Les femmes arabes avant l’islam

Partager l'article sur les réseaux sociaux

Introduction

Avant l’islam, les femmes d’Arabie ne possédaient aucun droit. Elles étaient dévalorisées et méprisées par les règles de la société tribale. Pire encore, on enterrait les petites filles vivantes. Heureusement, l’avènement de l’islam a mis un terme à ces pratiques barbares et introduit de nouveaux droits pour les femmes. Tel est, en tout cas, le type de discours qu’il est devenu courant d’entendre1. Pourtant, l’idée d’une Arabie préislamique foncièrement hostile aux femmes ne repose pas tant sur des éléments tangibles datant de cette époque que sur les sources islamiques. Or, celles-ci présentent de toute évidence un caractère apologétique, en plus d’être très tardives. De fait, la plupart des données qu’on retrouve dans l’historiographie musulmane médiévale sont sans fondement. L’éminent spécialiste Christian Robin, dont les travaux ont largement contribué à renouveler notre regard sur l’Arabie préislamique, fait le constat implacable que « la science musulmane ne savait plus grand-chose du passé ». Il ajoute que le but des auteurs musulmans n’était pas tant de donner une image objective de la période préislamique que « de répondre à des interrogations religieuses et de souligner tout ce que l’adhésion à l’islam avait apporté de positif aux croyants. La démarche de ces savants est avant tout apologétique »2. Laissons-donc de côté les sources islamiques pour nous concentrer uniquement sur les matériaux de l’époque (épigraphie, documents littéraires, pièces de monnaie…). C’est alors une tout autre vision qui s’offre à nous. Comme le souligne Mona Samadi :

Il y a des exemples de femmes qui étaient propriétaires de terres et qui étaient reconnues publiquement et officiellement comme telles dans des documents juridiques. On leur reconnaissait le droit de comparaitre au tribunal en leur propre nom, ainsi que le droit d’hériter. Les femmes pouvaient faire établir des documents juridiques sans avoir besoin d’un tuteur. Il existe également des exemples de femmes qui ont agi en qualité de juge dans la résolution de conflits. Les reines, les déesses et les femmes prophètes, ainsi que les femmes de la classe supérieure, jouissaient d’un statut élevé et de droits et privilèges juridiques. Les reines étaient représentées sur les pièces de monnaie, drapées dans de longs vêtements ceinturés à la taille3.

Faisons maintenant un tour d’horizon sur la question pour tenter d’en savoir plus.

Les Arabes enterraient-ils les fillettes vivantes ?

Arrêtons-nous tout d’abord sur la croyance, malheureusement tenace, selon laquelle les Arabes enterraient les fillettes vivantes. Existe-t-il des preuves, en dehors des sources islamiques qui viennent appuyer la réalité historique de la pratique ? La réponse est négative. Certes, l’abandon ou le meurtre d’enfants étaient des pratiques connues dans la plupart des cultures durant l’Antiquité. Chez les Romains, par exemple, le père de famille (pater familias) avait le droit de vie ou de mort sur ses enfants, sans distinction de sexe4. Cependant, même si la pratique était permise, l’historienne Eleanor Scott précise que son ampleur a été largement exagérée et n’hésite pas à parler d’un « mythe moderne »5. De plus, les filles n’étaient pas davantage victimes que les garçons. Dans certains cas, c’était même plutôt l’inverse : « la femme était hautement valorisée dans la société adulte et donc mieux protégée durant la petite enfance et l’enfance que l’homme »6. Quoi qu’il en soit, les infanticides avaient fortement reculé au début de notre ère sous la pression des auteurs chrétiens7. Ceci avait même abouti à l’allongement de l’espérance de vie pour les femmes8. On voit donc qu’à la veille de l’islam, la pratique de l’infanticide avait largement reculé suite à l’expansion du christianisme. L’Arabie préislamique n’avait pas échappé à la christianisation du monde antique, contrairement à la vision fausse également d’une Arabie demeurée polythéiste présente dans l’historiographie islamique9. Tout cela rend la thèse de l’enterrement des filles hautement invraisemblable.

