Qui est Luqman ?

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Contexte

Le Coran mentionne un personnage énigmatique appelé Luqman, qui a donné son  nom à la sourate 31. L’identité de Luqman a divisé les commentateurs musulmans, qui  ont formulé de nombreuses hypothèses qui rentrent en contradiction les unes avec les  autres. Selon les exégètes, Luqman serait en effet (au choix) :

  1. Un prophète arabe préislamique ; 
  2. Un esclave éthiopien ; 
  3. Un esclave égyptien ; 
  4. Le neveu du prophète Job ;
  5.  Un juge du peuple d’Israël1

Bref, comme souvent, c’est la grande confusion qui règne du côté des exégètes  musulmans. Cela montre au passage que ces derniers se trouvaient devant un texte  qu’ils ne comprenaient tout simplement pas, ce qui les obligeait à émettre toutes sortes  d’hypothèses hasardeuses et mutuellement incompatibles (l’exemple de Luqman est à  ce titre un cas d’école). La recherche historico-critique permet cependant d’y voir plus  clair sur l’identité de Luqman.

Un philosophe grec

Pour commencer, il est clairement établi que le nom de Luqman est dérivé du nom  du médecin et philosophe pythagoricien Alcméon de Crotone (m. ~ 450 av. J.-C.).  Mahmud Muftic signale que ce dernier était également connu sous les noms d’Alcimon, Alcmon, ou encore Locmon2 . Mais au-delà de la similarité des noms  (Locman/Luqman), on retrouve également des formules très proches d’un côté comme  de l’autre. Dans un fragment conservé par le poète Diogène Laërce, Alcméon s’adresse  à son élève en débutant ses propos par la formule : « ô mon fils ». Or, dans le Coran,  Luqman utilise exactement la même formule : « Luqman dit à son fils en l’exhortant :  ‘‘Ô mon fils ! N’associe rien à Dieu. Le polythéisme est une injustice » (31:13). Muftic  souligne en outre qu’Alcméon aurait lui aussi professé l’unicité de Dieu, ce qui  correspond bien aux enseignements de Luqman3. Toutefois, cette affirmation est  inexacte car Alcméon était polythéiste, comme le prouve dans ses écrits l’emploi du pluriel pour désigner « les dieux »4. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le polythéisme d’Alcméon avait été « effacé » par certains auteurs chrétiens de l’Antiquité  comme Clément d’Alexandrie, qui présentaient le philosophe grec comme une sorte de  monothéiste avant l’heure. Comme le souligne l’historien Juan Cole, « il est possible  qu’une tradition se soit développée à la fin de l’Antiquité lui attribuant des paroles de  sagesse, […] et le présentant comme ayant des tendance monothéistes »5. Dans ce cas,  le Luqman du Coran ne fait pas référence au personnage historique d’Alcémon, mais  bien plutôt à une version mythique et « christianisée » du célèbre philosophe.

Luqman et le sage Ahiqar

Un autre personnage que le Coran a amalgamé à la figure de Luqman n’est autre que  le sage mésopotamien Ahiqar. On raconte qu’il aurait vécu en Irak au 5e siècle avant  notre ère, et qu’il aurait eu une fonction de scribe à la cour roi6. Il est connu notamment  grâce à un texte intitulé Sagesse d’Ahiqar écrit en araméen vers la même époque7. Le  texte se présente comme « une liste de maximes dans la plus pure tradition de la  sagesse orientale ancienne »8, précise Françoise Briquel Chatonnet. Par la suite, il connaitra un grand succès dans tout le Proche-Orient et fera l’objet de nombreuses  traductions et adaptations. Il est intéressant de noter que dans une version syriaque  plus tardive, le sage Ahiqar apparait comme un monothéiste9.

Fig. 1 : papyrus araméen mentionnant les Sagesses d’Ahiqar, 5es. avant J.-C.

