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Les Géants ont-ils existé ?

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Introduction

De Gargantua à Godzilla, les géants sont omniprésents au cinéma comme dans la littérature. Mais s’ils appartiennent aujourd’hui au domaine de la fiction, leur existence a pendant longtemps semblé une évidence. Au moins jusqu’au 16e siècle, en effet, la croyance était répandue selon laquelle les hommes d’autrefois étaient démesurément plus grands que ceux d’aujourd’hui. Il aurait même existé des « preuves » matérielles de leur existence, tels des ossements de grande taille. De nombreux écrits anciens, religieux ou non, en parlent comme d’un fait avéré. De nos jours, cependant, de telles assertions ne sont plus acceptables sur le plan historique et biologique. Pourtant, l’existence des géants trouve toujours ses partisans dans certains milieux. Nous verrons en particulier qu’elle demeure une croyance musulmane bien ancrée. En effet, le Coran, et davantage encore les hadîths, affirment que les géants ont bien existé par le passé. Cet article se propose d’analyser les textes islamiques et la position des savants musulmans sur la question. Dans un second temps, nous déterminerons dans quelle mesure ces croyances sont compatibles avec les données archéologiques et scientifiques.

Les géants dans le Coran

Le Coran fait mention du gigantisme de certains individus ou certains peuples. Par exemple, lorsque Moïse envoya des espions en Terre Sainte, ils revinrent à lui pour l’informer : « O Moïse, il y a là un peuple de géants. Jamais nous n’y entrerons jusqu’à ce qu’ils en sortent » (5 : 22). Concernant les ‘Ad, une peuplade ayant vécu à l’ère préislamique, le Coran rapporte qu’ils étaient de grande taille comme le montrent les propos rapportés par leur Messager : « Et rappelez-vous quand Il vous a fait succéder au peuple de Noé, et qu’Il accrut votre corps en hauteur » (7 : 69). Un autre passage affirme qu’après leur châtiment, les ‘Ad et des Thamoud se trouvèrent « renversés par terre comme des souches de palmiers évidés » (69 : 7). La comparaison laisse entendre que les ‘Ad et les Thamoud étaient de taille comparable aux palmiers, comme l’avaient déjà noté les commentateurs musulmans1. Dans la tradition islamique postérieure, les ‘Ad et les Thamoud seront fréquemment dépeints comme des géants. Le commentateur al-Qurtubi (m. 1273) précise qu’ils mesuraient près de 30 mètres de haut2. Les oulémas rapportent aussi que leurs têtes étaient si grosses qu’elles étaient semblables à des dômes, et qu’ils possédaient autrefois des tours plus hautes que les pyramides d’Égypte3. L’explorateur Ibn Fadlan (m. 960), qui visita leurs ruines au cours de ses voyages, prétend avoir vu les tombes des ‘Ad aussi larges qu’un palmier. Il rapporte encore avoir rencontré un descendant de la « race des ‘Ad », qui mesurait quelques 3,5 mètres4.

La légende sur la grandeur des ‘Ad et des Thamoud est très ancienne et sans doute antérieure au Coran. Elle découle de certaines constructions qu’ils avaient érigées, dont la hauteur, supérieure aux normes de l’époque, était jugée énigmatique par leurs voisins, qui croyaient qu’elles étaient l’œuvre de géants. L’explorateur néerlandais Daniël van der Meulen, en voyage en Arabie du Sud dans les années 1930, rapporte les croyances locales en ces termes :

Les récits antiques mentionnent les peuples des ‘Ad et des Thamoud. C’étaient des géants auxquels les Bédouins attribuent aujourd’hui les bâtiments et les monuments dont ils voient les ruines composées d’énormes blocs de pierre. Seuls des géants, des gens beaucoup plus grandes et plus forts que ceux qui vivent aujourd’hui, auraient pu poser des pierres aussi colossales les unes sur les autres. La ville de San’a aurait également été construite par le peuple des géants d’Ad, à qui Hud fut envoyé en tant que prophète5.

