles du pouvoir, la consommation de vin restait admise, au moins officieusement. Comme le note Ahmed Shahab, « boire du vin était une pratique collective et normative, c’est-à-dire qu’elle était pratiquée lors de rassemblements sociaux souvent importants entre amis »69. Durant la période médiévale, l’alcool était si notoirement consommé que le célèbre polymathe musulman Nasir al-Din al-Tusi (m. 1274) pouvait librement dédier un chapitre entier de ses Éthiques aux « manières de consommer du vin » (âdâb-i sharâb-khwurdan). Le vin est aussi l’affaire des poètes, qui en chantent les louanges dans des vers appelés khamriyyât.
L’éloge du vin et de l’ivresse est souvent associé à d’autres interdits, notamment l’amour des garçons. Le célèbre Abu Nuwas (m. 814), protégé du calife ar-Rachid, consacre au vin les vers suivants :
Je ne vois ni plaisir, ni joie
Ni succès, tant que le verre n’est pas en vue
Quelle arme redoutable que le vin pour l’homme
Il assaille le malheur et le chasse
Le vin a des vertus si merveilleuses qu’il peut
Délivrer l’avare de son avarice
Il n’y a pas d’autre vie que celle de boire
Du matin au soir
Jamais je ne renoncerai au verre, ni
N’accepterai en amour ceux qui le condamnent
Plus subversif, le poète perse Manuchehri (m. 1040) écrivait son amour pour le vin et les jeunes servants :
J’aime mon serviteur et mon verre de vin
Ce n’est pas ici le lieu pour le blâme ou le mépris
Je sais que les deux sont interdits
C’est justement ce côté « interdit » qui les rend si agréables
Références
1↑ Mohammed Maraqten, « Wine Drinking and Wine Prohibition in Arabia before islam », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 1993, p. 95.
2↑ Ibid, p. 96.
3↑ Robert Hoyland, Arabia and the Arabs: From the Bronze Age to the coming of Islam, Routledge, 2001, p. 163.
4↑ Mohammed Maraqten, art. cit., p. 104.
5↑ Ibid.
6↑ David S. Powers, « Le Coran et son environnement légal », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, Le Cerf, 2019, vol. 1, p. 618.
7↑ Katheryn Kueny, « Wine », in Jane Dammen McAuliffe (ed.), Encyclopaedia of the Qur’an, Brill, 2001, vol. 6, p. 481.
8↑ Gabriel S. Reynolds, « Le problème de la chronologie du Coran », Arabica, vol. 58, 2011, pp. 477–502.
9↑ Koby Yosef, « Between al-Zuhrī (d. 124/742) and Qatāda (d. 118/736): two early treatises on abrogation in the Qur’ān », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, vol. 42, 2015, pp. 73–127.
10↑ Gabriel S. Reynolds, « Commentaire de la sourate 4 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, op. cit., vol. 2a, p. 179.
11↑ Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran : questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Téraèdre, 2006, pp. 95–96.
12↑ Matthieu Tillier & Naïm Vanthieghem, The Book of the Cow: An Early Qurʾānic Codex on Papyrus (P. Hamb. Arab. 68), Brill, 2023.
13↑ Matthieu Tillier & Naïm Vanthieghem, « Des amphores rouges et des jarres vertes : Considérations sur la production et la consommation de boissons fermentées aux deux premiers siècles de l’hégire », Islamic Law and Society, vol. 30 (1–2), 2023, p. 5.
14↑ Matthieu Tillier & Naïm Vanthieghem, op. cit., p. 27.
15↑ John F. Healey, The Religion of the Nabateans: A Conspectus, Brill, 2001, p. 28.
16↑ Mohammed Maraqten, art. cit., p. 109.
17↑ Ibid, p. 110.
18↑ Joseph Wolff, Journal of the Rev. Joseph Wolff in a Series of Letters to Sir Thomas Baring, James Burns, 1839, p. 389.
19↑ Enno Littmann, Semitic Inscriptions, The Century, 1904, pp. 73–74.
20↑ Proverbes 20:1 : « Le vin est moqueur, les boissons fortes sont tumultueuses ; Quiconque en fait excès n’est pas sage ».
21↑ Moshe Blidstein, Purity, Community, and Ritual in Early Christian Literature, Oxford University Press, 2017, p. 82.
22↑ Georges Blond, « Encratisme », Dictionnaire de spiritualité, ascétique et mystique, Beauchesnes, 1995, vol. 4, pp. 628–642.
