Apocalypse Now partie I

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Introduction

Le Coran contient de nombreuses références à la fin des temps. Ce thème est particulièrement présent dans les sourates situées à la fin du texte, qui constituent, selon un historien, « une apocalypse coranique »1. Le Coran possède plusieurs mots et expressions pour désigner la fin des temps. Dans la plupart des cas, elle est appelée simplement « le jour » (al-yawm), suivant l’usage courant dans les écrits bibliques mais également dans les homélies syriaques2. Le Coran parle également à plusieurs reprises de « l’Heure » (al-sâ’a). Ce dernier terme provient du syriaque šô’tô utilisé régulièrement par les auteurs chrétiens3. Il n’est pas utile de rappeler l’importance de la fin du monde et du Jour du jugement dans le Coran, tant la prévalence du thème saute aux yeux de tout lecteur. En revanche, un point qui mérite d’être souligné est celui du caractère imminent que prend l’annonce de la fin du monde dans le texte coranique, qui insiste lourdement sur le fait que celle-ci se produira dans un futur immédiat voire qu’elle a déjà commencé. Dans le même temps, d’autres passages viennent nuancer, pour ne pas dire désavouer, les versets annonçant la Fin dans un futur immédiat La coexistence d’opinions contradictoires au sujet de l’échéance du Jour du jugement pourrait bien provenir du fait que le texte coranique a été écrit par plusieurs mains et dans des contextes différents. Nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, un consensus se dessine dans les études sur les débuts de l’islam quant au fait que les membres de la communauté proto-islamique4 et leur chef Muhammad attendaient la fin des temps5. L’islam est apparu à une époque propice aux idées apocalyptiques en tous genres, marquée par des événements terribles comme des guerres, des épidémies et des catastrophes naturelles. Les croyances et les écrits sur la proximité de la fin du monde étaient répandues au Proche-Orient chez les juifs, les chrétiens et les zoroastriens. Comme on le verra, Muhammad s’était présenté comme un avertisseur dont le rôle était de préparer les siens à la fin des temps. De nombreuses sources, à l’intérieur même de la tradition islamique mais aussi à l’extérieur, attestent en effet de la conviction du Prophète qu’il assisterait à la fin des temps. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’intérêt des proto-musulmans, et du Prophète lui-même, pour Jérusalem, ville apocalyptique par excellence. L’annonce faite par Muhammad du retour imminent de Jésus et la volonté des conquérants arabes de rebâtir le Temple de Jérusalem sont bien documentées et permettent de cerner la dimension apocalyptique de l’islam primitif.

Comme chacun sait, la fin du monde n’a jamais eu lieu cependant. Les attentes apocalyptiques et messianiques étant retombées, il fallait réécrire l’histoire des débuts de l’islam et masquer certains aspects devenus trop encombrants. C’est ce processus d’écriture et de réécriture, dont le Coran lui-même garde la trace, que nous allons présenter. Cet article est composé de deux parties : dans la première, nous décrirons le contexte apocalyptique qui a vu émerger l’islam ainsi que l’évolution du discours du Coran sur la proximité de l’Heure. Dans la seconde partie, nous montrerons que le mouvement proto-islamique était marqué par les croyances apocalyptiques de son temps.

Un contexte apocalyptique

L’émergence de l’islam durant la fin de l’Antiquité s’inscrit dans un contexte propice aux croyances apocalyptiques. Le Proche-Orient, en effet, connait à cette époque « des catastrophes naturelles à répétition, un nombre inhabituellement élevé d’éclipses de soleil, la chute du puissant royaume de imyar, les incessantes et sanglantes grandes guerres entre les empires byzantin et sassanide […] avec leur lot de massacres, de destructions, de déplacements de populations et de maladies »6. Tous ces événements furent interprétés par leurs contemporains comme des signes de la fin du monde, et ce d’autant plus lorsqu’ils étaient accompagnés de phénomènes « surnaturels » (ou considérés comme tels à l’époque)7.