Le spécialiste de l’Arabie préislamique Ilkka Lindstedt s’est récemment penché sur la question du meurtre des fillettes chez les Arabes. Ses recherches ont montré qu’on ne possède pas la moindre source littéraire évoquant la pratique ni « aucune preuve archéologique ou matérielle »10. L’écrivain grec Porphyre (m. 305) mentionne dans ses écrits une tribu arabe qui sacrifie chaque année un enfant pour son culte. Il n’est toutefois pas question d’un prétendu enterrement « vivant », sans compte que l’enfant en question est un garçon et non une fille. Bien sûr, il demeure possible, à quelques occasions, que des enfants aient été tués par leurs parents. Les cas d’infanticide, souvent motivés par la pauvreté, la maladie ou la folie, ont existé à toutes les époques, la nôtre y compris. Mais l’absence de documentation suffit à démontrer que la pratique, à supposer qu’elle ait existé, n’était pas répandue à large échelle contrairement à ce qu’affirment les sources musulmanes postérieures. On notera au passage que l’arrivée de l’islam n’a pas permis d’éradiquer totalement la pratique comme en témoigne encore au 14e siècle une fatwa émise par le savant musulman Ibn Taymiyya (m. 1328)11. Encore de nos jours, le sort des petites filles demeure préoccupant dans certains pays musulmans. En Égypte, par exemple, une étude conduite par le gouvernement a montré que la mortalité infantile était plus élevée chez les filles, « ce qui indique une négligence parentale », précise la chercheuse Nancy Gallagher12.

Les femmes dans la vie publique et politique

Quand l’Arabie était gouvernée par des femmes

On a vu que la croyance selon laquelle les fillettes étaient enterrées vivantes relevait du mythe apologétique. Intéressons-nous à présent à l’histoire réelle des femmes de la péninsule, à commencer par leur implication dans la vie publique et politique. Sur le sujet, nos sources sont lacunaires, mais elles laissent apercevoir que, dans certaines régions et à certaines époques, les femmes pouvaient accéder aux plus hautes fonctions politiques. On sait en effet que plusieurs royaumes arabes eurent une femme à leur tête. L’une d’entre elle, la reine de Saba (Yémen actuel), est mentionnée dans la Bible et le Coran, mais elle est généralement considérée par les historiens comme un personnage légendaire13. Jusqu’à une période récente, il n’existait aucune preuve que l’Arabie du sud ait connu une femme souveraine. La découverte en 2004 d’une inscription dans la région du Jawf a toutefois relancé le débat avec l’identification d’un texte qui mentionnerait, pour la première fois, une femme régnante au sud de l’Arabie14. On y lit en effet le texte suivant :

Abîwathan fille de Yasaq’îl, du lignage de Sana‘, a offert à Nakrah, le jour où elle a régné sur Nat‘ahatân.

Fig. 1 : inscription évoquant le règne d’une reine sur une tribu (ou un territoire) sudarabique.

Si le règne des femmes en Arabie du sud demeure à ce stade incertain, et en tout cas exceptionnel, la documentation est en revanche beaucoup plus fournie concernant le nord de la péninsule. La première figure féminine arabe dépeinte comme une souveraine est la reine Zabibi, mentionnée dans une archive assyrienne datant du 8e siècle avant notre ère15. Le document ne précise pas la localité exacte de son royaume, mais l’historienne américaine Nadia Abott a montré qu’il devait s’agir de la cité antique de Dumat al-Djandal, située tout à fait au nord de l’Arabie16. L’archive mentionne une autre reine, dénommée Samsi, qui aurait succédé à la première. Le texte raconte qu’elle aurait violé un serment et se serait enfuit dans le désert après l’invasion de son royaume par le roi d’Assyrie17.

