Introduction aux hadîths

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Définition et fonction du hadîth

Le mot hadîth signifie « communication, récit » au sens le plus banal du terme1. Il peut désigner dans le langage courant un événement quelconque qui s’est déroulé dans le passé. Dans l’islam, ce mot a pris la signification particulière d’une communication orale, d’une parole attribuée au Prophète qu’on appelle une tradition [prophétique]. Tout hadîth est composé de deux parties : le texte du hadîth, c’est-à-dire le propos ou le fait rapporté (en arabe : le matn) ; celui-ci est précédé par une chaine de transmission (isnâd) censée contenir les noms des différents narrateurs qui se sont transmis de manière successive la parole prophétique. Sous sa forme la plus courante, l’isnâd se présente comme suit : « Un tel a rapporté qu’un tel a rapporté qu’un tel […] que le Prophète a dit : […] ».

Il est probable que l’usage des chaînes de transmission soit issu du judaïsme rabbinique comme le note l’historien Joseph Horovitz, qui pointe l’existence dans le Talmud d’un système très comparable par lequel les rabbins se transmettaient une tradition donnée2. Prenons les exemples suivants issus du Talmud de Babylone : « Rabbi Zeriqa a dit : Rabbi Ammi a dit : Rabbi Simeon ben Laqish a dit : […] » (Bava Metzia 59b. 1) ; « Rabbi Abba a dit : Rabbi Hiyya bar Ashi a dit : Rav a dit : […] » (Niddah 16b. 19), etc. L’hypothèse a été réaffirmée plus récemment par Michael Cook et Gregor Schoeler, lequel souligne qu’à l’époque où les chaînes de transmission ont commencé à rentrer en usage chez les musulmans, « il dut déjà y avoir suffisamment de convertis issus du judaïsme, qui connaissaient le système d’authentification de la Mishna – définitivement mis par écrit dans l’intervalle – et purent l’introduire dans la tradition islamique »3.

La majorité des hadîths sont des enseignements doctrinaux et légaux qui constituent une sorte de guide pour la conduite du croyant. Par exemple, le principal recueil de hadîths chez les sunnites, le célèbre Sahih d’al-Bukhari (m.870), se compose de 97 chapitres qui traitent chacun une question particulière se rapportant aux croyances, aux bons comportements ou aux pratiques religieuses : « les ablutions », « la prière de nuit », « l’aumône », « l’interprétation des rêves », etc. Chaque aspect de la vie religieuse et profane des musulmans, même le plus anodin, est codifié par les hadîths. Certaines traditions prophétiques vont jusqu’à indiquer les bonnes pratiques à suivre concernant la façon de se saluer, de manger et même de s’essuyer après avoir effectué ses besoins.

Les hadîths remplissent la fonction d’exemplum, c’est-à-dire de modèle à suivre et à imiter. D’un point de vue légal, ils constituent la seconde source du droit musulman après le Coran, et même la première en quantité. La voix divine du Coran a beau proclamer que « Nous n’avons rien omis dans ce Livre » (6:38), il n’en demeure pas moins qu’elle se montre silencieuse concernant de nombreux aspects de la vie du croyant. Sur la prière, par exemple, le Coran ne livre quasiment aucune information en dépit de son importance religieuse. En se basant uniquement sur le Coran, il serait à vrai dire impossible de connaitre les formules rituelles à prononcer, le nombre de répétitions, les gestes à effectuer, la manière de pratiquer les ablutions, etc. C’est seulement dans les collections postérieures de hadîths que des consignes seront définies, qui permettront d’établir une orthopraxie (du grec ρθοπραγία, « conduite droite »). Les hadîths ont donc pour but de combler les silences du Coran en indiquant les bonnes pratiques à suivre, là où le « Livre d’Allâh » se contente au mieux de maigres indications.