Jeffrey Rose a récemment émis une hypothèse différente sur les origines de la légende. En s’appuyant sur les données archéologiques, il suggère que les populations nomades d’Arabie, auxquelles les ‘Ad auraient appartenu, étaient d’une taille relativement importante par rapport aux fermiers malnutris du Croissant Fertile, dont la taille moyenne était d’à peine 1,61 mètre6. Il est possible qu’à partir de là, le souvenir de la grandeur des ‘Ad ait été considérablement exagéré au fil des âges, donnant naissance au mythe de leur gigantisme.

Adam : ancêtre des hommes… et des géants !

Cependant, c’est dans les hadîths que l’existence des géants est le plus clairement exprimée. Plusieurs narrations prophétiques rapportent en effet qu’Adam mesurait soixante cubes, soit environ trente mètres de haut. Nous citons ci-dessous la version consignée par al-Bukhârî :

Le Prophète (que la paix soit sur lui) a dit : « Allah a créé Adam d’une hauteur de 60 coudées7 [env. 28 mètres]. […] Toute personne qui entrera au Paradis ressemblera à Adam. La taille des gens a diminué depuis la création d’Adam »8.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés : premièrement, Adam, le premier homme qui vécut sur terre, était démesurément grand, atteignant près de 30 mètres de haut. Deuxièmement, les premières générations humaines après ont rapetissé progressivement jusqu’à l’époque du Prophète. Ceci implique clairement l’existence de géants par le passé. Troisièmement, les gens du paradis retrouveront la grandeur originelle de l’homme.

Une première remarque est que les idées exprimées dans ces traditions ont des précédents dans la littérature de l’Antiquité. La croyance selon laquelle les hommes d’autrefois étaient de taille gigantesque est en effet partagée dans de nombreuses cultures, comme nous le verrons bientôt. Toutefois, c’est dans la littérature talmudique que l’on trouve les correspondances les plus précises avec les hadîths. Le Talmud affirme que la taille Adam « s’étendait du sol jusqu’au ciel », et fait ailleurs mention d’une grandeur de 100 coudées, environ 53 mètres9. Bien que les chiffres ne correspondent pas exactement, ils s’accordent sur l’idée qu’Adam était un géant. De plus, certaines traditions rabbiniques rapportent que les hommes du paradis auront la même taille qu’Adam10, ce qui s’accorde une nouvelle fois avec le hadîth. Quant à l’idée que les hommes rapetissent de génération en génération, elle était dans l’air du temps. L’écrivain romain Pline l’Ancien (m. 79) écrivait déjà : « On peut le plus souvent constater que la race humaine devient de jour en jour plus petite ; rarement les enfants sont plus grands que leurs pères, car la richesse séminale s’épuise à mesure que notre époque se rapproche de la phase de l’embrasement universel » (Histoire naturelle, VII, 16). Nous verrons bientôt qu’une telle affirmation ne s’accorde pas avec les données archéologiques. Pour l’heure, une première conclusion s’impose : le hadîth sur la taille d’Adam est clairement imprégné des croyances du Proche-Orient de l’Antiquité, et des écrits talmudiques en particulier. Remarquons que déjà à l’époque médiévale, certains oulémas avaient osé remettre en cause l’authenticité du hadîth, malgré son intégration dans les sacro-saints recueils « authentiques » (sahîhayn) d’al-Bukhari et de Muslim, en arguant que c’était un récit des « isrâ’îliyyât » – c’est-à-dire issu du folklore juif11.