L’ancien royaume de Lihyan, fondé au 6e siècle avant notre ère, était lui aussi dirigé par une femme, du moins à une certaine période de sa (courte) vie. Une inscription, découverte lors d’une mission archéologique française en 1907, mentionne effectivement une « reine de Lihyan », dont le nom est malheureusement illisible. Mais l’inscription suffit à démontrer que « la reine avait donc un rôle officiel », précisent les archéologues18. Non loin de là se trouvait le célèbre royaume nabatéen fondé en – 312, qui s’étendait à l’époque du nord de la péninsule (dans l’actuelle Syrie-Jordanie) jusqu’au Hedjaz. Les Nabatéens ont connu plusieurs reines à la tête du royaume. La première connue à ce jour est une certaine Hâjar I. On ne connait pas grand-chose de sa personne ni de son règne (qui a dû être court), mais elle est désignée dans une inscription du 1er siècle comme la reine de Nabatea19. Suit une longue liste de souveraines nabatéennes, qui ont gouverné le royaume jusqu’à sa disparition au deuxième siècle. La reine Hurl (règne de – 9 à 15), qui avait succédé à Hâjar I, est mieux connue. Son nom figure dans une inscription à Khribet et-Tannur, dans les environs de Pétra, ainsi qu’à Pouzzoles, en Italie20. Elle est décrite comme une « reine forte » et avait réussi à faire inscrire son nom et son titre sur une pièce de monnaie21.

Fig. 2 : pièce de monnaie représentant Haritah IV (à gauche) et la reine Huld (à droite)

Parmi les souveraines d’origine arabe, Zénobie (m. 274) est de loin la plus renommée22. Elle avait d’abord été l’épouse du roi de Palmyre, Odainath. Après l’assassinat de celui-ci en 267, elle assuma sa succession pour le compte de son fils Wahballath. Très vite, elle se lança à la conquête de l’Égypte et des provinces arabes passées sous pavillon romain un siècle plus tôt. Elle parviendra quelques années plus tard à annexer une partie de l’Asie Mineure grâce au renfort des unités mobiles de bédouins, et se proclama impératrice de Rome. Les sources anciennes la décrivent volontiers comme une reine d’une grande beauté, à la voix virile et dotée d’un tempérament d’homme : « elle affichait, quand la nécessité l’exigeait, la rigueur propre aux tyrans, mais quand l’équité le demandait, la clémence propre aux bons princes. […] elle utilisait un char, rarement une voiture pour dames, mais se déplaçait le plus souvent à cheval. Il lui arrivait, dit-on, souvent de faire avec ses fantassins des marches de trois ou quatre milles. Elle chassait avec une fougue tout espagnole. Elle buvait fréquemment avec ses généraux, bien qu’elle fût sobre par ailleurs ; elle buvait aussi avec des Perses et des Arméniens pour les faire rouler sous la table » (Histoire d’Auguste, XXX, 15-18). Les ambitions de Zénobie prirent fin brusquement lorsque l’empereur romain Aurélien (m. 275) engagea une contre-offensive qui obligea le royaume de Palmyre rend les armes en 272. La reine déchue prend la fuite sur un chameau mais elle est rattrapée par des cavaliers. Contrairement à la plupart de ses proches, elle fut graciée par l’empereur, qui « tenait certainement à la faire figurer à son triomphe comme témoignage de sa victoire en Orient »23. L’image posthume de Zénobie fut très contrastée : alors qu’en Europe, les auteurs du Moyen-Âge chantaient ses louanges, elle avait acquis dans le monde arabo-musulman la réputation d’une femme de petite vertu et d’un démon assoiffé de sang24.

Fig. 3 : buste représentant la reine Zénobie

Nous l’avons vu, les exemples ne sont pas rares de femmes qui, avant l’islam, avaient pris les commandes d’une tribu voire d’un royaume arabe. Les données sont certes parcellaires et ne concernent pas, dans l’état actuel de notre documentation, l’ensemble de la péninsule. Mais elles suffisent à montrer que la chose était possible, ce qui tranche assez nettement avec l’image véhiculée par les sources islamiques. On remarquera également que l’arrivée de la nouvelle religion a marqué une rupture dans l’émancipation politique des femmes. Dans un hadîth célèbre, le Prophète déclare en effet : « une nation gouvernée par une femme ne connaitra jamais le succès »25. Ce propos a servi de base aux juristes musulmans pour interdire la représentation féminine dans les fonctions importantes de la cité, y compris celles de gouverneur et de juge26.