Hadîth et Sunna

Cette orthopraxie religieuse tire son origine de la « Sunna du Prophète ». La Sunna englobe les paroles et les actions que l’on fait remonter à Muhammad. Elle désigne les « pratiques exemplaires » du Prophète qu’il convient d’imiter. En d’autres termes, la Sunna représente la manière de vivre, la norme déterminante à l’intérieur de la communauté musulmane et qui remontent, dit-on, à l’époque de Muhammad et des Compagnons. Le concept de sunna est hérité de l’époque préislamique où il faisait référence chez les anciens païens « aux traditions du monde arabe, aux mœurs et coutumes des ancêtres »4. Il a toutefois été démontré qu’aux débuts de l’islam, la sunna n’avait pas de rapport direct avec le Prophète. Dans les textes de jurisprudence islamique, la notion de sunna se rapportait à l’origine à la « tradition vivante », c’est-à-dire aux lois en usage à l’intérieur des communautés musulmanes, souvent héritées du droit coutumier juif ou romain5.

Au début de l’islam, l’exemple du Prophète n’était cité que rarement. La base légale dont on se servait pour établir le droit ou les bonnes pratiques religieuses était l’opinion des premiers jurisconsultes de l’islam, que l’on faisait parfois remonter aux Compagnons de Muhammad pour leur donner une assise plus solide. On en trouve une illustration chez le juriste médinois Mâlik b. Anas (m. 795). Dans son traité de droit Al-Muwatta, celui-ci définit comme « sunna » les pratiques juridiques en vigueur à Médine6. Cependant, ces pratiques n’étaient pas justifiées par des traditions prophétiques mais relevaient de l’opinion personnelle des jurisconsultes. C’est en substance le reproche que le juriste al-Shâfi’i (m. 820), une génération plus tard, adressait aux Médinois, qui d’après lui avaient établi leurs pratiques sur la base des opinions de juristes locaux « plutôt que sur une tradition du Prophète »7. Autrement dit, il convient de déconnecter « sunna » et Hadîth, au moins pour le premier siècle de l’islam voire davantage8. C’est seulement sous l’impulsion d’al-Shâfi’î que la sunna désignera les pratiques exemplaires du Prophète telles que rapportées dans les hadîths9.

L’invention de la « Sunna du Prophète » marque une étape décisive pour le développement des hadîths, qui servent désormais de source au droit musulman. Officiellement, le « Livre d’Allâh » demeure la première source de droit pour les légistes. Dans la pratique, toutefois, la Sunna prophétique a régulièrement été favorisée au détriment des dispositions coraniques, au point qu’on déclara que « la Sunna est juge du Coran, et le Coran n’est pas juge de la Sunna » (As-Sunnah qâdiyah ‘ala al-qur’ân wa-laysa al-qur’ân bi-qâdin ‘ala as-sunnah)10. Un exemple concerne la sanction légale en cas d’adultère. Le Coran stipule que le coupable reçoit cent coups de fouet, tandis que les hadîths prévoient la lapidation, qui a finalement été adoptée unanimement par les écoles juridiques de l’islam11.

Un phénomène tardif

C’est dans ce contexte précis que l’on voit apparaitre les premiers recueils de hadîths. Chez les sunnites, on s’appuie habituellement sur les six grandes collections (al-kutub al-sitta) rassemblées par al-Bukhari, Muslim b. al-Hajjaj (m.875), an-Nasâ’î (m. 916), Abû Dâwûd (m. 889), At-Tirmidhî (m. 893) et Ibn Majah (m. 887). Un détail important attire immédiatement notre attention : les auteurs mentionnés dans la liste ont tous vécu au 9e siècle, c’est-à-dire environ deux-cents ans après la mort de Muhammad. Certes, il existe quelques recueils de hadîths plus anciens mais ils sont de moindre envergure et leur authenticité n’est pas toujours établie12. Mais c’est un fait incontestable que les hadîths ont été collectés, et donc fixés sous leur forme matérielle, au moins une centaine d’année après la disparition du Prophète, et même davantage encore pour ce qui est des recueils les plus « authentiques » aux yeux des musulmans. Le Hadîth est donc un phénomène tardif. L’un des facteurs qui peut expliquer pourquoi on a mis un certain temps avant de mettre par écrit les traditions prophétiques est l’opposition à l’écriture qui existait chez les premiers auteurs musulmans. Au moins jusqu’à la fin du 8e siècle, l’oralité était le mode de transmission dominant, l’écrit étant pour sa part banni et même combattu. Cette opposition remonterait au Prophète lui-même qui aurait dit : « N’écrivez pas mes paroles, à l’exception du Coran : mais si quelqu’un a écrit autre chose que le Coran, qu’il l’anéantisse ! »13. Tout au plus, certains auteurs s’autorisaient à prendre des notes destinées à des fins personnelles et qu’ils veillaient à détruire avant de mourir14. Cook a démontré que l’opposition à l’écriture dans l’islam primitif est un héritage du judaïsme rabbinique, qui avait été marqué par une interdiction similaire15.