Il y a tout d’abord une épidémie de peste se répand à partir de 541 dans une grande partie de la région et décime la population8. Il y a ensuite des séismes à répétition secouent le Proche-Orient. La ville d’Antioche est ravagée en 526 après avoir subi un an plus tôt un gigantesque incendie. En 528, une réplique, encore plus meurtrière, détruit entièrement la ville. D’autres secousses se font ressentir en 551 de Constantinople à Alexandrie9. À cela viennent s’ajouter plusieurs irruptions volcaniques. L’une d’elle, en 535, aurait engendré un nuage sombre recouvrant la surface du globe et provoquant de nombreuses catastrophes naturelles (sécheresses, inondations…)10. Le Proche-Orient est aussi traversé par des guerres dévastatrices entre les deux puissances rivales de la région : l’empire byzantin et l’empire perse. Affaiblis par la peste et les famines à répétition, les Byzantins sont vaincus par les Perses qui s’emparent d’Édesse en 609 et d’Antioche en 614. L’année suivante, c’est au tour de Jérusalem de capituler malgré une résistance acharnée11. Pour les chrétiens, le traumatisme est immense : la ville, qui symbolise la chrétienté, tombe aux mains des ennemis païens. La prise de Jérusalem s’accompagne de son lot d’incendies, de massacres et de déportations des populations. Surtout, les Perses dérobent la Vraie Croix, sur laquelle, d’après la tradition, Jésus a été crucifié12. La défaite humiliante de l’empire byzantin alimente les angoisses sur la fin du monde et nourrit également les espoirs messianiques des juifs, qui voient dans la domination des Perses le moyen de reprendre le contrôle sur Jérusalem13.

Mais la détermination de l’empereur Héraclius va permettre à l’empire de reconquérir les territoires perdus. À partir de 624, il mène une contre-offensive qui lui permet d’assiéger Ctésiphon, la capitale perse. L’empereur Khosrow est renversé, son fils et successeur accepte de négocier la paix et fait retirer ses troupes des territoires byzantins. En 630, Héraclius retourne triomphalement à Jérusalem et restaure la Vraie Croix14 (cet événement est connu sous le nom de Restitutio Sanctae Crucis). La victoire est interprétée comme un signe providentiel confirmant l’élection de l’empire romain depuis sa conversion au christianisme. Selon la prophétie des « quatre empires » décrite dans le livre de Daniel (ch. 2, 7 et 8). L’empire romain, puis son successeur l’empire byzantin, était identifié par les auteurs chrétiens comme étant le quatrième empire de la prophétie et donc la dernière puissance qui régnerait sur la terre avant la fin des temps et le retour du Christ15.

Un Coran pro-byzantin ?

Les rédacteurs du Coran ne sont pas restés insensibles au conflit perso-byzantin au point d’y avoir intégré la prophétie suivante qui a donné son nom à la sourate 30, « Les Romains » :

Les Romains ont été vaincus, dans le pays voisin, et après leur défaite ils seront les vainqueurs, dans quelques années. A Allah appartient le commandement, au début et à la fin, et ce jour-là les Croyants se réjouiront (30:24).

D’après la majorité des commentateurs musulmans, suivis par la plupart des historiens modernes, la « défaite » des Romains fait allusion à celle que les Perses infligèrent à l’empire byzantin en 614. Le texte prédit également que les Romains « seront les vainqueurs, dans quelques années », ce qui s’accorde bien avec la suite des événements et notamment la victoire de l’empereur Héraclius en 629. Reste à savoir pour quelle(s) raison(s) les croyants devraient se réjouir. Une réponse donnée par les exégètes musulmans est que les Byzantins étant chrétiens, leur victoire était préférable à celles des Perses. Mais cette hypothèse peine à convaincre car les chrétiens sont appelés « associateurs » (mushrikun) dans le Coran au même titre que les païens. Une meilleure explication, nous allons le voir, est que le ou les rédacteur(s) du passage coranique interprétaient la victoire des Byzantins de la même manière que leurs contemporains chrétiens, à savoir comme le signe ultime précédant la Fin et le retour de Jésus.

Selon le récit traditionnel, la sourate 30 aurait été révélée à La Mecque, c’est-à-dire avant l’émigration à Médine en 622. Dans ce cas, le Coran aurait correctement prédit la victoire des Byzantins. Cependant, il est inutile d’y voir un « miracle » comme le voudraient certains. D’une part, la contre-offensive menée par Héraclius, qui s’était soldée par le siège de Ctésiphon, avait rendu sa victoire quasi inévitable bien années avant le triomphe de 629, de sorte que « miser » sur les Byzantins n’était pas vraiment un pari risqué. D’autre part, en dehors des données islamiques tardives, rien n’indique que ce passage date effectivement de la période à laquelle il est assigné. On a plutôt affaire ici à une prophétie ex eventu, c’est-à-dire insérée dans le texte après l’événement qu’elle est censée prédire16. Le passage coranique est typique d’une prédiction apocalyptique, un procédé qui consiste, selon la jolie formule de Jacques Duchesne-Guillemin, « à redire le passé comme si c’était l’avenir »17.