Quoi qu’il en soit, le hadîth n’a pas manqué de susciter un certain embarras chez les oulémas, au point que certains crurent bon de rejeter son authenticité. Dans son livre The Height of Prophet Adam, Muntasir Zaman remarque trois positions parmi les  savants musulmans. La première position, largement dominante chez les théologiens prémodernes, est l’acceptation littérale du hadîth : Adam mesurait réellement 60 coudées et sa descendance a rapetissé de génération en génération. Telle est, par exemple, l’opinion du savant médinois al-Zuhri (m. 742), que certains ont qualifié de premier « historien » de l’islam12. Le jurisconsulte al-Nawawi (m. 1277) et l’historien al-Maqrîzî (m. 1442) ont émis une opinion similaire13. Le traditionniste al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 892), auteur d’une importante compilation de hadîths, rapporte que les anciens ne mesuraient pas moins de 150 mètres et se nourrissaient d’aliments eux- mêmes gigantesques comme des grains de blé de la taille d’un veau14. Certains savants tels Ibn Qutayba (m. 889) ne se sont pas contentés d’affirmer que les géants ont existé par le passé, mais ont tenté de le prouver en avançant l’argument de la longévité : les gens d’autrefois vivaient bien plus longtemps, et donc leur taille était plus grande15. Cet argument s’appuie sur l’observation selon laquelle les espèces animales les plus grosses ont tendance à vivre plus longtemps (un éléphant vit plus longtemps qu’une souris). Toutefois, cette règle n’est pas toujours vraie (l’être humain vit plus longtemps que la girafe), et surtout, elle ne s’observe qu’entre des espèces différentes. En revanche, à l’intérieur d’une même espèce, les individus les plus grands vivent en moyenne moins longtemps que les plus petits. Ainsi chez les humains, les hommes de petite taille ont une plus grande espérance de vie en comparaison des plus grands16. En outre, les études menées sur les personnes centenaires montrent unanimement qu’elles appartiennent aux couches les plus petites de la population17.

Concernant la longévité supposée des anciens, il s’agit d’une croyance largement répandue au Proche-Orient, qui trouve écho dans la Bible et le Coran18. Cependant, les études démontrent que c’est l’inverse qui s’est produit, à savoir que l’espérance de vie moyenne était moins importante dans les sociétés anciennes. Chez les populations préhistoriques de la méditerranée orientale, par exemple, la médiane ne dépassait pas la trentaine d’années19. De plus, les scientifiques suggèrent que la durée de vie d’un être humain ne pourrait pas dépasser 150 ans – un âge qui demeure officiellement inédit à ce jour20.

La croyance selon laquelle Adam mesurait 28 mètres et que les hommes ont rétréci de génération en génération demeure ancrée dans les mentalités musulmanes. À la question d’un internaute exprimant ses réserves, le site internet islamqa, supervisé par le cheikh Muhammad Salih al-Munadjdjid, répond ceci :

Le croyant doit croire résolument toute information authentique reçue d’Allah, le Majestueux, et de Son prophète (bénédiction et salut soient sur lui). Sa foi doit être d’une fermeté telle à écarter tout doute. Le croyant doit admettre les éléments reçus globalement et en détails ; qu’il les comprenne ou pas et que cela l’étonne ou pas. […] Si ceci constitue une ambiguïté, réfléchissez au cas des petits hommes à la taille enfantine que nous voyons. Si cela est possible, qu’est-ce qui empêche le contraire, c’est-à-dire l’existence d’un homme de 60 coudées. L’histoire humaine a connu des géants d’après les archéologues21.

En 2009, Hamdane Ben Awdah Al Bouhairi Al Mas’oudi, avec l’aide de quatre couturiers, a reproduit en grandeur nature le qamis qu’aurait porté Adam. L’œuvre, d’une hauteur de près de 28 mètres, a nécessité 30 000 bobines de fil.

Fig. 1 : représentation grandeur nature du qamis d’Adam

Les géants dans la mythologie

L’idée que des géants peuplaient autrefois la terre appartient à presque toutes les mythologies22. Dans la mythologie grecque, les Géants sont mis au monde par la Terre (Gaia), pour venger les Titans enfermés par Zeus. Le combat entre les Géants et les dieux, appelé Gigantomachie, est un thème récurrent chez les auteurs grecs (Homère, Ovide, Virgile). Dans l’Amérique précolombienne, les géants font partie intégrante du folklore. Selon les croyances locales, ils habitaient ces terres à l’origine avant d’être détruits par Dieu23. La Bible rapporte à son tour l’existence d’hommes de taille exceptionnelle. L’exemple de Goliath, le colosse battu par David, est bien connu. Il aurait également existé une race de géants à l’époque antédiluvienne. Mais à cause de leur méchanceté, Dieu décida de submerger toute la Création, à l’exception de Noé et sa famille, et aucun géant ne survécut. Pour les auteurs anciens, la croyance selon laquelle il exista des géants paraissait naturelle :

La supposition qu’il a existé des hommes plus grands que les contemporains s’accorde avec la simple observation, dramatisée, de la différence de taille entre les individus. C’est ainsi que les voyageurs européens ont parlé longtemps des « géants » de Patagonie, représentation exagérant la taille réellement élevée des indigènes de cette partie du monde, ou que les Hébreux considérèrent leurs ennemis les Ammonéens comme géants (Amos, II, 9). D’autres phénomènes ont parfois pu jouer, comme la découverte d’ossements préhistoriques gigantesques ou de bâtiments cyclopéens24.

