La prosternation des anges
Introduction
Il est bien connu que Satan est un ange déchu, que Dieu a maudit à cause de sa rébellion. Cependant, le motif de sa rébellion est débattu chez les théologiens. Dans le Coran, le diable, appelé Iblis, est châtié pour avoir refusé par orgueil de se prosterner devant Adam :
Quand ton Seigneur dit aux anges : « Je vais créer d’argile un être humain. Quand Je l’aurai bien formé et lui aurai insufflé de Mon Esprit, jetez-vous devant lui, prosternés. » Alors tous les anges se prosternèrent, à l’exception d’Iblis qui s’enfla d’orgueil et fut du nombre des infidèles. [Allâh] lui dit : « Ô Iblis, qui t’a empêché de te prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains ? T’enfles-tu d’orgueil ou te considères-tu parmi les hauts placés ? » Il répondit : « Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu et tu l’as créé d’argile ». [Allâh] dit : « Sors d’ici, te voilà banni, et sur toi sera ma malédiction jusqu’au jour de la Rétribution » (38.71-78).
Ce récit est rapporté à sept reprises dans le Coran (2.30-39 ; 7.11-24 ; 15.26-43 ; 17.61- 65 ; 18.50-51 ; 20.115-124 ; 38.71-85). Une première question vient à l’esprit : pourquoi Allâh aurait-il ordonné aux anges de se prosterner devant un autre que Lui, en l’occurrence une simple créature ? Cela ne créé-t-il pas une certaine tension avec l’idée d’un monothéisme pur ? Comme nous allons le voir, les choses deviennent beaucoup plus claires à la lumière des textes syriaques dont le Coran s’inspire.
Iblis et al-Shaytan
Avant d’entrer dans le vif du sujet, intéressons-nous d’abord aux noms donnés par le diable dans le Coran. Celui-ci est en effet appelé tantôt Iblis (du grec diabolos) et tantôt al-Shaytan1. Plus précisément, le nom d’Iblis apparait dans les scènes qui se déroulent avant son expulsion. C’est donc seulement après avoir été expulsé que le diable est appelé al-Shaytan. Cependant, le Coran ne donne pas la raison de ce changement soudain. Comme souvent, il faut chercher l’explication dans les écrits juifs et chrétiens qui sous-tendent le récit coranique. L’idée que le diable a changé de nom après son expulsion a été avancée par plusieurs théologiens syriaques de l’Antiquité, pour qui « le diable a choisi ce nom après avoir désobéi à l’ordre de Dieu de vénérer Adam »2. Dans la Caverne des Trésors, un texte syriaque composé vers 6003, raconte ainsi qu’après avoir désobéi, « il fut appelé du nom de Satana, parce qu’il s’était détourné »4.
La chute d’Iblis
La Bible rapporte que Satan a été puni par Dieu en raison de son orgueil (Esaïe 14 : 12-15), mais le texte ne précise pas la nature exacte de sa rébellion, laissant place à diverses spéculations de la part des exégètes juifs et chrétiens. Ces débats théologiques ont conduit à deux grandes interprétations. La première, d’origine juive, soutient que Satan aurait voulu être adoré comme un dieu et régner sur le monde. C’est encore aujourd’hui l’explication prévalente chez les juifs et les chrétiens5. Toutefois, c’est la seconde interprétation qui retiendra notre attention ici : selon celle-ci, le diable aurait été maudit pour avoir refusé de se prosterner devant Adam. Cette légende est attestée pour la première fois dans un livre intitulé la Vie d’Adam et Ève, composé au 5e ou 6e siècle. On y lit le passage suivant :
Se lamentant, le diable dit : « Adam, toute mon inimitié, mon ressentiment et ma jalousie vont vers toi, puisqu’à cause de toi j’ai été banni et privé de ma gloire, que j’avais dans le ciel, au milieu des anges. A cause de toi, j’ai été expulsé sur la Terre ». Adam répondit : « Que t’ai-je fait ? Quelle faute ai-je commise envers toi ? Puisque nous ne t’avons ni lésé ni blessé, pourquoi nous persécutes-tu ? » Le diable répondit : « Adam, que me racontes-tu ? À cause de toi j’ai été expulsé hors du ciel. Quand tu fus façonné, je fus banni hors de la face de Dieu et renvoyé de la compagnie des anges. Quand Dieu