Une étude récente a mis en lumière plusieurs écrits contemporains du Coran où l’on retrouve exactement la même « prophétie » concernant la victoire des Byzantins. Dans son Histoire de Maurice, composée pendant la guerre, Théophylacte Simocatta (m.630) attribue au souverain perse Khoswrow II les paroles suivantes :

La race des Babyloniens [= les Perses] tiendra l’État romain sous sa coupe […]. Ensuite, vous, les Romains, vous asservirez les Perses18.

On trouve également une prédiction très similaire dans un écrit attribué à l’auteur syrien Éphrem de Nisibe (m. 373) mais en réalité écrite au milieu du 7e siècle :

Et les Assyriens [= les Perses] règneront sur le territoire des Romains […] Mais […] les Romains regagneront à nouveau leur terre ancestrale19.

Ces deux passages sont des prophéties ex eventu qui annoncent la victoire des Byzantins et la présentent comme un signe de la Fin20. Ils relèvent de la propagande diffusée par Héraclius et ses soutiens pour motiver les troupes21. Compte tenu de la relation étroite qu’ils entretiennent avec le texte coranique, et de leur contemporanéité avec celui-ci, il parait vraisemblable qu’on ait également affaire, dans le cas du Coran, à un élément de la propagande byzantine, ce qui ne serait d’ailleurs pas un cas isolé22. Les prophéties pro-byzantines ont dû se diffuser dans les milieux producteurs du Coran par l’intermédiaire des tribus arabes qui avaient lutté aux côtés des Byzantins, et qui étaient donc exposées à ce type de propagande, avant de se rallier aux proto-musulmans au moment des conquêtes23.

La fin du monde dans le Coran

Nous avons observé que durant la période de formation de l’islam, le Proche-Orient était traversé par toutes sortes de croyances et de prophéties annonçant la venue imminente de la fin du monde. Dans ce contexte, quelle est la position du Coran vis-à- vis des croyances apocalyptiques de son époque ? L’analyse du texte coranique montre que celui-ci affiche une position ambivalente, pour ne pas dire contradictoire, concernant la proximité de la Fin. On distingue en effet à l’intérieur du Coran trois phases distinctes qui correspondent à l’évolution de la pensée des auteurs coraniques.

Phase 1 : le temps de la Fin

Lors d’une première phase, que l’on identifie généralement à la strate la plus ancienne du Coran, la fin du monde est annoncée comme imminente, voire comme ayant déjà commencé. Comme le souligne Amir-Moezzi, « le Coran insiste en effet à de très nombreuses reprises sur la fin toute prochaine du monde. Il ne s’agit pas d’un ou de deux versets, d’une ou de deux sourates, mais de dizaines de sourates et de versets »24. Ainsi le verset 47:18 affirme de façon très claire que « les signes [de l’Heure] ont déjà paru ». Il est difficile de ne pas penser que les signes dont il est question ici sont une allusion aux différents événements que nous venons d’évoquer. On peut lire également que « l’amr d’Allâh est arrivé » (16:1). Le mot amr est habituellement traduit par « ordre », « commandement » ou « décision ». Mais un autre sens attesté est celui de « règne »25. Compte tenu du contexte, il faudrait traduire ici : « le règne d’Allâh est arrivé ». L’expression fait alors clairement référence au « Royaume de Dieu » annoncé par Jésus dans les Évangiles, où il désigne le Royaume que Dieu établira à la fin des temps. Or, comme le remarque Stephen Shoemaker, le verbe « venir » (atā) utilisé dans le verset est conjugué à l’accompli, ce qui signifie qu’aux yeux de son rédacteur, la fin des temps est déjà arrivée26. Ailleurs, il est dit que le Jour du Jugement est « imminent » (40:18) ; « Pour les hommes s’approche le Compte… » (21:1) ; « La Promesse véritable s’approche… » (21:97) ou de manière encore plus explicite : « Proche est l’Imminente » (53:57). Le Coran avertit son. auditoire que le tourment est « prochain » (78:40) et menace : « bientôt vous saurez ! Encore une fois, non ! Bientôt vous saurez ! » (102:3-4). Le texte suggère clairement que « ceux qui entendent ces mots assisteront bientôt aux événements de la Fin »27↑. Dans un autre verset, le Coran donne une indication assez précise concernant l’échéance : « Que le Miséricordieux prolonge un peu la vie de ceux qui sont dans l’égarement jusqu’à ce qu’ils voient de leurs yeux le châtiment ou l’Heure dont ils sont menacés » (19:75). On comprend ici que, si elles vivent encore « un peu », les personnes visées par le verset verront de leurs propres yeux le châtiment de la Fin.