La présence de fossiles de cétacés ou de mammouths a en effet nourri les mythes, les légendes et les théories pseudo-scientifiques de toutes époques, jusqu’à la période contemporaine. Augustin d’Hippone (m. 430) prétend ainsi avoir découvert sur une plage d’Utique une molaire humaine d’une taille si grande qu’elle équivalait à celle de cent hommes : « elle avait appartenu, je crois, à quelque géant », rapporte-t-il encore25. Hérodote mentionnait déjà quelques siècles plus tôt les restes d’un géant à Tégée (Histoire, I, 67-68). Pline l’Ancien rapporte qu’en Crète, « dans un tremblement de terre, une montagne s’étant ouverte, on trouva un corps debout, haut de 46 coudées [environ 20 mètres] » (Histoire naturelle, VII, 16). Plutarque raconte dans sa Vie de Sertorius (XIII) la découverte à Tanger du squelette d’Antée, haut de 60 coudées (environ 36 mètres).

Les découvertes d’ossements appartenant à de soi-disant géants se prolongent tout au long du Moyen-Âge et même à l’époque moderne. Ces objets sont alors exposés dans des églises ou dans les cabinets de curiosité26. En 1577, des ossements de grande taille sont découverts à Lucerne. Transportés à l’Hôtel de Ville, ils font l’objet de l’expertise du savant médecin Félix Platter, qui conclut à un géant antédiluvien de 19 pieds27. Deux siècles plus tard, le médecin allemand Johann Friedrich Blumenbach, procéda à une nouvelle analyse des précieux ossements – il s’agissait en fait des restes d’un mammouth28. Ces découvertes donnèrent lieu à d’intenses débats sur la réalité du gigantisme des hommes d’autrefois. Car si leur existence était affirmée par des autorités antiques comme Pline et Augustin, elle fut également remise en cause par des esprits sceptiques. Déjà au 1er siècle, Suétone se montre dubitatif et préfère une autre explication : « ces membres énormes d’animaux monstrueux et de bêtes sauvages, que l’on dit être des os de géants et des armes de héros » (Vie d’Auguste, LXXII). Dans une étude stimulante, Antoine Schnapper montre que c’est surtout à partir de 1560 que le doute commence à se répandre. De plus en plus, les ossements présentés comme appartenant à des géants sont reconnus comme provenant simplement d’animaux29. En 1558, le chroniqueur et archéologue italien Tommaso Fazello sonne la charge contre les sceptiques. Voici ce qu’il écrit :

Mais comme il y a beaucoup d’hommes du commun à qui on ne peut faire entendre la grandeur des Géants, ni la leur prouver par l’autorité des Anciens, car ils pensent que ce sont des fables et choses ridicules : pour les tirer de cette erreur et les détromper, et pour confirmer la vérité de la chose, j’ai jugé à la fois opportun et nécessaire de rassembler quelques exemples très antiques qui font foi de la vérité, et en même temps de raconter les choses que j’ai vues de mes propres yeux30.

Nous allons voir maintenant qu’en dépit du jugement quelque peu péremptoire de notre auteur, il n’existe à ce jour aucun fossile prouvant le gigantisme des hommes d’autrefois. Nous verrons également que cette hypothèse est impossible sur le plan anatomique et physiologique.