La question de l’authenticité

Les quelques deux-cents ans qui séparent les principaux recueils de hadîths et la mort de Muhammad ont naturellement suscité le doute des historiens. La question se pose en effet de savoir si les hadîths remontent véritablement à la personne historique du Prophète, ou s’ils ont été fabriqués à une époque postérieure16. À vrai dire, le scepticisme à l’égard du Hadîth n’est pas spécifique aux historiens modernes. Dès les débuts de l’islam, certains courants avaient refusé d’utiliser les hadîths comme source d’autorité en raison du peu de confiance qu’ils plaçaient dans leur authenticité17. La fabrication de hadîths est un phénomène bien attesté et reconnu dans les sources musulmanes elles-mêmes. L’objectif était de légitimer un point de vue doctrinal, juridique ou politique en l’attribuant au Prophète par la voie du Hadîth18. Pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène, rappelons qu’al-Bukhari est dit avoir examiné environ 600 000 hadîths, sur lesquels il en sélectionna environ 7 000 dans son recueil « authentique » – ce qui revient à dire qu’il rejeta 99 % des hadîths comme étant des faux.

Les spécialistes musulmans du Hadîth, qu’on appelle les traditionnistes (muhaddithun), ont dû mettre en place une « science du hadîth » (‘ilm al-hadîth) qui devait permettre d’évaluer le degré d’authenticité des hadîths. De façon assez curieuse, toutefois, les traditionnistes se sont peu intéressés au matn, c’est-à-dire au texte même du hadîth, pour se focaliser plutôt sur la chaîne de transmission. Ainsi, même dans le cas où le contenu du hadîth était anachronique, incohérent voire absurde, on ne pouvait le rejeter dès lors que sa chaîne de narration était considérée comme solide19.

La solidité de l’isnâd est évaluée à partir d’un certain nombre de critères. Tout d’abord, il fallait s’assurer que la chaîne de transmission soit ininterrompue, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de « trou » entre deux narrateurs. Ensuite, on déterminait la fiabilité des transmetteurs à l’aide de notices biographiques censés fournir pour chacun d’eux des renseignements sur leur intégrité, leur piété, leur mémoire, etc. Voilà pour les grandes lignes de la procédure. À la fin de l’évaluation, le hadîth était classé selon l’une des grandes catégories suivantes : « forgé » (mawdu’), « faible » (da’if), « bon » (hasan) ou bien encore « authentique » (sahih).

Les méthodes mises en place et utilisées par les traditionnistes musulmans sont- elles suffisamment solides pour distinguer les hadîths « authentiques » des fabrications ? D’un point épistémologique comme historique, la réponse est clairement non. L’orientaliste autrichien Alfred von Kremer, qui fut l’un des pionniers dans l’étude des hadîths selon les méthodes modernes, décrivait le système d’évaluation des traditionnistes comme « une arme très maladroite et mal taillée »20. Pour commencer, la notion de certitude est par défaut exclue en sciences humaines, surtout quand il est question comme ici de mémoire humaine et de transmission orale, qui sont tout sauf dignes de confiance21. Même les témoignages oculaires sont loin d’être aussi fiables qu’il n’y parait22. Comme le rappelle Jonathan Brown, on est toujours dans l’ordre de la probabilité : « même la vaste majorité de Hadiths sahih, écrit-il, étaient seulement probables dans leur attestation’ »23. La conséquence est que la loi islamique a été élaborée sur la base de traditions qui sont au mieux probablement authentiques, avec un degré plus ou moins fort d’incertitude. Cela signifie également que certaines dispositions coranique (et donc divines) ont été abrogées par des hadîths prophétiques au sujet desquelles un doute résiduel subsiste quant à leur authenticité.