Des événements astronomiques sont interprétés comme les signes de la fin des temps. Dans la sourate « La Lune » (al-Qamar), on lit : « L’Heure s’est approchée et la lune s’est fendue » (54:1). Ce verset pourrait être une allusion à la comète de Halley, apparue en 60728, ou (plus probablement) à une éclipse partielle de lune, un phénomène qui s’est déroulé quatre fois durant la carrière prophétique de Muhammad29. Au verset 61:6, le Jésus coranique annonce la venue d’un « Prophète qui viendra après moi et dont le nom sera ahmad ». Mais dans une variante du verset attribuée à ‘Ubayy, Jésus déclare : « Et je vous annonce un Prophète dont la communauté sera la dernière communauté et par lequel Allâh mettra le sceau aux Prophètes »30. Cette variante constitue sans doute la version originale du verset, composée à une période où l’on croyait encore que la fin des temps était sur le point de se produire. Comme la Fin n’est jamais arrivée, le verset, sous sa forme primitive, était devenu problématique et a dû subir une altération à une époque postérieure.

Phase 2 : le temps des incertitudes

Les passages coraniques que nous avons cités jusqu’à maintenant montrent clairement que leur(s) auteur(s) souscrivaient aux croyances apocalyptiques de l’époque. Cependant, malgré l’insistance du Coran sur sa proximité, la fin du monde tardait – et tarde d’ailleurs toujours – à se manifester. Cette situation a dû créer des doutes, voire une certaine impatience, chez les premiers Croyants, comme en témoigne le Coran lui-même : « Ils t’interrogent sur l’Heure. À quand sa venue ? » (7:187 et 79:42) ou « Les hommes t’interrogent sur l’Heure » (33:63). Le discours coranique a donc dû s’adapter en intégrant une dose d’incertitude quant à la proximité de la Fin. Le but est de tempérer les attentes des Croyants – et de répondre à leurs doutes par la même occasion – en retardant la venue de l’Heure.

Un premier stratagème utilisé par les rédacteurs coraniques consiste à rétorquer aux interrogations que seul Allâh sait dans combien de temps se produira la fin des temps : « La connaissance n’en est qu’auprès d’Allâh » (33:63) ; « Auprès d’Allâh est la Science de l’Heure » (31:34) ; « Il détient la connaissance de l’Heure » (43:85), etc. Ce type de discours n’est pas sans rappeler certains passages des Évangiles où Jésus déclare que « personne sinon le Père, et lui seul » ne sait quand aura lieu le Jugement dernier (Matt. 24:36, Mc. 13:32). Ailleurs, le Coran répond aux Croyants qui s’impatientent en prétextant que le temps est compté différemment par les hommes et par Allâh : « En vérité, un jour auprès d’Allâh est comme mille années de celles que vous comptez » (22:47), ou, dans une autre version, un jour auprès d’Allâh équivaut à cinquante mille ans (70:4). L’argument est astucieux : il permet de relativiser la proximité de l’Heure tout en répondant à ceux qui pointaient du doigt la non réalisation des prophéties coraniques.

Dans le même registre, d’autres passages « expriment une certaine hésitation au sujet de l’Heure, atténuant son caractère immédiat en introduisant une touche d’incertitude », remarque Shoemaker31. Ainsi, à une question sur l’arrivée de l’Heure, le Coran réplique : « peut-être est-ce proche » (17.51) ; « Peut-être l’heure est-elle proche ! » (33:63). Il n’est pas impossible que l’ajout de la particule « peut-être » dans ces versets soit le fruit d’un rédacteur ultérieur qui cherchait à temporiser l’annonce d’une fin des temps qui tardait à se produire. Un autre passage est encore plus illustratif de l’incertitude qui règne désormais quant à la venue de l’Heure : « Je ne sais pas si ce qui vous est promis est proche, ou si mon Seigneur assignera à cela un délai » (72:25). Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette prudence contraste fortement avec les versets appartenant à la première phase, où la Fin était décrite avec une certaine assurance comme imminente. Il est déjà loin, en effet, le temps où le Coran pouvait encore proclamer : « Proche est l’imminente ! »

