Le vol des oiseaux
Contexte
L’un des grands apports de la recherche sur le Coran ces dernières décennies est la mise en lumière des similitudes, parfois frappantes, entre le Coran et les textes syriaques, en particulier les homélies de certains auteurs chrétiens orientaux1. L’un des auteurs les plus fameux est Jacques de Saroug (m. 521), un évêque syrien qui composa de nombreuses homélies2. Ses écrits semblent avoir exercé une certaine influence sur les rédacteurs du Coran, comme l’illustrent les parallélismes entre le texte coranique et certaines homélies de notre évêque. Dans cet article, nous présenterons un cas particulièrement remarquable de similitude entre les deux textes.
On peut lire au verset 16:79 :
N’ont-ils pas vu les oiseaux assujettis [au vol] dans l’atmosphère du ciel sans que rien ne les retienne en dehors d’Allah ? (traduction Muhammad Hamidullah)
Ce verset insiste sur le fait que les oiseaux peuvent planer dans les airs sans que rien ne les soutienne mis à part la puissance d’Allâh. Or, dans son Homélie sur le cinquième jour de la Création, Jacques de Saroug utilise exactement le même exemple pour illustrer la puissance de Dieu :
Regarde l’oiseau comme il est simple et calme dans l’air ; et que ses ailes sont déployées et qu’il ne repose sur rien. Et il ne pèse pas sur ce rien sur lequel il repose ; si ce n’est qu’il est suspendu et que ses ailes se reposent comme s’il y avait quelque chose [en-dessous].
Jacques reprend une nouvelle fois la métaphore de l’oiseau dans son Homélie sur le Charriot que vit Ézéchiel avec cette fois-ci une formulation qui rappelle fortement celle du Coran :
Regarde ! Ils sont suspendus et tiennent comme l’oiseau qui est suspendu dans l’air ; Et il n’a rien sur lequel se poser excepté le remzâ.
Précisons que dans la pensée syriaque, le « remzâ » ou « remzô », un terme difficilement traduisible en français, désigne « un acte divin »3. Plus particulièrement chez Jacques de Saroug, il fait référence aux « facultés créatrices de Dieu »4. Une traduction rapprochée pourrait donc être « la puissance divine ». Cela rejoint le sens du verset coranique, affirmant que les oiseaux ne tiennent dans les airs que par la puissance d’Allâh.
Une correspondance quasi parfaite
Comme le souligne Julien Decharneux, on trouve à quelques détails près « une correspondance parfaite » entre le Coran et l’homélie de Jacques de Saroug5. Le verset coranique, en effet, « ne rapporte pas seulement la même idée que Jacques avec un vocabulaire similaire mais lorsqu’on segmente chacun de ces deux textes en unités sémantiques, on s’aperçoit que quasiment toutes les unités du texte arabe trouvent leurs correspondances dans le texte syriaque »6. Les textes débutent tous deux en interpellant le lecteur/l’auditeur : « N’ont-ils pas vu ? » / « Regarde ! » et attirent l’attention sur le fait que les oiseaux sont maintenus en l’air sans le moindre soutien, avant de souligner l’action divine qui rend ce phénomène possible.
L’hypothèse d’une simple coïncidence parait ici très improbable. D’une part, les deux textes sont construits grammaticalement et sémantiquement d’une façon très similaire. D’autre part, il existe sans doute dans la nature des centaines d’exemples – pour ne pas dire davantage – qui permettraient d’illustrer la puissance de Dieu. Il est significatif que dans les deux cas, c’est précisément l’image de l’oiseau qui ait été choisie en guise d’illustration. Decharneux note ainsi que :
Au vu de sa singularité, il semble probable que la métaphore sarougienne de l’oiseau dans les airs a servi de modèle à son pendant coranique. Si cette hypothèse est correcte, il faut donc supposer que, par voie orale ou écrite, par voie directe ou par auteurs et informateurs interposés, l’imagerie cosmologique de Jacques de Saroug est parvenue aux oreilles des auteurs du Coran7.
Tableau comparatif
Jacques de Saroug, Homélie sur le Charriot que vit Ézéchiel
Coran
Regarde ! Ils sont suspendus et tiennent comme l’oiseau qui est suspendu dans l’air ; Et il n’a rien sur lequel se poser excepté la puissance divine (remzâ).
N’ont-ils pas vu les oiseaux assujettis [au vol] dans l’atmosphère du ciel sans que rien ne les retienne en dehors d’Allah ? (16:79)
Références
1↑ Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, traduit de l’allemand par Jules Roches, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1955 ; Sidney Griffith, « Christian Lore and the Arabic Qur’an. The “Companions of the Cave” in Surat al-Kahf and in Syriac Christian tradition, in Gabriel S. Reynolds (ed.), The Qur’an in Its Historical Context, Routledge, 2007, pp. 109-137, notamment p. 109 ; Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge, 2010, pp. 249-253 ; Joseph Witztum, The Syriac Milieu of the Quran: The Recasting of Biblical Narratives, thèse doctorale présentée à l’université de Princeton, 2011 ; Paul Neuenkirchen, « Late Antique Syriac Homilies and the Quran. A Comparison of Content and Context », MIDEO, vol. 37, 2022, pp. 3-28 ; Julien Decharneux, Creation and Contemplation. The Cosmology of the Qur’ān and Its Late Antique Background, De Gruyter, 2023.
2↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), Invitation to Syriac Christianity. An Anthology, University of California Press, 2022, p. 231.
3↑ Philippe Gignoux, « Les doctrines eschatologiques de Narsaï », L’Orient syrien, vol. 11, 1966, pp. 329-330.
4↑ Khalil Alwan, « Le remzo selon la pensée de Jacques de Saroug », Parole de l’Orient, vol. 15, 1988-89, pp. 91-106.
5↑ Julien Decharneux, « Maintenir le ciel en l’air “sans colonnes visibles” et quelques autres motifs de la creatio continua selon le Coran en dialogue avec les homélies de Jacques de Saroug », Oriens Christianus, vol. 102, 2019, p. 262.
6↑ Ibid.
7↑ Ibid, pp. 262-263.