Les historiens ont mis en lumière d’autres problèmes concernant la question de l’authenticité des hadîths. L’usage des chaînes de transmission, tout d’abord, a été généralisée assez tardivement, vers la fin du 8e siècle. Auparavant, les hadîths étaient cités la plupart du temps sans isnâd, ou quand il y en avait un, il ne remontait pas au Prophète. De plus, les chaînes de narration ont fait l’objet de manipulations évidentes. Par exemple, quand il fallait combler un « trou » entre deux narrateurs, on n’hésitait pas à trafiquer leur date de naissance et/ou de décès pour faire accroire qu’ils avaient été contemporains l’un de l’autre24. Les critères d’évaluation des hadîths ont eux- mêmes été mis en place à une époque tardive et ne s’appliquaient donc pas durant la période primitive de l’islam. Les notices biographiques qui servaient à évaluer les transmetteurs n’ont vu le jour qu’à partir du 9e siècle, après la compilation des principaux recueils de hadîths.

En outre, les critères utilisés pour ce type d’évaluation sont arbitraires, subjectifs et inconsistants. Comment, par exemple, évalue-t-on de manière objective la mémoire d’un transmetteur ? A-t-on fait passer des tests de mémorisation ? La même question se pose concernant le critère de la piété. Quels sont les critères objectifs qui permettent de mesurer la piété d’un individu ? Et sur quoi se base-t-on pour affirmer qu’un transmetteur est d’autant plus fiable qu’il est pieux ? Le problème le plus insurmontable est le suivant : faisons l’hypothèse que le système d’évaluation des traditionnistes permette de déterminer de façon à peu près certaine l’authenticité des chaînes de narration. Cela ne résout pas un autre problème, à savoir le fait que ces chaînes ont-elles-mêmes été fabriquées. En effet, une chaîne de transmission peut tout à fait être « authentique » au regard des critères utilisés par les traditionnistes, elle peut très bien avoir été forgée de toutes pièces. À partir du moment où les critères permettant de valider l’authenticité de l’isnâd étaient connus de tous, fabriquer de A à Z une chaîne de transmission devenait un jeu d’enfants – et même pour certains un métier lucratif. Par ailleurs, rien n’empêchait un quelconque individu de « voler » une chaîne de narration considérée comme authentique et de l’accoler au hadîth qu’il avait lui-même inventé.

La question de l’authenticité des hadîths a été traitée magistralement par l’orientaliste hongrois Ignaz Goldzhier dans ses Muhammedische Studien publiées en 189025. Il était parvenu à la conclusion que le Hadîth est un phénomène de rétroprojection. Pour le dire autrement, les hadîths seraient le fruit des débats et des besoins (politiques, juridiques, dogmatiques…) des communautés musulmanes postérieures qui utilisaient l’autorité du Prophète à leurs propres fins. On fabriquait en masse des hadîths pour répondre à tel besoin, telle interrogation, pour justifier telle position, contredire tel adversaire, etc. À ce titre, les hadîths supposés « authentiques » (sahih) ne font pas exception. Goldziher écrivait en effet que :

les traditions seront pour nous, non pas un document pour l’histoire des débuts de l’Islam, mais un témoin des tendances qui se sont manifestées dans la Communauté musulmane aux stades plus avancés du développement de cette religion26.

Cette citation a marqué durablement les études islamologiques. À la suite de Goldziher, Joseph Schacht, que nous avons déjà rencontré, était parvenu à des conclusions similaires dans son ouvrage The Origins of Muhammadan Jurisprudence. Il montra que les hadîths en matière de législation avaient été fabriqués par les écoles de droit islamique puis attribués au Prophète pour soutenir leurs propres doctrines juridiques. Les deuxième et troisième siècles de l’islam ont en effet connu une importante « inflation » de hadîths avec comme effet paradoxal que plus l’on s’éloigne de l’époque du Prophète, plus le nombre de hadîths se fait important.