Les données archéologiques

Un premier moyen de déterminer si la validité de la thèse selon laquelle les géants ont existé est en effet de recourir à l’archéologie. Selon de récentes estimations, entre l’apparition de l’homme moderne et le développement de l’agriculture – soit un espace temporel d’environ 140 000 ans –, près de 7 milliards d’êtres humains ont peuplé la terre31. Comme ils appartiennent aux strates les plus anciennes de l’humanité, ces hommes sont supposés appartenir aux races de géants qui auraient existé avant nous. Si cela est vrai, on doit s’attendre à découvrir des fossiles humains démesurément plus grands que l’homme d’aujourd’hui. Or, tous les restes et fossiles humains découverts à ce jour sont conformes aux standards actuels en matière de taille et d’anatomie, et ne présentent aucune trace de gigantisme32. Les fossiles découverts en Europe datant du début du paléolithique supérieur (entre 22 000 et 38 000 ans avant notre ère) révèlent que la taille moyenne était de 1,74 mètre chez les hommes et 1,59 mètre chez les femmes, ce qui correspond peu ou prou aux moyennes observées actuellement33.

La fin du paléolithique supérieur (– 16 000 à – 7 800) est marquée par un déclin de la taille humaine, avec une perte moyenne de 10 cm pour les hommes. Cette période coïncide avec l’apparition de l’agriculture, qui engendre une plus grande variabilité dans la disponibilité de la nourriture – et donc des périodes de famine récurrentes –, ainsi qu’un accroissement de la densité de population, favorisant les risques infectieux34. Autant de facteurs qui ont contribué au déclin de la taille chez les humains. Il faut attendre la seconde moitié du 20e siècle, avec l’amélioration des conditions de vie, pour que la moyenne reparte à la hausse. Par ailleurs, toutes les données indiquent que les variations observées ne sont pas linéaires : « la taille du corps humain n’a pas augmenté continuellement de manière linéaire dans son parcours évolutif, mais a enregistré des hausses et des baisses à différentes périodes »35. Cela ne s’accorde pas avec le hadîth qui postule un décroissement progressif de la taille humaine jusqu’à l’époque du Prophète.

En dépit du manque d’éléments matériels, la thèse trouve encore des partisans de nos jours, s’appuyant sur diverses théories conspirationnistes et des photos-montages plus ou moins grossiers. En 2020, l’écrivain musulman Muhammad Zaryûh soutenait dans un livre qu’un complot mondial avait été fomenté pour détruire la preuve de l’existence des géants36. Au début de années 1900, écrit-il, des milliers de squelettes de géants auraient été détruits afin de sauvegarder la théorie de l’évolution. Sa seule source était en réalité un site satirique, le « World News Daily Report »37. Les « Fake

News » sur les prétendues découvertes de squelettes géants abondent sur internet38, et il n’est pas douteux que les images générées par l’intelligence artificielle ne feront que renforcer le phénomène. À vrai dire, la chose n’est pas nouvelle. Déjà au Moyen-Âge, outre la confusion avec les ossements d’animaux, certains n’hésitaient à fabriquer de faux restes humains géantissimes pour en tirer profits39. En 1869, le soi-disant « géant de Cardiff » prétendument découvert dans l’État de New-York devint un centre d’attraction lucratif pour les auteurs de la supercherie, qui furent démasqués quelques mois plus tard.

Le regard de la science

Nous avons vu que les données archéologiques contredisaient la thèse de l’existence de géants parmi les générations humaines du passé. La thèse est démentie de manière définitive par le simple fait que l’anatomie du corps humain n’est pas adaptée à un gabarit de géant. Pour le démontrer, il nous faut rappeler quelques principes élémentaires de physique. Lorsque la taille augmente, le volume croît au cube et la surface au carré – c’est la loi du cube carré, également appelée effet d’échelle. Cela a pour conséquence que si la taille d’un individu s’agrandit, sa masse augmente plus fortement que ses dimensions. Prenons l’exemple d’un homme mesurant 1,80 mètre et pesant 80 kg, que nous appellerons Monsieur X. Imaginons qu’après avoir bu une potion magique, Monsieur X grandisse et atteigne dix fois sa taille d’origine, soit 18 mètres. On pourrait penser intuitivement que son poids augmenterait de façon proportionnelle à sa taille et que notre homme passerait donc de 80 à 800 kg. En réalité, la variation de sa masse corporelle obéit à la loi du cube carré, et serait donc égale à son poids d’origine multiplié par 10 à la puissance 3 (c’est-à-dire mille), à savoir 80 tonnes ! Or, l’anatomie du squelette humain ne peut supporter un tel poids. Dans un article intitulé « Gulliver was a bad biologist », la biologiste américaine Florence Moog s’est demandée à quoi pourraient ressembler les géants décrits dans Les Voyages de Gulliver, qui mesurent 18 mètres à l’instar de Monsieur X – le hasard fait bien les choses ! Si de tels spécimen existaient, un certain nombre d’adaptations seraient nécessaires pour leur survie : leurs jambes seraient plus courtes, leur tête plus petite et leur cou plus large40.

