LE PROJET AL KALAM
Notre projet
Al Kalam est une initiative portée par des universitaires spécialisés dans les études islamiques. Nous avons décidé de former un collectif afin de partager notre passion pour l’Histoire, et de promouvoir la connaissance sur les origines de l’islam. Notre collectif, à l’image des travaux que nous produisons, est non confessionnel : nous ne faisons la promotion d’aucune religion, ni d’aucune position philosophique ou doctrinale que ce soit. Le seul positionnement que nous revendiquons est celui de la neutralité morale, religieuse et politique, le positionnement du scientifique impartial face à l’objet qu’il étudie.
Nos objectifs
Le projet Al Kalam est né à partir d’un constat : alors que l’islam fait régulièrement la une du débat public, il demeure mal connu du grand public. En particulier, la question des origines de l’islam n’est quasiment jamais abordée ; ce qui peut être lu ou entendu reflète trop souvent des théories aujourd’hui largement dépassées. Les études sur la formation de l’islam connaissent pourtant depuis les années 1980 une grande grande révolution. Des nouvelles études et méthodes d’analyse, ainsi que des découvertes matérielles (archéologie, épigraphique, sources littéraires…), ont jeté regard nouveau sur l’islam primitif et son contexte, comme l’illustrent les trois exemples suivants :
1. Nos connaissances de l’Arabie ont fortement évolué grâce aux fouilles archéologiques menées dans la région. Nous savons aujourd’hui qu’à la veille de l’islam, l’Arabie était devenue largement monothéiste, et que la péninsule était pleinement intégrée à la dynamique religieuse et culturelle du Proche-Orient. Cela contredit nettement les sources islamiques plus tardives qui dépeignent l’Arabie comme une terre d’ignorance et de polythéisme.
2. Concernant le Coran, de nouvelles recherches ont mis en évidence les similitudes textuelles entre le Livre saint de l’islam et des textes et légendes de toutes origines (Talmud, livres apocryphes de la Bible, écrits syriaques, etc.). Plusieurs études ont montré également que le Coran était le fruit d’un processus rédactionnel qui inclut un travail de révision, de réécriture, d’ajouts et de suppressions. Ainsi, le texte coranique ne se limiterait pas aux proclamations de Muhammad ; il apparait de plus en plus comme l’œuvre de plusieurs rédacteurs, dont la formation s’étale sur une période d’environ un siècle et se déroule dans des « milieux » hétérogènes – y compris en dehors de la péninsule arabe.
3. Enfin, la figure du Prophète et son rôle particulier dans l’émergence de l’islam ont été largement révisés au cours des dernières décennies. La prise en compte des sources extérieures, couplée à l’examen critique des textes musulmans, ont fait prendre conscience du fossé qui sépare le récit idéalisé issu des sources islamiques de la réalité historique. En fait, peu de choses sont connues du personnage historique de Muhammad (pas même son véritable nom !), et la littérature islamique (sira, hâdiths…) procède au mieux d’une profonde légendarisation de l’homme qu’il a pu être, au pire comme une simple fiction.
Les grandes avancées dans le champ des études islamiques ont toujours beaucoup de mal à se faire connaitre en dehors des spécialistes. Est-ce lié à la barrière de la langue ? À un fonctionnement sclérosé propre au milieu de la recherche ? À une certaine omerta autour d’un sujet jugé sensible ? Probablement tout à la fois. Quoi qu’il en soit, il en résulte une situation inacceptable pour l’historien (et le public) où les grands médias, et même certains « vulgarisateurs », censés pourtant être les garants de la factualité, relayent – avec certaines exceptions – un narratif rendu caduc par les recherches les plus récentes.
Certes, des initiatives existent qui ont tenté de briser la glace qui sépare l’historien spécialisé du grand public. En France, Le Coran des historiens (éditions du Cerf), publié en 3 volumes en 2019, offre une synthèse magistrale de la recherche historico-critique sur la formation du Coran. Mais ce type d’initiative est hélas trop rare et reste inaccessible à beaucoup.