23↑ Voir Claude Gilliot, « Le Coran avant le Coran. Quelques réflexions sur le syncrétisme religieux en Arabie centrale », in Mehdi Azaiez (ed.), Le Coran. Nouvelles approches, CNRS Éditions, 2013, pp. 165–166, qui renvoie notamment au Tafsir de Muqâtil.
24↑ Rea Matsangou, « The ‘Children’ of the Manichaeans: Wandering Extreme Ascetics in the Roman East Compared », in Jason D. BeDuhn et al. (eds.), Manicheism and Early Christianity, Brill, 2021, p. 377.
25↑ Voir par exemple Clément Huart, « Une nouvelle source du Coran », Journal Asiatique, 1904, pp. 125–167.
26↑ Michel Tardieu, « Le manichéisme : recherches actuelles », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), op. cit., vol. 1, p. 475.
27↑ Samuel N. C. Lieu, Manicheism in the Later Roman Empire and Medieval China, Manchester University Press, 1985, p. 200.
28↑ Holger Zellentin, The Qur’an’s Legal Milieu: The Didascalia Apostolorum as a Point of Departure, Mohr Siebeck, 2013, pp. 118–121.
29↑ Éric Chaumont, « Vin, boissons enivrantes et drogues », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (ed.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 910.
30↑ Muslim 1985a.
31↑ Rudi Matthee, Angels Tapping at the Wine-Shop’s Door: A History of Alcohol in the Islamic World, Hurst & Company, 2023, p. 24.
32↑ Franz Rosenthal, Man versus Society in Medieval Islam, Brill, 2014, p. 236.
33↑ Éric Chaumont, art. cit., p. 913.
34↑ Sahih Moslim 2002.
35↑ Sahih al-Boukhâri 6392.
36↑ Sahih Moslim 1706.
37↑ Voir Mohammad Hashim Kamali, Crime And Punishment In Islamic Law. A Fresh Interpretation, Oxford University Press, 2019, p. 162.
38↑ Joseph Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford University Press, 1967, p. 191, n°5.
39↑ Jack Tannous, The Making of the Medieval Middle East, Princeton University Press, 2018, p. 283.
40↑ Ibid, p. 279.
41↑ Sunan an-Nasâ’i 5741.
42↑ Jack Tannous, op. cit., p. 279.
43↑ Ibid.
44↑ Ibid.
45↑ Jack Tannous, op. cit., p. 280.
46↑ Ibid.
47↑ Jack Tannous, op. cit., p. 284.
48↑ Rudi Matthee, op. cit., p. 34.
49↑ Ibid.
50↑ Ibid.
51↑ Ibid, p. 35.
52↑ Elon Harvey, « ʿUmar ii and the Prohibition of Ṭilāʾ and Nabīdh », Islamic Law and Society, vol. 30, 2023, pp. 329–391.
53↑ Jack Tannous, op. cit., p. 281.
54↑ Ibid.
55↑ Matthieu Tillier & Naïm Vanthieghem, art. cit., p. 16.
56↑ Ibid, p. 6.
57↑ Ibid, p. 4.
58↑ Voir par exemple Patricia Crone, « Two Legal Problems Bearing on the Early History of the Qur’ān », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, vol. 18, 1994, pp. 1–37.
59↑ Sur la canonisation tardive du Coran, voir notamment Alfred-Louis de Prémare, op. cit. ; Guillaume Dye, « Pourquoi et comment se fait un texte canonique », in Christian Brouwer et al. (eds.), Hérésie : une construction des identités religieuses, Éditions de l’université de Bruxelles, 2015, pp. 55–104 ; Karl-Friedrich Pohlmann, Die Entstehung des Korans : Neue Erkenntnisse aus Sicht der historisch-kritischen Bibelwissenschaft, WBG, 2015 ; Stephen Shoemaker, Creating the Quran, University of California Press, 2022.
60↑ Rudi Matthee, op. cit., p. 36.
61↑ Ibid, p. 37.
62↑ Ibid, p. 40.
63↑ Bat Ye’or, Les chrétientés d’Orient entre jihad et dhimmitude, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2007, p. 94, n°64.
64↑ François Georgeon, Au pays du Raki. Le vin et l’alcool de l’empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan, CNRS Éditions, 2021, p. 50.
65↑ Rudi Matthee, op. cit., p. 82.
66↑ Ibid, p. 83.
67↑ Shahab Ahmed, What is Islam? The Importance of Being Islamic, Princeton University Press, 2016, p. 67.
68↑ François Georgeon, op. cit., p. 113.
69↑ Shahab Ahmed, op. cit., p. 62.