À présent, imaginons que Monsieur X, dont rien n’étanche la soif, boive à nouveau la potion magique, et atteigne désormais la taille de 28 mètres, égalant celle d’Adam. Cela porterait sa masse aux alentours de 300 tonnes. Autant dire qu’il est impossible pour un bipède de supporter ce poids, et Monsieur X aurait certainement besoin de quatre jambes41. Un autre problème se pose concernant son système vasculaire : du fait de la gravité, le sang aurait en effet du mal à irriguer les zones situées en haut de son corps, à commencer par son cerveau. Les études menées sur les fossiles ont révélé que les dinosaures au long cou comme le brachiosaure ou le diplodocus, bien concernés par ce problème, possédaient de longues côtes cervicales, mesurant près de deux mètres, qui agissaient comme des sortes de « ressort ». Lorsque les dinosaures étaient en mouvement, ces côtes se repliaient, permettant de propulser le sang vers la tête42. Jusqu’à preuve du contraire, l’homme ne bénéficie pas d’un tel mécanisme. De plus, le cœur de notre géant devrait être suffisamment puissant pour pomper une grande quantité de sang et assurer sa circulation, ce qui entrainerait un risque accru de rupture des vaisseaux sanguins43. Notre géant aurait besoin d’un autre mécanisme de thermorégulation – la transpiration à elle seule étant insuffisante pour évacuer la chaleur d’un corps de cette dimension. Chez le plus gros mammifère terrestre qu’est l’éléphant, la régulation de la température passe par des oreilles imposantes, une panoplie dont Monsieur X aurait certainement besoin44. En fin de compte, comme le note très justement Zaman, un homme de la proportion d’un géant « serait si radicalement différent dans son anatomie et sa physiologie qu’il serait difficile de le reconnaitre comme un humain »45.

Références

1↑ Voir par exemple Muhammad Zâhid, Ashraf al-tawdîh: taqrîr urdû Mishkât al-Masâbîh, Maktabat al-Arifî, vol. 4, p. 324.

2↑ Al-Qurtubi, Al-Jâmi‘ li-ahkâm al-Qur’ân, sourate 7, verset 69.

3↑ Ibid ; al-Tabari, Jâmi al-bayân fi tafsîr al-Qur’ân, sourate 7 verset 69 ; al-Thaʿlabi, Qisas al-anbiyâ, p. 105.

4↑ Ibn Fadlân, Ibn Fadlân and the Land of Darkness, trad. Lunde & Stone, Penguin, 2021, pp. 119-121.

5↑ Daniël van der Meulen, Aden to the Hadhramaut, J. Murray, 1958, p. 192.

6↑ Jeffrey I. Rose, An Introduction to Human Prehistory in Arabia, Springer, 2022, p. 288.

7↑ Définition du terme dhirâ, équivalent de la coudée.

8↑ Al-Bukhari 3326.

9↑ Sanhédrin 100a : 9 ; Bereshit Rabbah 12 : 6.

10↑ Bava Batra 75a.

11↑ Ibn Fûrak, Mushkil al-hadîth wa-bayânuhu, 1985, pp. 54-55.

12↑ Ibn Qutayba, Ta’wîl mukhtalif al-hadîth, p. 321.

13↑ Al-Nawawi, al-Minhâj, vol. 17, p. 178 ; al-Maqrîzî, Al-Mawa’iz…, vol. 1, p. 299.

14↑ Al-Hakîm al-Tirmidhî, Nawâdir al-usûl, vol. 1, p. 140.