insuffla en toi l’esprit (spiritus) de Sa vie, et que ton visage et ta ressemblance furent faites à l’image de Dieu, Michel t’amena pour que je t’adore à la vue de Dieu et le Seigneur Dieu dit : « Voici Adam, je l’ai fait à notre image et à notre ressemblance ». [L’ange] Michel appela tous les anges en leur disant : « Adorez l’image du Seigneur Dieu, comme le Seigneur Dieu vous l’a ordonné ». Et Michel l’adora le premier, m’appela et me dit : adore l’image de Yahweh. Je répondis : « Je n’ai pas été fait pour adorer Adam […]. Je n’adorerai pas ce qui m’est inférieur et postérieur. Je suis avant cette créature. Avant qu’elle ait été façonnée, j’avais déjà été façonné. C’est à elle de m’adorer ».
On remarque que le Coran reprend point par point la trame de la légende : i) Dieu créé Adam en insufflant en lui Son esprit ; ii) Il ordonne aux anges de se prosterner devant Adam ; iii) les anges s’exécutent à l’exception de Satan ; iv) Satan est expulsé du paradis. On notera cependant une différence entre les deux textes : alors que dans la Vie d’Adam et Ève, le diable refuse de se prosterner devant Adam au motif qu’il a été créé avant lui, dans le Coran, le diable évoque un tout autre argument, à savoir qu’il a été créé de feu, une matière plus noble que l’argile dont est fait Adam. On retrouve précisément le même argument dans d’autres textes chrétiens, et notamment dans les Question de Barthélémy ou encore la Caverne des Trésors, que nous avons déjà mentionnée. On lit dans ce dernier texte :
Quand le chef de l’ordre inférieur (= le diable) vit quelle grandeur avait été donnée à Adam, il devint jaloux et ne voulut pas se prosterner devant lui avec les anges, et il dit à ses puissances : « Ne vous prosternez pas avec les anges, et ne le louez pas. Ce qui est juste, c’est qu’il se prosterne devant moi, qui suis le feu et l’esprit, et et non pas que moi je me prosterne devant la poussière, qui a été façonnée de menue poussière ». Lorsque le rebelle et le désobéissant en eut décidé par sa volonté libre, il se sépara lui-même de Dieu. Il fut renversé et il tomba avec tout son ordre (Caverne des Trésors, 3 : 1-4).
Les raisons de la prosternation
Revenons maintenant à la question que nous avions laissé en suspens : pourquoi Dieu ordonne-t-il aux anges de se prosterner devant une créature ? Pour les chrétiens qui ont fait circuler cette légende, la chose n’avait rien d’embarrassant. D’une part, dans la Bible, Adam est créé à l’image de Dieu (Genèse 1 : 27), un point sur lequel le Coran reste silencieux6. D’autre part, Adam est considéré dans l’exégèse chrétienne comme une préfiguration de Jésus7. Ainsi, en se prosternant devant Adam, les anges se prosternent en réalité devant Jésus. Cela anticipe Hébreux 1 : 6 où les anges se prosternent devant lui : « Et lorsqu’il introduit de nouveau dans le monde le premier-né, il dit : Que tous les anges de Dieu l’adorent ! » Pour les chrétiens, la prosternation des anges devant Adam est donc parfaitement sensée : elle vient confirmer la divinité de Jésus, vu comme le « nouvel Adam ». Le récit de la prosternation n’a véritablement de sens que dans une perspective chrétienne, où Jésus est à la fois Dieu et le nouvel Adam. En revanche, il devient incohérent d’un point de vue théologique dans le Coran, qui rejette la divinité de Jésus et défend un « monothéisme pur ». Il est probable que les scribes chargés de la rédaction finale du Coran aient été conscients de la tension théologique engendrée par le récit. Comme mentionné précédemment, ce récit apparait à sept reprises dans le Coran. Un historien allemand, Karl-Friedrich Pohlmann, a pu montrer que ces différentes versions résultent du travail de plusieurs rédacteurs. En particulier, les versions les plus récentes du récit visent à corriger et de « déchristianiser » les versions antérieures, afin de les rendre plus conformes à la théologie coranique que leurs auteurs entendaient promouvoir8.