Phase 3 : mourir peut attendre

On distingue une dernière phase dans laquelle on observe une distanciation très nette du Coran vis-à-vis des croyances apocalyptiques. Certes, la venue de l’Heure reste la « promesse d’Allâh » et finira tôt ou tard par arriver. Mais elle est clairement mise au second-plan et n’est plus décrite comme imminente. Ceci est particulièrement visible dans les longues sourates situées au début du Coran, qu’on appelle habituellement les sourates « médinoises ». La lecture de ces textes montre que ce qui préoccupe leur(s) auteur(s) est beaucoup moins la proximité de l’Heure que des considérations plus terre-à-terre comme des problèmes légaux, l’appel au combat ou les polémiques religieuses.

Ceci nous permet de situer la composition de ces textes à une époque postérieure où les attentes apocalyptiques d’autrefois étaient retombées. On peut poser comme principe en effet que lorsqu’on pense que la fin du monde est sur le point d’arriver, la priorité n’est pas de légiférer sur le mariage ou l’héritage…

En fait, si l’on tient compte des sujets traités par ces sourates, elles correspondent assez bien aux besoins de l’empire arabo-musulman alors en pleine formation. L’ordre du jour n’est plus d’avertir les Croyants de l’imminence de la Fin, mais d’organiser la communauté autour de règles communes, d’appuyer les ambitions expansionnistes de l’empire à travers l’exhortation au combat et d’interagir polémiquement avec les croyances des juifs et des chrétiens désormais gouvernés par la nouvelle religion. Tout ceci cadre mal avec les données traditionnelles qui situent la période de la « révélation » au cours de la carrière prophétique de Muhammad. Il faut plutôt envisager ces textes comme des ajouts post-prophétiques destinés à répondre aux besoins de l’empire. On comprend mieux pourquoi ces textes n’insistent plus sur la proximité de la fin du monde : cela n’était tout simplement pas dans l’intérêt du nouveau pouvoir. Comme le souligne fort justement Amir-Moezzi, « un État bien installé n’a jamais fait bon ménage avec le messianisme et des aspirations apocalyptiques. L’ensemble de ces facteurs ont eu quelques conséquences inévitables : la réécriture de l’histoire, la réinterprétation de la Tradition, l’infléchissement des textes pour la mise en place d’une nouvelle mémoire collective »32.

Conclusion

Notre analyse a mis en exergue la présence de trois phases successives dans le discours coranique sur la fin du monde. Si la première insistait très fortement sur son imminence, allant jusqu’à suggérer à l’auditoire qu’il assisterait aux événements de la Fin, la seconde tente de nuancer et de relativiser sa proximité à travers tout un arsenal rhétorique. Enfin, la dernière phase intervient à une période où les croyances apocalyptiques s’étaient dissipées et parait moins préoccupée par l’attente du Jugement que par la construction d’une communauté. Cette analyse remet en question le récit traditionnel concernant les origines du Coran. Il semble en effet difficile d’attribuer l’ensemble des textes qui correspondent aux trois phases successives à un seul auteur ou proclamateur. Tout porte à croire au contraire que ces écrits reflètent des voix multiples qui s’expriment à des époques et dans des contextes différents. Ces conclusions s’alignent avec celles de nombreux historiens, qui considèrent le Coran comme un corpus hétérogène, composé de textes provenant de diverses origines, puis assemblés en un livre unique plusieurs décennies après la mort de Muhammad.

Références

1↑ Michel Cuypers, Une apocalypse coranique : une lecture des trente-trois dernières sourates du Coran, Peeters, 2014.

2↑ Paul Neuenkirchen, La fin du monde dans le Coran. Une étude comparative du discours eschatologique coranique, thèse de doctorat présentée à l’École Pratique des Hautes Études, 2019, pp. 58-80.

3↑ Arthur Jeffery, The Foreign Vocabulary of the Qur’an, Oriental Institute Barods, 1938, p. 158.

4↑ Pour éviter tout anachronisme, on parlera de « proto-islam » et de « proto-musulmans » pour qualifier le mouvement qui deviendra plus tard l’islam et les membres de sa communauté.

5↑ Fred Donner, Muhammad and the Believers : At the Origins of Islam, Harvard University Press, 2010, p. 78.

6↑ Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Muhammad le Paraclet et Ali le Messie », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (ed.), L’ésotérisme Shi’ite : ses racines et ses prolongements, Brepols, 2016, p. 27.

