Nulle contrainte en religion

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Introduction

La question de la tolérance religieuse dans l’islam est matière à controverse. Le débat est souvent polarisé entre deux camps qui n’hésitent pas à piocher dans le Coran des versets supposés démontrer la supériorité de leurs arguments. Le verset « nulle contrainte en religion » s’invite régulièrement à la table du débat. Dans un célèbre passage, le Coran proclame en effet :

Nulle contrainte en religion. La voie droite se distingue de l’erreur. Celui qui est infidèle aux Tâghout et croit en Allâh s’est saisi de l’anse la plus solide et sans fêlure. Allâh est celui qui entend et qui sait tout (2:256).

Ce verset est régulièrement mis en avant pour soutenir que le Coran encourage la tolérance et le pluralisme religieux. Aussi louable soit-elle, cette interprétation se heurte toutefois à deux difficultés. D’une part, le sens du verset n’est pas aussi clair qu’il y parait, et nous verrons que ce n’est pas de tolérance dont il est question ici. D’autre part, les citations du verset sont très souvent déconnectées des discussions exégétiques des commentateurs musulmans. Or, ces derniers ont interprété ce verset dans un sens qui ne s’accorde pas avec la lecture libérale qui en est faite aujourd’hui.

En 2006, le Pape Benoit VXI (m. 2022) avait provoqué un tollé dans le monde musulman. Dans son discours de Ratisbonne, le souverain pontife avait en effet abordé la question de la violence religieuse. À cette occasion, il cita le verset 2:256 du Coran en précisant que selon certains spécialistes, il « remonte au temps où Mahomet lui-même était encore privé de pouvoir et menacé », avant d’ajouter que le Prophète eut par la suite des positions beaucoup plus tranchantes contre les infidèles1. Ces propos, naturellement, n’ont pas manqué de soulever l’indignation de certains musulmans. Pourtant, le Pape ne faisait que reprendre la théorie classique, énoncée par les savants de l’islam eux-mêmes, selon laquelle la prédication de Muhammad était d’abord pacifique avant de prendre des tournures combattives une fois son pouvoir consolidé. Dans cet article, nous donc ferons le point sur l’interprétation du verset 2:256 dans l’islam classique.

Le point de vue de l’historien

Avant d’en venir aux interprétations musulmanes, intéressons-nous de plus près à la signification du verset. Selon l’opinion la plus répandue, il y est question du traitement réservé aux infidèles. Mais une lecture attentive du verset montre qu’une telle interprétation est loin d’être évidente2. En fait, il n’y a pas tellement de rapport avec la religion et encore moins avec la tolérance religieuse. Le terme dîn, souvent traduit par « religion » par abus de langage, ne signifie rien de plus que « culte » ou « adoration »3. Comme le souligne Mohsen Gourdazi, le verset signifie qu’il « n’y a rien d’oppressif dans le culte que Dieu a prescrit à Ses sujets »4. Le verset n’incite donc pas spécifiquement à l’acceptation des autres religions mais dit simplement que rendre culte à Allâh n’implique aucune contrainte. Le Coran reprend ici un argument des théologiens chrétiens de l’Antiquité d’après lequel le culte du vrai Dieu, contrairement aux cultes idolâtriques, n’a pas besoin de la contrainte ou de la violence car sa vérité est suffisamment évidente. Nous lisons un tel propos, avec une formulation qui rappelle fortement celle du Coran, sous la plume de l’écrivain d’origine berbère Lactance (m. 325) qui écrit dans ses Institutions divines : « Où est la vérité ? Là où aucune contrainte ne peut peser sur la religion5, où rien ne peut être victime de violence […] » (II, IV, 7). Il ajoute un peu plus loin :

Il n’est pas besoin de violence et d’injustice pour convaincre, parce que la religion ne peut pas naître de contraintes. Il faut utiliser plutôt le verbe que les verges pour qu’il y ait acte volontaire. C’est pourquoi nul n’est jamais retenu par nous malgré lui, et pourtant nul ne s’éloigne, car à elle seule la vérité retient dans nos rangs (V, XIX, 11-13).