Il est vrai que certaines positions avancées par Goldziher et Schacht ont été ajustées ou nuancées par la recherche qui s’est poursuivie après eux27. Il n’en demeure pas moins que l’essentiel de la thèse, à savoir le fait que les hadîths sont davantage le reflet des communautés musulmanes des siècles postérieurs que des documents authentiques concernant la figure historique du Prophète, est aujourd’hui partagée par la majorité des spécialistes. Daniel Brown souligne ainsi que « pour de nombreux spécialistes du Hadîth, la probabilité qu’une tradition donnée puisse être attribuée avec assurance au Prophète est proche de zéro »28. Il est vrai que la datation tardive des hadîths est jugée trop généralisante par certains chercheurs, à l’instar de Harald Motzki. À l’aide d’une méthode sophistiquée, qu’on appelle l’analyse isnâd-cum-matn (connue sous l’acronyme anglais ICMA), ils ont formulé l’hypothèse que certains hadîths qu’on voit apparaître dans des recueils tardifs étaient déjà en circulation depuis un certain temps. Toutefois, cela ne signifie pas que la tradition en question est authentique. Comme l’explique Motzki :

Je me contente de supposer que de nombreuses traditions figurant dans les compilations existantes n’ont pas été inventées par les compilateurs, mais qu’elles ont une histoire (y compris les falsifications) qui peut être retracée jusqu’à une certaine époque. L’objectif principal de mon approche est de dater les traditions. Le fait que, par exemple, un hadîth du Prophète puisse être daté de la seconde moitié du septième siècle ne signifie pas qu’il soit authentique dans le sens où il remonte réellement à lui […]. La datation des traditions ne permet de tirer des conclusions sur ce type d’authenticité que dans de très rares cas, voire jamais »29.

On ne peut échapper à la conclusion qu’il est impossible de déterminer avec certitude si un hadîth remonte ou non au Prophète. Tout au plus, on peut estimer son degré de probabilité, en utilisant un certain nombre de critères d’authenticité (critère d’embarras, d’attestation multiple, de non-dissimilarité, etc.) sur lesquels nous reviendrons dans une future publication.

Le cas des hadîths qudsî

Sous sa forme la plus classique, un hadîth est une parole attribuée à Muhammad. Il existe toutefois une catégorie de hadîths où c’est Allâh – et non le Prophète – qui s’exprime directement. On parle alors de hadîth qudsî, qu’on pourrait traduire par « dicton divin ». Celui-ci débute généralement par la formule « Allâh a dit ». Ce phénomène est assez insolite, car habituellement la parole d’Allâh est consignée dans le Coran et non dans les hadîths. Ceci est un indice qu’il a existé aux débuts de l’islam une certaine confusion entre Coran et Hadîth. Alfred-Louis de Prémare note à ce propos :

Il y eut toute une période, dont il est difficile de déterminer la limite dans le temps, où la distinction entre Hadîth et Coran n’avait pas encore le caractère tranché et absolu qu’elle prit par la suite, à savoir que le Coran est parole de Dieu et le Hadîth parole de Muhammad. Dans cette distinction, nous avons affaire, en fait, à deux termes devenus techniques à un moment tardif, mais que nous ne pouvons pas projeter sur la période primitive de l’islam sans risquer l’anachronisme30.

Quoi qu’il en soit, les hadîths qudsî en sont venus à être considérés comme faisant partie intégrante de la révélation divine en dépit de leur exclusion matérielle du Coran. En témoigne, par exemple, la classification des paroles d’Allâh par le savant du hadîth Ibn Hajar al-Haytami (m. 1566) qui distingue trois catégories : le Coran, les révélations précédentes et les hadîths qudsî31. Évidemment, les doutes quant à l’authenticité des hadîths ordinaires valent tout autant concernant les hadîths qudsî, à la différence que c’est la parole d’Allâh – et pas seulement celle du Prophète – qui est ainsi falsifiée.