Femmes prêtresses et prophétesses

En plus des fonctions politiques, les femmes arabes pouvaient prétendre à l’exercice de fonctions religieuses – à vrai dire, il n’existait pas, dans l’Antiquité, de distinction très nette entre les sphères civiles et religieuses. Chez les Nabatéens, la prêtresse (kahina) était typiquement une reine ou une princesse et avait en charge de garder le temple d’un dieu ou d’une déesse27. L’existence de femmes-prêtresses est bien attestée au Proche-Orient et dans la Grèce Antique28. Elle l’est également en Arabie, en tout cas dans les provinces du nord et peut-être au Hedjaz – les responsabilités cultuelles des femmes semblent en revanche beaucoup plus rares dans le sud29. On citera, à titre d’exemple, une inscription du royaume de Lihyan (nord-ouest de la péninsule) où l’on apprend qu’une certaine « Smwh fille de Smr prêtresse » a offert des sacrifices à d-Gbt (le dieu des forêts) dans une montagne30. Les inscriptions semblent indiquer que la fonction était héréditaire, se transmettant de mère en fille31. Outre ses fonctions sacerdotales, la kahina antique jouait un rôle dans la divination. Celle-ci avait même une fonction officielle à la cour palmyrienne32.

L’indépendance financière des femmes

Venons-en à présent à la question du statut économique des femmes dans l’Arabie préislamique. Est-il vrai, comme on l’affirme parfois, que les femmes n’avaient pas le droit de posséder des biens et dépendaient financièrement de leur mari ? De toute évidence, la réponse est non. Ce que montrent les documents de l’époque, c’est que les femmes non seulement avaient un droit de propriété au même titre que les hommes, mais qu’elles pouvaient avoir une activité économique indépendante et même s’enrichir. Eleanor Doumato souligne ainsi que « le droit pour les femmes de contrôler leur propre propriété, une autre réforme que certains prétendent avoir été instituée par l’islam, existait déjà avant l’islam à Najran [l’ancienne capitale du Yémen, ndlr] et en Syrie »33. Robin va dans le même sens et précise qu’en Arabie du sud, « les femmes sont un acteur économique qui conduisent des opérations immobilières ou financières, soit en leur nom seul soit en association avec des hommes. De nombreux textes cursifs confirment la forte présence des femmes dans la vie économique »34. C’est ce qu’indiquent en effet de nombreuses inscriptions mises au jour par les historiens. Dans l’une d’entre elles, nous lisons le texte suivant :

Khalhamad, [du lignage] de Galidan, fille d’Ibn Hanz, a construit, fondé et achevé la maison de Tab’, et a aidé ses [deux] maris, ‘Shahr et Sha’b, et ses fils, les banû Galidan, avec mille monnaies ba’lat de sorte qu’elle soit rachetée de [son] lien de dépendance35.

L’inscription mentionne une femme appelée Khalhamad qui a fait construire une maison et aidé financièrement ses deux (!) maris et ses fils. Toujours au Yémen, à 60 kilomètres de l’ancienne capitale Sana, l’inscription suivante a été récemment découverte : « Magadhalak, (entrée comme épouse dans le lignage de) dhu Sahbat, a apporté comme aide à son mari Lahay’athat pour leur salle de conseil deux cents monnaies-balat pour les pierres taillées et les blocs »36. Dans la même région, une certaine Ruhayma déclare auprès de ses compatriotes posséder « quarante mille deniers, scellés et placés dans [s]on trésor en dehors du trésor de [s]on mari, ainsi que des bijoux, des perles et des jacinthes »37.

Au nord de la péninsule, la participation des femmes à la vie économique était également courante et à vrai dire normale. En 1961, une équipe d’archéologues découvrit dans une grotte à Pétra, la capitale nabatéenne, une série de papyrus vieux de 2 000 ans. Dans l’un d’entre eux, une femme nabatéenne passe une annonce de vente de sa palmeraie, et garantit à l’acquéreur tous les droits de propriété38. On a retrouvé également de nombreux actes de vente impliquant une femme, et il ressort de tout cette documentation qu’en cas de litige, la femme pouvait plaider devant la cour – ce qui indique un statut juridique égal à celui de l’homme39. Fut découvert aussi un tombeau sur lequel figure l’inscription suivante : « Ceci est le tombeau que Hinat, fille de Wahbu, a fait pour elle-même et pour ses enfants et ses descendants pour toujours. Personne n’a le droit de le vendre, de le donner en gage ou d’en faire un bail ». On ignore qui était précisément Hinat. Sans doute une notable locale, en tout cas suffisamment fortunée pour posséder son propre tombeau. Les historiens sont parvenus à reconstituer son visage à partir de ses ossements.

