Le songe de Joseph
Contexte
Dans le Coran, Joseph se tourne vers son père pour lui faire part de la vision qu’il a reçue. Ce dernier lui conseille alors de ne pas en toucher mot à frères, qui comploteraient contre lui :
« Quand Joseph dit à son père : ‘‘ Ô mon père, j’ai vu onze étoiles ; le soleil et la lune : oui, je les ai vus se prosterner devant moi’’. Il dit : ‘‘Ô mon fils ! Ne raconte pas ta vision à tes frères, car ils comploteraient alors contre toi. Le démon est l’ennemi déclaré de l’homme. Ton Seigneur te choisira ; il t’enseignera l’interprétation des récits ; il parachèvera sa grâce en toi et en faveur de la famille de Jacob […] » (12:4-6).
Cette version de l’histoire est totalement à rebours de celle que l’on trouve dans la Bible. Dans le livre de la Genèse, Joseph raconte en effet son rêve à la fois à son père et à ses frères. En outre, le père se montre dubitatif vis-à-vis du songe de son fils et le tourne en dérision : « Il [= Joseph] le raconta à son père et à ses frères. Son père le réprimanda, et lui dit : Que signifie ce songe que tu as eu ? Faut-il que nous venions, moi, ta mère et tes frères, nous prosterner en terre devant toi ? » (Genèse 37:9-10). Comment expliquer ces différences importantes entre le récit biblique et le Coran ? Nous allons voir que les rédacteurs du Coran se sont inspirés de commentaires syriaques.
Un poème syriaque
L’histoire de Joseph était très populaire auprès des auteurs syriaques, qui ont écrit de nombreux commentaires et poèmes sur le sujet1, parfois en prenant certaines libertés par rapport au texte biblique d’origine, en modifiant par exemple certains éléments du récit. Parmi ces écrits, figurent quatre homélies écrites par un auteur anonyme au 5e siècle2. On a typiquement affaire ici à une réécriture de l’histoire de Joseph telle qu’elle apparait dans la Bible. Julien Decharneux précise que le but de cette « réécriture » du texte biblique était « d’éliminer du récit l’arrogance du Joseph de la Genèse (qui se vante devant ses frères d’avoir eu ce songe) »3. On lit dans l’une de ces homélies le passage suivant :
Puis, j’ai fait un autre rêve après celui-ci, que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternent devant moi. Jacob dit : « Tiens-toi tranquille, enfant. Ne révèle pas [tes rêves] de peur qu’il n’y ait de la jalousie chez tes frères et qu’ils te tuent. Le Dieu de tous veut faire de toi un roi […]4.
Comme nous le voyons, le texte présente plusieurs similitudes avec la version coranique du récit : non seulement Joseph parle de son rêve à son père, et à lui seul, mais ce dernier lui prédit également un destin glorieux. Autrement dit, on retrouve dans ce poème syriaque précisément les deux différences (par rapport au récit biblique), que nous avions déjà remarquées dans le Coran.
Tableau comparatif
Homélie syriaque
Coran
Il appela Jacob [en disant] : « Père, « écoute les rêves que j’ai faits […]. Puis, j’ai fait un autre rêve après celui-ci, que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternent devant moi. Jacob dit : « Tiens-toi tranquille, enfant. Ne révèle pas [tes rêves] de peur qu’il n’y ait de la jalousie chez tes frères et qu’ils te tuent. Le Dieu de tous veut faire de toi un roi […] ».
Quand Joseph dit à son père : « Ô mon père, j’ai vu onze étoiles ; le soleil et la lune : oui, je les ai vus se prosterner devant moi ». Il dit : « Ô mon fils ! Ne raconte pas ta vision à tes frères, car ils comploteraient alors contre toi. […] Ton Seigneur te choisira […] ».
Références
1↑ Voir Kristian S. Heal, Genesis 37 and 39 in the Early Syriac Tradition, Brill, 2023.
2↑ Ibid, p. 59.
3↑ Julien Decharneux, « Commentaire de la sourate 12 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, Le Cerf, 2017, p. 517.
4↑ Cité par Joseph Witztum, The Syriac Milieu of the Qur’an. The Recasting of Biblical Narratives, Princeton University p. 193.