7↑ Oded Irshai, « Dating the Eschaton: Jewish and Christian Apocalyptic Calculations in Late Antiquity », in Albert I. Baumgarten (ed.), Apocalyptic Time, Brill, 2000, p. 141.

8↑ Certains historiens vont jusqu’à suggérer que cette épidémie serait en partie responsable de l’affaiblissement de l’empire byzantin, ce qui facilita plus tard les conquêtes arabo-musulmanes. Voir Lester K. Little, « Life and Afterlife of the First Plague Pandemic », in Lester K. Little (ed.), Plague and the End of Antiquity: The Pandemic of 541-750, Cambridge University Press, 2007, pp. 3–32.

9↑ Clive Foss, « Syria in transition, AD 550 – 750 : An Archeological Approach » in Averil Cameron (ed.), Late Antiquity on the Eve of Islam, Routledge, 2016, p. 172.

10↑ C’est la thèse défendue par le journaliste scientifique David Keys dans son livre Catastrophe: An Investigation into the Origins of the Modern World, Century, 1999.

11↑ Gilbert Dagron & Vincent Déroche, Juifs et chrétiens en Orient byzantin (Bilan de recherche 5), Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2010, pp. 22-28.

12↑ Ibid.

13↑ Wout Jac. van Bekkum, « Jewish Messianic Expectations in the Age of Heraclius », in Gerrit J. Reinink &

14↑ Jan Willem Drijvers, « Heraclius and the Restitutio Crucis: Notes on Symbolism and Ideology », in Gerrit J. Reinink & Bernard H. Stolte (eds.), op. cit., pp. 175-190.

15↑ Fred Donner, op. cit., p. 16.

16↑ Tommaso Tesei, « The Romans Will Win!’ Q 30:2‒7 in Light of 7th c. Political Eschatology », Der Islam, vol. 95 (1), 2018. Comme le souligne Tesei, la prophétie de la sourate 30 « doit être comprise comme une description a posteriori d’événements qui ont déjà eu lieu » (p. 18).

17↑ Jacques Duchesne-Guillemin, « Apocalypse juive et apocalypse iranienne », in Maarten J. Vermaseren & Ugo Bianchi (eds.), La soteriologia dei culti orientali nell’Impero Romano, Brill, 1982, p. 756.

18↑ Théophylacte Simocatta, Histoire, 15:3-7.

19↑ Edmund Beck, Des heiligen Ephraem des Syrers Sermones III, CSCO 320; Louvain: Secrétariat du Corpus SCO, 1972, pp. 60-71.

20↑ Tommaso Tesei, « The Romans will win », art. cit., pp. 9-10.

21↑ Ibid, passim et notamment pp. 10-16, 20.

22↑ Voir Tommaso Tesei, « Heraclius’ War Propaganda and the Qurʾān’s Promise of Reward for Dying in Battle », Studia Islamica, vol. 114 (2), 2019, pp. 219-247.

23↑ Tommaso Tesei, « The Romans will win », art. cit., p. 23.

24↑ Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Le shi’isme et le Coran », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (ed.) Le Coran des historiens, Le Cerf, 2019, vol. 1, p. 942.

25↑ Albert de Biberstein Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, Éditions G.-P. Maisonneuve, 1860, vol. 1, p. 54. Cf. Stephen J. Shoemaker, The Apocalypse of Empire: Imperial Eschatology in Late Antiquity and Early Islam, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 78.

26↑ Stephen J. Shoemaker, The Death of A Prophet. The End of Muhammad’s Life and the Beginning of Islam, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2012, p. 160.

27↑ Paul Neuenkirchen, « Commentaire de la sourate 99 » in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (ed.) Le Coran des historiens, op. cit., vol. 2b, p. 2188.

28↑ David Cook, Studies in Muslim Apocalyptic, The Darwin Press, 2002, p. 273, n°7.

29↑ Saqib Hussain, Wisdom in the Qur’an, Thèse de doctorat présentée à l’université d’Oxford, 2022, p. 102.

30↑ Régis Blachère, Le Coran, Maisonneuve & Larose, 1966, p. 593 ; Arthur Jeffery, Materials For The History Of The Text Of The Quran: The Old Codices, Brill, 1937, p. 170.

31↑ Stephen Shoemaker, The Death of A Prophet, op. cit., p. 163.

32↑ Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Muhammad le Paraclet et Ali le Messie », art. cit., p. 47.