Fig. 4 : reconstitution du visage de Hinat, femme nabatéenne morte en 60 avant notre ère entre 40 et 50 ans

L’état des sources nous permet donc d’affirmer que les « femmes d’affaires », à la tête de leur propre activité et dont certaines avaient accumulé une certaine richesse, n’avaient rien d’exceptionnel, en tout cas au Yémen ainsi qu’au nord de l’Arabie. On ne possède pas de données concernant la situation dans les autres régions de la péninsule, mais il n’y a aucune de raison de présumer a priori que les choses y furent radicalement différentes. Les sources islamiques elles-mêmes plaident fortement en ce sens, en reconnaissant l’existence de femmes puissantes. L’exemple de Khadidja, la première épouse du Prophète, est bien connu. Elle était surnommée la « princesse de Quraysh » ou encore « Khadidja la grande » et aurait appartenu à une grande lignée aristocratique arabe40. Le savant al-Tabari (m. 923) précise qu’elle avait perdu son mari, « qui lui avait laissé une fortune considérable, et elle faisait le commerce »41.

Le droit d’héritage

Contrairement à une idée répandue mais infondée, les femmes pouvaient recevoir une part d’héritage dans certaines sociétés préislamiques au Proche-Orient. Déjà chez les Babyloniens, la loi sur l’héritage garantissait à la fille la même portion que ses frères42. Pareillement, l’égalité en matière d’héritage était « acceptée par l’ensemble des juristes romains et jamais remise sérieusement en question »43. Environ un siècle avant l’islam, l’empire byzantin avait fait paraitre une loi visant à protéger les veuves qui n’ont pas reçu de dot de leur défunt mari. Le 1er octobre 537, l’empereur Justinien déclare en effet :

Nous voyons que lorsque les hommes qui sont mariés aux femmes qui n’ont pas de dot meurent, seuls les enfants sont légalement en droit de toucher la succession des biens de leur père, tandis que les veuves […] ne peuvent rien toucher des biens de leurs défunts maris, et sont obligées de vivre dans la plus grande pauvreté, Nous souhaitons leur assurer une subsistance en leur permettant d’hériter d’eux et de partager leurs biens conjointement avec les enfants. Comme Nous avons déjà promulgué une loi qui stipule que lorsqu’un mari divorce de sa femme, qu’il a épousée sans dot, elle touchera un quart de ses biens, comme dans le cas présent, qu’il y ait peu ou beaucoup d’enfants, l’épouse aura droit au quart des biens du défunt.

Justinien précise en outre que cette disposition concerne les femmes et les hommes à part égale, chacun recevant un quart des biens laissés par l’autre :

Une fois encore, tout ce que Nous avons déclaré dans la présente loi à propos du quart qui revient de droit à la femme sera appliqué de manière égale au mari, car comme cette première, Nous rendons cette loi applicable aux deux44.