Les hadîths qudsî consistent très souvent en des citations plus ou moins fidèles d’écrits bibliques, voire de livres apocryphes32. On mentionnera à titre d’exemple le dicton suivant mentionné dans les recueils d’al-Bukhari, Muslim et d’autres : « Allâh a dit : J’ai préparé pour mes saints serviteurs ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, et qui n’est pas survenu à un cœur d’homme »33. Le hadîth s’inspire fortement d’une formule que l’on trouve notamment dans la première Épître aux Corinthiens dans laquelle Paul de Tarse déclare : « Mais, comme il est écrit : c’est ce que l’œil n’a pas vu, l’oreille pas entendu, et qui n’est pas monté au cœur de l’homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Cor 2:7-10).

Références

1↑ En arabe, le mot « hadîth » se dit au pluriel « ahâdîth ». Nous utiliserons toutefois la forme francisée « hadîths » pour simplifier la lecture.

2↑ Joseph Horovitz, « Alter und Ursprung des Isnad », Der Islam, vol. 8, 1918, pp. 44-47.

3↑ Gregor Schoeler, « Mündliche Thora und Hadī: Überlieferung, Schreibverbot, Redaktion », Der Islam, vol. 66 (2), 1989, p. 217. Schoeler suggère qu’on pourrait avoir affaire à une « évolution parallèle dans les deux cultures » plutôt qu’à un emprunt direct. C’est possible, mais Michael Cook a depuis rajouté au tableau de nombreux autres points communs entre les traditions rabbinique et islamique, qui rendent l’hypothèse de l’influence beaucoup plus vraisemblable. Voir Cook, « The Opponents of the Writing of Tradition in Early Islam », Arabica, vol. 44 (4), 1997, pp. 510-12.

4↑ Ignaz Goldziher, Muhammedische Studien, Halle a.S., Niemeyer, 1890, vol. 2, p. 12.

5↑ Benjamin Jokish, Islamic Imperial Lew. Harun-Al-Rashid’s Codification Project, De Gruyter, 2007 ; Judith R. Wagner, « Islamic and Talmudic Jurisprudence: The Four Roots of Islamic Law and Their Talmudic Counterparts », The American Journal of Legal History, vol. 26 (1), 1982, pp. 25-71 ; Mashood A. Baderin, Islamic Law: A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2021, p. 12.

6↑ Joseph Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford University Press, 1950, pp. 64-66.

7↑ Al-Shâfi’i, Ikhtilaf Malik, vol. 3, p. 247, cité par Joseph Schacht, op. cit., p 69.

8↑ Jens Scheiner, « Hadîth and Sunna », in Herbert Berg (ed.), Routledge Handbook on Early Islam, Routledge, 2018, pp. 84-85.

9↑ Joseph Schacht, op. cit., p. 77 sqq.

10↑ Al-Dârimî, Muqaddimah, p. 49.

11↑ Voir notre article « La lapidation dans l’islam ».

12↑ Par exemple, la « sahifat » attribuée à Hammam b. Munabbih, supposée avoir été écrite au début du 8e siècle, n’est pas authentique et a été rédigé quelques générations plus tard. Cf. Gautier Juynboll, Encyclopedia of Canonical Hadîth, Brill, 2007, p. 30.

13↑ Muslim 3004.

14↑ Michael Cook, art. cit., p. 444 sqq ; Gregor Schoeler, art. cit., pp. 213-21 ; Christopher Melchert, « The Destruction of Books by Traditionists », Al Qantara, vol. 35 (1), 2014, pp. 213-31.

15↑ Michael Cook, art. cit., p. 498 sqq.

16↑ Cette partie se veut une courte introduction au problème de l’authenticité des hadîths. Le sujet sera traité de manière détaillée à travers une série d’articles publiés dans la section consacrée au hadîths sur al-kalam.fr

17↑ Voir par exemple Josef van Ess, « L’autorité de la tradition prophétique dans la théologie mu’tazilite », in George Makdisi, Dominique Sourdel & Janine-Sourdel-Thomine, La notion d’autorité au Moyen-Âge : Islam, Byzance, Occident, Presses Universitaires de France, 1982, pp. 211-26.

18↑ Jonathan A. C. Brown, Hadith: Muhammad’s Legacy in the Medieval and Modern World, Oneworld Publications, 2009, p. 73 sqq.