Les historiens ont noté plusieurs similitudes entre les Sagesses attribuées à Ahiqar et le Coran. D’une part, Ahiqar commence ses proverbes par la formule « mon fils »,  qui est commune comme on l’a vu au Coran ainsi qu’à Alcméon. Mais on trouve  d’autres ressemblances encore plus frappantes. Au verset 19, Luqman déclare : « Sois  modeste en ta démarche ; modère ta voix : la voix la plus désagréable est la voix de l’âne  ». Or, on trouve un proverbe quasi-identique dans les paroles attribuées à Ahiqar : « N’élève pas ta voix avec jactance et tumulte, car s’il suffisait d’une voix puissante pour  construire une maison, l’âne en bâtirait une en un jour ». Dans un autre passage,  Luqman insiste sur la modestie : « Ne te pavane pas de manière désinvolte sur terre,  car Allah n’aime pas les vaniteux et les présomptueux » (31:18). Ce dernier verset fait  clairement penser au conseil d’Ahiqar : « Mon fils, incline ta tête, porte ta vue et  regarde en bas […]. Ne sois pas impudent et querelleur ».

Tableaux comparatifs

Sagesses d’Ahiqar

Coran

N’élève pas ta voix avec jactance et  tumulte, car s’il suffisait d’une voix  puissante pour construire une maison,  l’âne en bâtirait une en un jour.

Sois modeste en ta démarche ; modère  ta voix : la voix la plus désagréable est la  voix de l’âne.

Sagesses d’Ahiqar

Coran

Mon fils, incline ta tête, porte ta vue  et regarde en bas […]. Ne sois pas  impudent et querelleur.

Ne te pavane pas de manière  désinvolte sur terre, car Allah n’aime  pas les vaniteux et les présomptueux.

Références

1↑  Voir Seyyed Hossein Nasr et al., The Study Quran. A New Translation and Commentary, HarperOne, 2015, p. 1821.

2↑  Mahmud Muftic, « Which Oath? Luqman’s as given in the Qur’ān or Hippocrates’s? », The Islamic Review and Arab Affairs, vol. 56 (1968), p. 6.

3↑  Ibid., p. 7.

4↑  Diogène Laërce a, par exemple, conservé un autre fragment où le philosophe déclare que « les dieux connaissent les choses invisibles et à venir tandis que les hommes aspirent à comprendre celles qu’ils voient ».

5↑  Juan Cole, « Dyed in Virtue: The Qur’an and Plato’s Republic », Greek, Roman and Byzantine Studies, vol. 61 (2021), p. 585.

6↑  Françoise Briquel Chatonnet, « L’histoire et la sagesse d’Ahiqar : fortune littéraire de l’histoire d’un dignitaire araméen à la cour assyrienne », in Jean-Louis Bacqué-Gaummont et al. (eds.), D’un Orient l’autre. Actes des 3e Journées de l’Orient, Bordeaux, 2-4 octobre 2002, Cahiers de la société asiatique, nouvelle série IV, p. 18. Les historiens considèrent généralement qu’il s’agit d’un personnage fictif. Cependant, la découverte en 1959 d’une ancienne tablette d’argile qui mentionne son nom a rendu possible l’hypothèse de son existence. Dans tous les cas, les légendes qui se sont greffées sur son nom ont depuis longtemps effacé toute trace du personnage historique, à supposer qu’il ait vraiment existé. En l’état actuel de connaissances, il semble préférable de le décrire de façon prudente comme un personnage semi-légendaire.

7↑  Pour une traduction française, voir François Nau, Histoire et sagesse d’Ahikar l’Assyrien (fils d’Anael, neveu de Tobie) Traduction des versions syriaques avec les principales différences des versions arabes, arménienne, grecque, néo-syriaque, slave et roumaine, Paris : Letouzey et Ané, 1909.

8↑  Françoise Briquel Chatonnet, art. cit., p. 18.

9↑  Françoise Briquel Chatonnet, « De l’Ahiqar araméen à l’Ahiqar syriaque : les voies de transmission d’un roman », in Sophie G. Vashalomidze & Lutz Greisiger (eds.), Der Christliche Orient und seine Umwelt. Gesammelte Studien zu Ehren Jürgen Tubachs anläßlich de son 60. anniversaire, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, pp. 51-57.