Concernant l’Arabie, la situation est plus difficile à cerner car il n’existait pas à l’époque de code de loi régissant tous les habitants de la péninsule. Tout ce qu’on a, ce sont des inscriptions éparses et des documents qui donnent des renseignements sur une région et à une période donnée. Une inscription sud-arabique atteste par exemple que les femmes pouvaient hériter de leurs maris, mais la part exacte qui leur revenait n’est pas connue45. En Syrie, « les filles héritaient d’une part égale à celle des garçons, et les enfants étaient prioritaires par rapport aux autres membres de la famille, de sorte que si un père mourait en laissant uniquement des filles derrière lui, celles-ci étaient ses seules héritières », précise Doumato46. Chez les Nabatéens, les femmes possédaient également le droit d’héritage, comme le montre une archive excavée lors de fouilles menées dans la région en 1963, dans laquelle une femme fait référence aux propriétés qu’elle a héritées de sa mère, de son premier et de son second mari47. L’état actuel de notre documentation demeure insuffisant pour porter un regard sur l’ensemble de l’Arabie à la veille de l’islam, mais il est acquis que l’accès au droit d’héritage pour les femmes était chose courante dans la péninsule et dans les régions environnantes. De plus, lorsque l’information est connue, il apparait que la part touchée par la femme est généralement identique à celle de l’homme. Ceci contraste fortement avec les lois coraniques, qui réservent aux femmes la moitié seulement de la part d’héritage touchée par un homme (4:11 ; 4:176 ; cf. 4:12 qui semble contredire la disposition précédente).

Une société matriarcale ?

On a vu jusqu’à présent que la femme était intégrée dans la vie publique de l’Arabie préislamique. S’agissant de la sphère privée, les sources, lorsqu’elles sont disponibles, indiquent une certaine liberté de mœurs. Chez les Humûm, par exemple, une tribu d’Arabie du sud, une femme pouvait concevoir un enfant sans être mariée et l’adultère n’appelait pas forcément de sanction. Ceci avait conduit certains historiens à parler d’un « matriarcat arabe »48, bien que la thèse, trop généralisante, soit contestée. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il a existé un système matrilinéaire (c’est-à-dire la transmission du nom par la mère), « un phénomène présent dans toute l’Arabie : chez les Nabatéens, dans l’est de la péninsule, dans l’Arabie méridionale. La poésie préislamique nous donne des témoignages sur ce type de descendance », précise l’archéologue Alessandra Avanzini49. De plus, il semble que la polyandrie, soit le mariage d’une femme avec plusieurs maris, n’était pas inconnu à l’époque. On a déjà évoqué une inscription dans laquelle une femme est réputée avoir aidé financièrement ses deux époux. On ne peut pas totalement exclure qu’on ait affaire dans ce type de cas à deux maris successifs, même si ce n’est pas l’hypothèse la plus probable50. En revanche, il est assuré que se pratiquait, dans certaines régions du moins, une polyandrie « adelphique », où deux frères (ou plus) sont mariés à la même épouse. Ce type de mariage est attesté dans plusieurs inscriptions sabéennes51 et même par le géographe grec Strabon (m. 23) qui écrit, au sujet des habitants de l’Arabie méridionale :

Tous les hommes de la même famille ont également une seule femme et celui qui entre le premier s’unit à elle après avoir placé son bâton devant la porte, car, d’après l’usage, chacun doit porter un bâton. Mais elle passe la nuit auprès de l’aîné. C’est pourquoi tous les enfants sont frères les uns des autres. Ils s’unissent aussi à leur mère52.

Conclusion

Notre tour d’horizon sur le statut et la place des femmes dans l’Arabie préislamique a montré que les données historiques font démentir l’image qui découle les sources islamiques. On a pu voir en effet que les femmes pouvaient gérer leurs propres affaires économiques, pouvaient exercer des rôles importants jusqu’à devenir reine et disposaient d’une certaine liberté de mœurs. On a même pu parler à certains endroits d’un fonctionnement matriarcal, ou du moins matrilinéaire. Compte tenu de la nature encore lacunaire de nos sources, il faut bien sûr rester prudents et éviter toute généralisation à outrance. Il y a encore de nombreux trous noirs qui nous empêchent de formuler des conclusions définitives. Il n’empêche, lorsque des sources sont disponibles, elles montrent de façon quasi systématique que la situation des femmes était beaucoup plus favorable que ce qu’en disent les sources islamiques. Dans un certain nombre de cas, la condition pour les femmes était même meilleure avant l’islam. La thèse d’une Arabie préislamique semi-sauvage et hostile aux femmes, que l’islam aurait « libérées » en leur accordant de nouveaux droits, doit être considérée comme un mythe apologétique et désormais réfutée. C’est ce que dit sans ambages l’historienne et féministe d’origine égyptienne Leila Ahmed dans son livre Women and Gender in Islam, où elle écrit que