L’intérêt du grand public pour l’Histoire des religions (et en particulier de l’islam) ne se dément pourtant pas. Le Coran des historiens, malgré ses quelques 3 500 pages, a été vendu à près de 15 000 exemplaires à ce jour. Le documentaire intitulé Jésus et l’islam, diffusé sur la chaîne ARTE en 2015, donnait pour la première fois la parole à des historiens de premier plan, et avait franchi la barre du million de téléspectateurs. De nombreuses conférences sur l’islam tenues par des spécialistes, font des centaines de milliers de vues sur YouTube.
C’est pour répondre à cette demande croissante que nous avons décidé de former notre collectif, afin de participer à la démocratisation de la connaissance historique. Nous sommes convaincus en effet que l’accès au savoir est un droit fondamental, et que l’ignorance est un frein à la culture de l’esprit. Le projet Al Kalam a pour ambition de faire le pont entre la recherche universitaire et une audience la plus vaste possible.
Notre public
Al Kalam est une initiative destinée à s’adresser au plus grand nombre. Le grand public y trouvera son compte avec des articles et vidéos synthétiques sur des sujets ayant trait à l’histoire des religions, avec un focus particulier sur l’islam. Vous souhaitez vous familiariser avec le domaine mais n’avez pas de connaissance préalable ? Cela tombe bien ! Nos publications sont destinées tout spécialement pour les néophytes. Mais nous n’oublions pas pour autant les amateurs d’histoire qui possèdent déjà un certain bagage et veulent approfondir leurs recherches. Ici, il n’est pas question d’aborder les sujets de manière superficielle. Au contraire, on entend bien faire découvrir à nos lecteurs les travaux universitaires les plus poussés en combinant exigence et pédagogie.
Notre projet s’adresse également aux membres de l’enseignement secondaire et supérieur désireux de se tenir informé de la recherche universitaire dans le champ des études islamiques. Ils y trouveront toutes les ressources nécessaires qu’ils seront naturellement libres d’utiliser dans le cadre de leurs cours.
Il faut réitérer qu’Al Kalam est un projet non-confessionnel fondé sur la méthode historico-critique. En cela, le croyant ne doit pas s’attendre à trouver des réponses à ses interrogations théologique et doctrinales. En parallèle à sa foi, il a tout à gagner à s’intéresser à la recherche historique. C’est d’abord un exercice de curiosité intellectuelle qui participe à la culture de chacune et chacun, puis le moyen d’enrichir ses connaissances sur sa propre religion et celle des autres.
Nous ne le répéterons jamais assez : le croyant ne doit pas percevoir dans la recherche historique une menace pour la foi ou la religion en religion. Cette antinomie entre la foi et l’histoire est une croyance hélas répandue mais pourtant inexacte, qui s’effondre par le seul fait que la méthode historico-critique a été initiée et promue par des croyants souvent dévoués. De plus, la foi est quelque chose d’intime, de sensible, qui provient du plus profond de l’être. Il est impossible de prouver ou de réfuter la foi sur le plan historique.
Notre méthode
Notre seule boussole est la méthode scientifique appliquée aux textes religieux, dite historico-critique. Ses origines remontent à l’époque de la Renaissance, mais c’est surtout à partir du 19e siècle que cette approche sert de référentiel à l’étude des textes fondateurs des grandes religions (Bible, Coran, Avesta…), et qu’elle devient une discipline scientifique à part entière.
La méthode historico-critique consiste à suspendre tout jugement et présupposition quant à l’origine, la transmission ou la signification du texte étudié. Cette approche revient en d’autres termes à analyser le texte par lui-même, indépendamment de la tradition religieuse qui s’y rattache. Non que celle-ci ne possèderait aucune valeur sur le plan historique, mais les contradictions, les incohérences et les biais sont trop nombreux pour qu’elle soit prise pour argent comptant. Un usage critique des sources est une étape indispensable, en procédant à un examen minutieux quant à la valeur historique qu’elles renferment. C’est d’ailleurs la définition-même de l’Histoire (du grec Ἱστορία) qui signifie à partir d’Hérodote « enquête ».
