La transformation des juifs en singes

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Contexte

Le Coran rapporte à plusieurs reprises le sort de certains juifs qui avaient désobéi aux commandements divins. Allâh les avait punis d’une assez drôle de façon en les transformant en singes et en porcs :

Quand ils eurent désobéi à ce qui leur avait été interdit, Nous leur dîmes : « Soyez des singes abjects ! » (7:166).

Certes vous connaissez ceux qui, parmi vous, ont transgressé le Sabbat ; Nous leur avons dit : « Soyez des singes abjects ! » (2:65).

Ceux qu’Allah a maudits, contre qui Il s’est courroucé, dont Il a fait des singes et des porcs […] (5:60).

La première question qui se pose est de savoir si ces passages doivent être interprétés comme une métaphore ou bien de manière littérale. L’immense majorité des exégètes musulmans ont pris parti pour la seconde option, à savoir que les juifs incriminés ont été physiquement métamorphosés en bêtes1. Dans son Tafsîr, le célèbre commentateur al-Tabari (m. 923) rapporte que les juifs transformés en singes pour avoir transgressé le Sabbat habitaient un village situé au bord de la Mer Rouge2. Ibn Kathir (m. 1373) en a tiré la conclusion suivante :

Allâh a fait de ces habitants qui ont subi un châtiment ignominieux et avilissant, un exemple pour leurs contemporains et leur postérité […]. Ce châtiment a été cité en montrant ses causes afin que les hommes réfléchissent, craignent Allâh et en prennent une leçon et une exhortation. Qu’ils redoutent donc ce qu’il pourrait leur arriver s’ils désobéissent à Allâh3.

Selon la plupart des commentateurs musulmans, la transformation d’hommes en animal est donc un événement historique qui pourrait se produire à nouveau pour punir les incrédules. C’est en effet le sens du texte coranique, qui utilise habituellement les exemples de châtiments passés comme une menace pour ses contemporains. Comme nous allons le voir, ces récits de juifs métamorphosés en singes proviennent de légendes juives et de la mythologie grecque.

Des origines mythologiques

L’idée que les hommes punis par une divinité sont transformés en animal n’est pas nouvelle. C’est en effet un thème classique dans les mythes anciens et les exemples « abondent dans le folklore et la mythologie de pratiquement toutes les ethnies et peuples du monde »4. Dans la mythologie grecque et romaine, ce sort est habituellement réservé aux hommes qui se sont mal comportés envers les dieux5. On citera l’exemple de la redoutable magicienne Circé, qui transforma l’équipage d’Ulysse en cochons ou encore celui d’Actéon, métamorphosé en cerf par la déesse de la chasse Diana pour avoir posé son regard sur elle pendant son bain.
Comme le note Adam Silverstein, « à la veille de l’islam, il circulait au Proche-Orient des récits bien connus décrivant le châtiment divin des pécheurs à travers leur animalisation […] »6. Les passages du Coran sur la métamorphose des juifs en animal sont donc à situer dans la conception mythologique où une divinité punit les hommes en les transformant en animal.

Des hommes et des singes

D’après la mythologie coranique, Allâh a transformé les transgresseurs en singes. Le choix de cet animal n’est pas dû au hasard. Dans les anciennes mentalités, le singe avait mauvaise réputation. Il était perçu comme la « bête infâme » par excellence. On le voyait comme une caricature grotesque de l’homme à cause de la ressemblance entre nos deux espèces. Dans l’iconographie chrétienne, le singe était souvent le symbole du démon, une conception qui remonte sans doute à l’Égypte ancienne7. On n’est donc pas surpris que les transgresseurs soient transformés spécifiquement en singes et non pas, disons, en phacochères ou en chameaux. De plus, la transformation en singe apparait régulièrement dans les légendes talmudiques comme le châtiment des hommes qui s’étaient attirés les foudres de Dieu. Le Talmud de Babylone raconte par exemple qu’aux temps de la Tour de Babel, des hommes qui souhaitaient vénérer les idoles avaient été transformés en singes (Sanhedrin 109a)8. Dans un autre récit, il est dit que peu de temps avant le déluge, les hommes avaient sombré dans le péché ; pour cette raison, leurs visages ressemblaient à la face d’un singe9.