la civilisation islamique a développé une conception de l’histoire qui qualifie la période préislamique d’âge de l’ignorance et projette l’islam comme étant la seule source de civilisation – et a utilisé cette conception d’une manière si efficace dans sa réécriture de l’histoire, que les peuples du Moyen-Orient ont perdu toute connaissance des civilisations passées de la région. De toute évidence, cette construction était utile d’un point de vue idéologique, réussissant à dissimuler, entre autres, le fait que dans certaines cultures du Moyen-Orient, les femmes étaient bien mieux loties avant l’avènement de l’islam qu’après53.

Références

1↑ Par exemple, on peut lire sur le site de prédication musulmane islamweb.net (qui dépend officiellement du Qatar) que « le fait de détester les filles fait sans doute partie des traits de la période de l’ignorance (Jâhiliyya). En effet, les arabes de cette période détestaient les filles, qu’ils considéraient comme un déshonneur. Ceci alla jusqu’à que certains Arabes d’avant l’Islam étaient connus pour enterrer les petites filles vivantes ». Ceci, naturellement, sans qu’aucune source ne soit citée à l’appui de cette affirmation.

2↑ Christian J. Robin, « L’Arabie à la veille de l’islam dans l’ouvrage de Aziz al-Azmeh, The Emergence of Islam in Late Antiquity », Topoi, vol. 21, 2017, pp. 291-320 (citations p. 295 et pp. 296-97).

3↑ Mona Samadi, Advancing the Legal Status of Women in Islamic Law, Brill, 2021, p. 68.

4↑ Voir par exemple Paul, Ad Sabinum (Digeste, 28, 2, 11).

5↑ Eleanor Scott, « Unpicking a Myth: the infanticide of female and disabled infants in antiquity », Theoretical Roman Archeology Conference, 2001, pp. 143-51.

6↑ Ibid, p. 145.

7↑ Rodney Stark, The Rise of Christianity, Harper Collins, 1997, pp. 125-26.

8↑ John Behr, « Social and Historical Setting » in Frances Young et al. (eds.), The Cambridge History of Early Christian Literature, Cambridge University Press, 2004, p. 62.

9↑ Voir par exemple Christian J. Robin, « Du paganisme au monothéisme », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 61, 1991, pp. 139-55 et plus récemment Ilkka Lindstedt, Muhammad and His Followers in Context. Religious Map of Late Antique Arabia, Brill, 2023.

10↑ Ilkka Lindstedt, « The Qurʾān and the Putative pre-Islamic Practice of Female Infanticide », Journal of the International Qur’anic Studies Association, vol. 8 (1), 2023, pp. 11-12.

11↑ Ibn Taymiyya, Majmūʿat al-fatāwā, Le Caire : Mabaʿat Kurdistān al-ʿIlmiyya, 1326–1329, vol. 4, p. 182.

12↑ Nancy Gallagher, « Infanticide and Abandonment of Female Children » in Suad Joseph (ed.), Encyclopedia of Women & Islamic Cultures, vol. 2, p. 297.

13↑ Emran El-Badawi, Queens and Prophets. How Arabian Noblewomen and Holy Men Shaped Paganism, Christianity and Islam, Londres : Oneworld, 2022, p. 66.

14↑ Mounir Arbach, « Une reine en Arabie du Sud ? Abīwathan fille de Yasaq’īl, d’après une inscription provenant de la région du Jawf », Arabian Humanities, vol. 12, 2004.

15↑ Nadia Abott, « Pre-Islamic Arab Queens », The American Journal of Semitic Languages and Literatures, vol. 58 (1), 1941, p. 4.

16↑ Ibid.

17↑ Ibid.

18↑ Antonin Jaussen & Raphaël Savignac, Mission archéologique en Arabie I, de Jérusalem au Hedjaz Médain-Saleh, Publications de la Société française des fouilles archéologiques, Paris : Ernest Leroux, 1907, p. 315.

19↑ Hatoon Ajwad al-Fassi, Women in Pre-Islamic Arabia: Nabatea, Oxford : BAR International Series 1659, 2007, p. 40.