19↑ Alfred Guillaume, The Traditions of Islam: An Introduction to the Study of the Hadith Literature, Clarendon Press, 1924, p. 80 ; Francis E. Peters, « The Quest of the Historical Muhammad », International Journal of Middle East Studies, vol. 23, 1991, p. 299.

20↑ Alfred von Kremer, Culturgeschichte des Orients unter den Chalifen, W. Baunmüller, 1875, p. 482.

21↑ Frederic C. Bartlett, Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology, Cambridge University Press, 1932 ; Ian M. L. Hunter, « Lenghty Verbatim Recall : The Role of Text » in Andrew W. Ellis (ed.) Progress in the Psychology of Language, 1985, vol. 1, pp. 207-35 ; Debra Long, « The effects of pragmatics and discourse style on recognition memory for sentences », Discourse Processes, vol. 17, pp. 213-34 ; Laura Stafford et al., « Conversational memory: The effects of time, recall, mode, and memory expectancies on remembrances of natural conversation », Human Communication Research, vol. 14 (2), pp. 203-29. Sur les méthodes permettant d’évaluer le degré de fiabilité d’une tradition orale, cf. Jan Vansina, Oral Tradition. A Study in Historical Methodology, Aldine Publishing Company, 1961.

22↑ Voir par exemple l’ouvrage classique d’Elizabeth F. Loftus, Eyewitness Testimony, Harvard University Press, 1944.

23↑ Jonathan A. C. Brown, Misquoting Muhammad: The Challenge and Choices of Interpreting the Prophet’s Legacy, Oneworld Publications, 2015, p. 146.

24↑ Gautier Juynboll, Studies on the Origins and Uses of Islamic Hadith, Routledge, 1996, p. 155-175.

25↑ La partie de l’ouvrage consacrée à l’étude du Hadîth est traduite en français sous le titre : Études sur la tradition islamique. Extraites du tome II des Muhammedanischen Studien, traduit par Léon Bercher, Adrien-Maisonneuve, 1982. Il existe également une traduction anglaise facilement accessible en ligne : Muslim Studies, trad. par C. R. Barber et S. M. Stern, State University of New York Press, 1971.

26↑ Ignaz Goldizher, Muhammedische Studien, op. cit., p. 5 (p. 6 de l’édition française).

27↑ L’ouvrage de Schacht a fait l’objet de jugements plus sévères de la part de Fuat Sezgin, Nadia Abbot et du traditionniste musulman Muhammad Mustafa Al-A’zami. Cependant, comme le précise Joshua D. Little, « ces critiques ont été largement et complément réfutées » (voir Little, The Hadith of ʿĀʾišah’s Marital Age: A Study in the Evolution of Early Islamic Historical Memory [thèse de doctorat], Université d’Oxford, p. 49. Pour une critique détaillée des arguments utilisés contre les conclusions de Schacht, voir notamment Patricia Crone, Slaves on Horses: The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge University Press, 2003, p. 211, n° 88 ; Gautier Juynboll, Muslim Tradition: Studies in Chronology, Provenance and Authorship of Early Hadith, Cambridge University Press, 1985, pp. 2-6 ; Herbert Berg, The Development of Exegesis in Early Islam, Routledge, 2009, pp. 18-26 ; Id., « Weaknesses in the Arguments for the Early Dating of Qur’anic Commentary », in Jane D. McAuliffe et al., (eds.), With Reverence for the Word: Medieval Scriptural Exegesis in Judaism, Christianity, and Islam, Oxford University Press, 2002, p. 329.

28↑ Daniel W. Brown, « Western Hadith Studies », in Daniel W. Brown (ed.), The Wiley-Blackwell Concise Companion to the Hadith, Wiley-Blackwell, 2020, p. 43.

29↑ Harald Motzki, Analysing Muslim Traditions, Brill, 2010, pp. 235-36.

30↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, Seuil, 2002, p. 317.

31↑ Jamal al-Din al-Qâsimî, Qawa`id al-tahdith min funun mustalah al-hadith, Dar al-Kutub al-`Ilmiyyah, 1932, p. 65.

32↑ William Graham, Divine Word and Prophetic Word in Early Islam, Mouton & Co, 1977, passim et notamment pp. 52-53.

33↑ Al-Bukhari 7498.