Tableau comparatif
Questions de Barthélémy
Coran
Satan dit : « Lorsque je revins des extrémités du Monde, [l’ange] Michel me dit : « prosterne-toi devant l’image de Dieu [Adam], qu’Il a façonné à sa ressemblance ». Mais moi je répondis : « Moi qui suis feu issu du feu, je devrais me prosterner devant l’argile et la matière ? […] Alors Dieu s’irrita contre moi et me précipita en bas » (4 : 55-56).
Allâh dit : « Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner lorsque je te l’ordonne ? » Il dit : « Je suis meilleur que lui [Adam], tu m’as créé de feu et tu l’as créé d’argile ». Dieu dit : « Descend d’ici, tu n’as pas à te montrer orgueilleux en ce lieu, sors » (7 : 12-13).
Références
1↑ Gabriel S. Reynolds, « A Reflection on Two Qurʾānic Words (Iblīs and Jūdī), with Attention to the Theories of A. Mingana », Journal of the American Oriental Society, vol. 124 (n°4), pp. 675-689.
2↑ Tommaso Tesei, « The Fall of Iblis and Its Enochic Background », in T. Kadari et al. (eds.), Religious Stories in Transformation : Conflict, Revision and Reception, Brill, 2016, p. 68.
3↑ Sergey Minov, « Date and Provenance of the Syriac Cave of Treasures : A Reappraisal », Hugoye: Journal of Syriac Studies, vol. 20 (n°1), pp. 131-149.
4↑ La Caverne des Trésors : Les deux recensions syriaques, éditées par Su-Min Ri, (CSCO, 486 ; Scriptores Syri, 207), Peeters, 1987, p. 11.
5↑ Jean-Marc Rosentiehl, « La chute de l’ange : Origines et développement d’une légende et ses attestations dans la littérature copte », in Jacques E. Ménard (ed.), Ecritures et traditions dans la littérature copte – Journée d’études coptes, Strasbourg 28 mai 1982, Peeters, 1983, pp. 37-44.
6↑ En revanche, la sunna affirme bien qu’Adam fut créé à l’image d’Allâh. Voir Bukhari n°6227 et Muslim 2841. Sur la question de l’anthropomorphisme dans la sunna, cf. Daniel Gimaret, Dieu à l’image de l’homme. Les anthropomorphismes de la sunna et leur interprétation par les théologiens, Le Cerf, 1997.
7↑ Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge, 2010, p. 48.
8↑ Karl-Friedrich Pohlmann, Die Entstehung des Korans: Neue Erkenntnisse aus Sicht der historisch-kritischen Bibelwissenschaft¸WBG, 2012, pp. 85-152. Voir également Guillaume Dye, « Le Coran et le problème synoptique », in Martin Gross & Robert M. Kerr (eds.), Die Entstehung einer Welreligion VI, Schiler & Mücke, pp. 234-261. Nous reviendrons en détail sur les résultats de ces recherches issues de la critique de la rédaction appliquée aux textes coraniques. En attendant, les lecteurs francophones pourront visionner l’excellente conférence donnée par Guillaume Dye à l’Université de Strasbourg (2020) : https://www.youtube.com/watch?v=gYDtMQnKTHU (accédé le 18/07/2024)