20↑ Ibid., p. 41.

21↑ Ibid.

22↑ Sur l’histoire (et la légende) de Zénobie, on renverra le lecteur à l’ouvrage d’Annie et Maurice Sartre, Zénobie : De Palmyre à Rome, Perrin, 2014.

23↑ Ibid., p. 163.

24↑ David S. Powers, « Demonizing Zenobia: The Legend of al-Zabba’ in Islamic Sources », in Margariti Eleni Roxani et al. (eds.), Histories of the Middle East: Studies in Middle Eastern Society, Economy and Law in Honor of A.L. Udovitch, Brill, 2011, pp. 127-182.

25↑ Al-Bukhari 7099.

26↑ Voir Karen Bauer, « Debates on Women’s Status as Judges and Witnesses in Post-Formative Islamic Law », Journal of the American Oriental Society, vol. 130 (1), 2010, pp. 1-21.

27↑ Emran El-Badawi, op. cit., p. 85.

28↑ Johannes Renger, « Untersuchungen zum Priestertum in der altbabylonischen Zeit. 1. Teil », Zeitschrift für Assyriologie, vol. 58,1967, pp. 110-188 ; Joan Breton Connelly, Portrait of a Priestess: Women and Ritual in Ancient Greece, Princeton University Press, 2007.

29↑ Sabina Antonini de Maigret & Christian J. Robin, « The South Arabian Woman and her social context », Semitica et Classica, vol. 11, 2018, p. 72.

30↑ Idem, p. 184.

31↑ Saba Farès, « Les femmes prêtresses dans les religions arabes préislamiques. Le cas des Liyanites », Topoi. Orient-Occident, vol. 10, 2009, p. 192.

32↑ Toufic Fahd, La divination arabe. Études religieuses, sociologiques et folkloriques sur le milieu natif de l’islam, Brill, 1966, p. 101, n° 5.

33↑ Eleanor A. Doumato, « Hearing Other Voices: Christian Women and the Coming of Islam », International Journal of Middle East Studies, vol. 23 (2), 1991, p. 186.

34↑ Sabina Antonini de Maigret & Christian J. Robin, art. cit., p. 73.

35↑ Alessandra Avanzini, « Remarques sur le “matriarcat“ en Arabie du sud », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 61, 1991, p. 159.

36↑ Sabina Antonini de Maigret & Christian J. Robin, art. cit., p. 77.

37↑ Eleanor A. Doumato, art. cit., p. 185.

38↑ Hatoon Ajwad al-Fassi, op. cit., p. 48.

39↑ Ibid, p. 51.

40↑ Emran El-Badawi, op. cit., p. 31.

41↑ Al-Tabari, Histoire des Prophètes et des Rois, traduit par Hermann Zotemberg, La Ruche, vol. 3, p. 58.

42↑ Marten Stol, Women in the Ancient Near East, De Gruyter, 2016, p. 300.

43↑ Yakir Paz, « The Torah of the Gospel: A Rabbinic Polemic against The Syro-Roman Lawbook », Harvard Theological Review, vol. 112 (4), 2019, p. 523.

44↑ Corpus iuris civilis, Novella 53:6.

45↑ Eleonore Doumato, art. cit., p. 185.

46↑ Ibid, pp. 185-86.

47↑ Hatoon Ajwad al-Fassi, op. cit., p. 56.

48↑ Joseph Chelhod, « Du nouveau à propos du “matriarcat” arabe », Arabica, vol. 28 (1), 1981, pp. 76-106.

49↑ Alessandra Avanzini, art. cit., p. 158.

50↑ La thèse des deux maris successifs est jugée « peu crédible » par Christian Robin, pour qui « il paraît donc assuré que la polyandrie avait cours ». Voir Sabina Antonini de Maigret & Christian J. Robin, art. cit., p. 75.

51↑ Walter W. Müller, « Sabäische Texte zur Polyandrie », Neue Ephemeris für semitische Epigraphik 2, pp. 125-138.

52↑ Strabon, Géographie XVI, 4, 25.

53↑ Leila Ahmed, Women and gender in Islam: Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1993, p. 37.