Une légende talmudique

Revenons à présent au récit coranique sur la transformation des juifs en singes. Cette punition leur a été infligée car ils avaient transgressé le Sabbat. On lit en effet : « Interroge-les au sujet de la cité établie au bord de la mer. Ses habitants négligeaient le Sabbat, quand les poissons se présentaient à eux ce jour-là à la surface de l’eau, alors qu’ils ne venaient pas en dehors du Sabbat. Nous les éprouvions ainsi, parce qu’ils étaient pervers » (7:163). On comprend que ce groupe de juifs vivait à proximité de la mer, et qu’ils avaient péché des poissons le jour de Sabbat malgré l’interdit. On trouve dans la Bible deux récits qui présentent quelques similitudes. (1) Au moment de latr aversée dans le désert, Dieu faisait parvenir aux Hébreux la manne, une nourriture miraculeuse qu’ils devaient recueillir chaque jour à l’exception du jour de Sabbat. Cependant, certains juifs avaient transgressé l’interdit en cueillant la manne pendant le Sabbat (Exode 16:23-28). (2) L’autre récit concerne un homme qui ramassait des bâtons dans le désert le jour de Sabbat. Pour le punir, Dieu ordonna sa lapidation (Nombres 15:35).

Toutefois, ces deux épisodes se distinguent du récit coranique qui parle pour sa part de juifs qui avaient péché des poissons le jour de Sabbat. Ce récit n’apparait pas dans la Bible mais dans une légende talmudique postérieure. Le Talmud raconte en effet que des juifs avaient péché des poissons dans une fosse le jour de Sabbat et furent détruits par Dieu en guise de représailles10. Comme on le voit, le passage coranique est une version légèrement remaniée de la légende où les juifs, au lieu d’être purement et simplement détruits par Dieu, sont transformés en singes – une punition bien attestée dans le Talmud comme nous l’avons vu. Autrement dit, le Coran combine ici plusieurs récits en provenance d’origine talmudique : d’une part, l’épisode des juifs transgresseurs qui avaient transgressé l’interdit de pécher durant le Sabbat ; d’autre part, celui de la transformation en singes subie par des hommes qui désobéissent aux commandements de Dieu11.

Références

1↑ Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge, 2010, p. 108.

2↑ Al-Tabari, Jami’ al-Bayan ‘an Ta-wil al-Quran, vol.1, p. 330 sqq.

3↑ Ibn Kathir, Tafsir al-Qur’an al-Azim, vol. 1, p. 105 (vol.1, p.100 de l’édition française).

4↑ Ilse Lichtenstädter, « And become ye accursed apes » in Andrew Rippin (ed.) The Qur’an: Style and Contents, Aldershot: Ashgate, 2001, p. 71.

5↑ Ingvild S. Gilhus, Animals, Gods and Humans: Changing Attitudes to Animals in Greek, Roman and Early Christian Thought, Routledge, 2006, p. 79.

6↑ Adam Silverstein, « Unmasking maskh: the transformation of Jews into “apes, driven away”, (Qurʾān 7:166) in Near Eastern context », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, vol. 49, 2020, p. 198.

7↑ Ilse Lichtenstädter, art. cit., p. 81.

8↑ Louis Ginzberg, The legends of the Jews, The Jewish Publication Society of America, 1909, vol. 1, p. 180.

9↑ Gabriel S. Reynolds, op. cit., p. 114.

10↑ Talmud (Qiddushîn 72a). Voir aussi Uri Rubin, « “Become you apes, repelled!” (Quran 7:166): The transformation of the Israelites into apes and its biblical and midrashic background », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, vol. 78 (1), 2015, p. 31.

11↑ Uri Rubin, art. cit.