La naissance de Jésus
Contexte
D’après les Évangiles, Jésus est né dans une étable à Bethléem, dans les environs de Jérusalem1. Mais le Coran présente une version de l’histoire très différente où Marie se retire « dans un lieu éloigné » pour mettre au monde Jésus au pied d’un palmier :
Elle devint enceinte de l’enfant puis elle se retira avec lui dans un lieu éloigné. Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier. Elle dit : ‘‘ Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée !’’ L’enfant qui se trouvait à ses pieds l’appela : ‘‘Ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a fait jaillir un ruisseau à tes pieds. Secoue vers toi le tronc du palmier ; il fera tomber sur toi des dattes fraiches et mûres. Mange, bois et cesse de pleurer.’’ (19.22-25).
Comment expliquer cette différence ? Comme nous allons le voir, le Coran s’inspire de plusieurs légendes qui plongent leurs racines dans la mythologie grecque.
Le Coran et le mythe d’Apollon
Le récit sur la naissance de Jésus dans le Coran est assez similaire, au moins dans les grandes lignes, à celui de la venue au monde d’Apollon. Dans la mythologie grecque, Léto, la mère d’Apollon, trouve refuge sous un palmier situé tout près d’une rivière pour mettre au monde son fils2. En comparant les deux récits, Suleiman Mourad remarque que la version coranique était un « remaniement évident de l’accouchement de Léto dans la tradition grecque »3. Il est vrai que dans les deux cas, on a affaire à une femme enceinte à la recherche d’un endroit isolé, qui se couche sous le tronc d’un palmier au bord d’une rivière, puis met au monde un enfant sacré.Cependant, il parait peu probable que le mythe d’Apollon soit la source directe du passage coranique4. En Orient, le palmier est un arbre très commun, et à l’époque préislamique, il était associé à la féminité et à la fertilité spirituelle5. L’histoire du palmier dans le Coran semble donc plutôt découler de l’univers culturel proche-oriental de l’époque.
La version des apocryphes
Il existe toutefois plusieurs ressemblances entre le récit coranique et certaines légendes que l’on trouve dans les Évangiles apocryphes. Tout d’abord, le Protévangile de Jacques, un texte apocryphe du 2e siècle, raconte que Marie aurait accouché quelque part dans le désert6, ce qui explique le « lieu éloigné » dont parle le Coran7. D’autre part, l’histoire du palmier figure dans des légendes chrétiennes qui remontent « au plus tard au début du cinquième siècle », précise Stephen Shoemaker, qui indique également que la légende « circulait largement dans le Proche-Orient avant l’islam »8. On lit par exemple dans l’évangile du Pseudo-Matthieu le récit suivant :
Et, après que Marie se fut assise [sous le palmier], levant les yeux vers le feuillage du palmier, elle vit qu’il était chargé de fruits, et elle dit : « Oh, s’il était possible que je puisse goûter des fruits de ce palmier ». Et Joseph lui dit : « Je m’étonne que tu dises cela, alors que tu vois combien ce palmier est haut. Toi, tu songes aux fruits du palmier, mais moi je songe à l’eau qui manque déjà dans nos outres, et nous n’avons pas de quoi les remplir et nous désaltérer ». Alors, le petit enfant Jésus, assis sur les genoux de sa mère la vierge, s’écria et dit au palmier : « Arbre, incline-toi, et restaure ma mère de tes fruits ». Et aussitôt, à cette parole, le palmier inclina sa tête jusqu’aux pieds de Marie, et, après avoir cueilli les fruits qu’ils portaient, tous se restaurèrent.9
On notera cependant une différence importante entre le récit du pseudo-Matthieu et la version coranique. Alors qu’ici, l’histoire du palmier se déroule lors de la fuite en Égypte, dans le Coran, elle a lieu au moment de la naissance de Jésus. Autrement dit, le Coran semble avoir « fusionné » deux histoires qui étaient à l’origine différentes : celle de la naissance de Jésus, et celle du palmier. Soulignons que cette « fusion » entre les deux récits n’est pas propre au Coran ; elle trouve son origine dans les traditions associées à une église palestinienne (connue sous le nom d’église du Kathisma, du « Siège de Marie ») que les proto-musulmans10, au moment des conquêtes, avaient fréquentée (les fouilles archéologiques montrent en effet que l’église avait été transformée, au moins partiellement, en mosquée). Plusieurs historiens en ont formulé l’hypothèse, très probable, que le récit de la naissance de Jésus dans le Coran aurait été composé lors des conquêtes, quand les proto-musulmans ont découvert les traditions de l’église du Kathisma et les ont inclues dans le texte coranique, qui était toujours en cours d’élaboration11. On aurait donc affaire à un exemple d’un passage rajouté dans le Coran après la mort du prophète.
Conclusion
Références
1↑ Voir Matthieu 2:1. Il est clair cependant que la ville natale de Jésus est Nazareth. Cf. John P. Meier, Un certain juif : Jésus. Les données de l’histoire, Le Cerf, 2005, vol. 1, p. 138.
2↑ Cette histoire est rapportée notamment dans les Hymnes homériques composés au 8e siècle avant notre ère. Voir Ada Cohen, « Mythic Landscapes of Greece », in Roger Woodard (ed.), The Cambridge Companion to Greek Mythology, Cambridge University Press, 2009, p. 323.
3↑ Suleiman A. Mourad, « From Hellenism to Christianity and Islam : The Origin of the Palm Tree Story concerning Mary and Jesus in the Gospel of Pseudo-Matthew and the Qur’an », Oriens Christianus 86 (2002), p. 213.
4↑ Muna Tatari & Klaus von Stosch, Mary in the Qur’an. Friend of God, Virgin, Mother, Gingko, 2021, p. 136.
5↑ Ibid, p. 135, n°5.
6↑ François Bovon & Pierre Geoltrain (eds.), Écrits apocryphes chrétiens I, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997, pp. 97-98.
7↑ Stephen J. Shoemaker, « Christmas in the Qur’an: The Qur’anic Account of Jesus’ Nativity and Palestinian Local Tradition », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 2003, p. 17.
8↑ Ibid, p. 19.
9↑ François Bovon & Pierre Geoltrain (eds.), Écrits apocryphes chrétiens I, op. cit., p. 138.
10↑ On parle de « proto-musulmans » pour désigner la communauté religieuse d’origine arabe qui a donné naissance à l’islam. En effet, il est impropre historiquement et anachronique de parler de « musulmans » ou même de « l’islam » avant la fin du 7e siècle. En cela, ni Muhammad, ni les premiers califes n’étaient des « musulmans » au sens moderne du terme (pas plus, par exemple, que Jésus n’était un « chrétien »).
11↑ Stephen Shoemaker, art. cit. ; Guillaume Dye, « Lieux saints communs, partagés ou confisqués, aux sources de quelques péricopes coraniques (Q19: 16-33) », in Isabelle Depret & Guillaume Dye (eds.), Partage du sacré. Transferts, dévotions mixtes, rivalités interconfessionnelles, Bruxelles : EME, pp. 55-121.
12↑ Angelika Neuwirth, « Imagining Mary – Disputing Jesus. Reading Surat Maryam and Related Meccan Texts within the Qur’anic Communication Process », in Benjamin Jokisch, Ulrich Rebstock & Lawrence I. Conrad (eds.), Fremde, Feinde und Kurioses, De Gruyter, p. 398.