15↑ Ibn Qutayba, op. cit., p. 407.

16↑ Thomas Samaras et al., Life Science, 2003, vol. 72 (16).

17↑ Samaras, Nutrition and Health, 2012 ; He et al., PLoS One, 2014.

18↑ Brannon Wheeler, Mecca and Eden Ritual…, 2006, pp. 114-115.

19↑ Muntasir Zaman, The Height of Prophet Adam, 2022, p. 27.

20↑ Timothy V. Purkov et al., Nature Communication, 2021.

21↑ Islamqa.info : « Il s’étonne de la grande taille d’Adam (psl) », disponible à l’adresse suivante : https://islamqa.info/fr/answers/20612/il-setonne-de-la-grande-taille-dadam-psl (consulté le 04/04/2025)

22↑ Pour un bon aperçu des représentations des géants dans différentes cultures, voir par exemple Marco Romano & Marco Avanzini, « The skeletons of Cyclops and Lestrigons: misinterpretation of Quaternary vertebrates as remains of the mythological giants », Historical Biology, 2017, pp. 1-4.

23↑ Ibid, p. 3.

24↑ Le Quellec & Sergent, Dictionnaire critique de mythologie, 2017, p. 1378.

25↑ Augustin, De Civitate Dei, XV, 9.

26↑ Antoine Schnapper, « Persistance de sgéants », Annales, 1986, vol. 41 (1), p. 177.

27↑ Ibid, pp. 180-181.

28↑ Bondeson, A Cabinet of Medical Curiosities, 1997, p. 2.

29↑ Schnapper, art. cit., p. 182.

30↑ Cité par Schnapper, ibid.

31↑ Steve Olson, Mapping Human History, 2003, p. 98.

32↑ Certains pourront objecter à cela que l’absence de preuve n’est pas nécessairement une preuve de l’absence. Cependant, le fait qu’aucun ossement humain ayant pu appartenir à un géant n’ait été découvert à ce jour, malgré les milliards (!) de géants supposés avoir vécus, constitue en soi une preuve négative de leur inexistence, surtout en comparaison des 11 000 fossiles de dinosaures découverts à ce jour bien qu’appartenant à une période beaucoup plus ancienne de l’histoire. De plus, d’un point de vue probabiliste, l’absence de preuve est souvent une preuve de l’absence. Voir à ce sujet Mike Oaksford & Ulrike Hahn, « A Bayesian Approach to the Argument From Ignorance », Canadian Journal of Experimental Psychology/Revue canadienne de psychologie expérimentale, 2004, vol. 58 (2), pp. 75-85.

33↑ Gert Stulp & Louise Barrett, « Evolutionary perspectives on human height variation », Biological Reviews, 2016, vol. 91 (1), p. 209.

34↑ Ibid, pp. 209-210.

35↑ Izzet Duyar & Baris Özener, « Evolution of Human Body Height and Its Implications in Ergonomics », Gaziantep Üniversitesi Sosyal Bilimler Dergisi, 2009, vol. 8 (1), p. 74.

36↑ Muntasir Zaman, op. cit., p. 22.

37↑ Ibid.

38↑ James Owen, « ‘‘Skeleton of Giant’’ is Internet Photo Hoax », National Geographic. Disponible à l’adresse suivante : https://www.nationalgeographic.com/history/article/skeleton-giant-photo-hoax (consulté le 04/04/2025).

39↑ Schnapper, art. cit., p. 183.

40↑ Florence Moog, « Gulliver was a bad biologist », Scientific American, 1948, vol. 179 (5), pp. 52-55.

41↑ John Bonner, Why Size Matters: From Bacteria to Blue Whales, Princeton University Press, 2006, p. 34.

42↑ Riley Black, « How Long-Necked Dinosaurs Pumped Blood to Their Brains », Smithnsonian Madazine, 21 octobre 2015 : https://www.smithsonianmag.com/science-nature/how-long-necked-dinosaurs-pumped-blood-their-brains-180957011/ (consulté le 04/04/2025).

43↑ Zaman, op. cit., p. 24.

44↑ Ibid, p. 25.

45↑ Ibid.