L’historien est donc celui qui enquête dans le but de retracer les données d’un événement ou d’un phénomène passé de manière objective. En cela, l’histoire se distingue de l’approche confessionnelle. Pour les auteurs de type religieux, en effet, l’objectif n’est pas tant de représenter les choses telles qu’elles se sont déroulées, mais bien plutôt telles qu’ils croyaient ou voulaient faire croire qu’elles s’étaient déroulées. C’est la fabrication d’un « mythe sacré des origines » (Heilsgeschichte) destiné à ancrer la communauté dans une histoire fictive idéalisée.
Le Coran, comme tout texte religieux, devient donc pour l’historien l’objet d’une « enquête » historique. Il est à ce titre un document autant que les autres, qui s’inscrit dans l’Histoire, un phénomène d’extraction humaine. L’origine surnaturelle ou non du texte lui-même ne peut évidemment pas faire l’objet d’une enquête, et n’est donc pas du ressort de l’historien.
Le Coran en tant que phénomène humain peut quant à lui faire l’objet d’une telle enquête, dont l’objectif est de retracer l’histoire de sa composition, en posant un certain nombre de questions :
- Quel est le profil du ou des auteurs du texte ?
- Quelles sont les sources qu’ils utilisent ?
- De quoi cherchent-ils à convaincre le public auquel ils s’adressent ? Par quels arguments ?
- Par qui est constitué ce public ?
- Dans quel(s) contexte(s) immédiat(s) le texte a-t-il été composé ?
Pour répondre à ces questions, l’historien se fonde sur un examen minutieux du texte, qui s’appuie sur des outils et des méthodes tels que la critique des sources, la critique textuelle, la critique de la rédaction, etc. Bien sûr, le recours à des éléments externes au texte est souvent indispensable. C’est pourquoi on recourt aux sources littéraires (religieuses et non religieuses), aux données archéologiques et épigraphiques, etc. L’ensemble de ces éléments sont triés, analysés et confrontés entre eux afin d’en faire ressortir des données exploitables susceptibles de nous informer sur la constitution du phénomène étudié. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur la méthode à travers une série d’articles consacrés.
En guise de conclusion, nous partageons les premières « thèses sur la méthode » de l’historien des religions Bruce Lincoln, que nous faisons nôtres.
Thèse 1 La préposition « des » qui unit les deux termes de l’ethnonyme disciplinaire « Histoire des religions » a une fonction précise, celle d’indiquer une relation de propriété et de subordination : l’histoire est la méthode et la religion l’objet.
Thèse 2 La conjonction de ces deux termes implique en outre une tension qui apparaît dès que l’on prend la peine de spécifier leurs significations : la religion est un discours dont le trait caractéristique réside dans sa prétention à parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité tout aussi transcendante et éternelle ; l’histoire, au contraire, est un discours qui parle de choses temporelles et terrestres, adoptant une voix humaine et faillible et cherchant à appuyer son autorité sur un rigoureux examen critique des données.
Thèse 3 L’histoire des religions est donc un discours qui résiste au discours qui constitue son objet, et en renverse l’orientation. Être historien des religions sans contredire l’intitulé de la discipline, c’est insister sur les dimensions temporelles, contextuelles, situées, intéressées, humaines et matérielles de ces discours, pratiques et institutions qui, typiquement, prétendent à un statut éternel, transcendant, spirituel ou divin.
Thèse 4 Les mêmes questions déstabilisantes et irrévérencieuses que l’on peut poser à n’importe quel discours ou énoncé peuvent également être posées au discours religieux. La première de ces questions est : « Qui parle ? », c’est-à-dire quelle personne, groupe, ou institution est à l’origine d’un texte, quel que soit l’auteur supposé ou avéré dont le texte se revendique. Puis : « À quel public s’adresse-t-il ? Dans quel contexte immédiat ? À travers quels supports ou médias ? Avec quels intérêts ? » Mais encore : « De quoi le(s) locuteur(s) cherche(nt)-t-il(s) à convaincre l’audience ? Quelles seraient les conséquences, s’il(s) devai(en)t réussir ? Qui gagne quoi, et combien ? Inversement, qui perd ? »