Environ un siècle avant lui, Tertullien (m. 240) écrivait quelque chose de semblable dans sa lettre Ad Scapulam :

Il est contraire à la religion de contraindre à la religion, qui doit être embrassée volontairement et non par force, puisque tout sacrifice demande le consentement du cœur (II, 2).

Le verset 2:256 reproduit clairement le même argument – ce qui indique au passage que son rédacteur était familier des écrits des théologiens chrétiens.

L’interprétation des commentateurs musulmans

Du côté des commentateurs musulmans, ce passage a fait l’objet d’interprétations variées et souvent difficiles à réconcilier. Les sources traditionnelles indiquent que le verset a été révélé en réponse à une situation spécifique, même s’il y a là encore divergence quant à l’épisode concerné. Certains évoquent l’expulsion de la tribu juive des Banû Nadhir par Muhammad. Certains enfants de la tribu avaient été convertis au judaïsme par leurs parents polythéistes (apparemment pour assurer leur survie). Mais entre-temps, les parents s’étaient convertis à l’islam et voulaient contraindre leurs enfants à faire de même. Le verset 2:256 serait alors « descendu » pour donner le choix aux enfants juifs de devenir musulmans et rester à Médine ou conserver leur religion et être expulsés. D’autres sources évoquent le cas de deux médinois convertis au christianisme par des marchands venu de Syrie. Les deux fils ayant quitté Médine, Nleurs pères seraient allés voir le Prophète pour lui demander s’ils pouvaient aller chercher leurs fils. C’est alors que le verset 2:256 aurait été révélé. 

La question de la portée du verset 2:256 a été vivement débattue par les commentateurs musulmans, qui se sont demandés si son application était universelle ou si elle concernait un ou des groupe(s) groupes en particulier. Aucun consensus ne se dégage dans la littérature islamique, mais la majorité des oulémas penchent en faveur de la seconde option. Les juristes (fuqahâ) classifient les non musulmans en deux catégories : les Gens du Livre et les polythéistes. Les premiers ont la possibilité de conserver leur religion tout en étant relégués au rang de « dhimmis ». Ce statut leur reconnait un certain nombre de droits comme la pratique de leur culte contre le versement de la jizya, une taxe qu’ils doivent s’acquitter en état d’humiliation (9:29) souvent assortie de mesures discriminantes6. Les seconds, en revanche, n’ont pas d’autre choix le choix que l’islam ou la mort7. Pour la majorité des exégètes musulmans, le verset 2:256 ne concerne que les Gens du Livre. C’est notamment l’opinion du savant perse al-Tabari (m. 923) qui écrit dans sa monumentale exégèse du Coran que ce verset « a été révélé pour certaines personnes en particulier : les Gens du Livre, les mazdéens et tous ceux qui professent une religion différente de la religion de la vérité et desquels on prélève la jizya »8. Quant aux autres, il est permis de les contraindre à embrasser l’islam et de les tuer s’ils refusent. Dans cette optique, « nulle contrainte en religion » signifie qu’il ne faut pas forcer les Gens du Livre à se convertir s’ils acceptent de payer une taxe spéciale et de se soumettre à des lois discriminantes – ce qui est une conception pour le moins singulière de la tolérance. Certains juristes ont interprété le verset d’une manière encore plus restrictive, à l’image d’Abu Sulayman al-Khattabi (m. 998) affirmant que « l’’application du verset est limitée aux juifs au sujet desquels il a été révélé. Quant à obliger les infidèles à se soumettre à la religion de la vérité, c’est obligatoire, et c’est pourquoi nous les combattons jusqu’à ce qu’ils se convertissent ou paient la jizya, en acceptant d’être dominés par la religion »9.

Une partie des commentateurs considèrent que le verset s’appliquait initialement à ?tout le monde, mais qu’il a été abrogé par la suite. Le principe de l’abrogation postule en effet que les versets révélés en dernier remplacent les versets plus anciens. Or, le verset 2:256 daterait selon les sources traditionnelles de la fin de la période mecquoise ou du début de la période médinoise10. Il serait abrogé par des versets révélés ultérieurement qui prescrivent une attitude plus combative à l’encontre des nonmusulmans. Le verset 9:5 (« tuez-les où que vous les trouviez ») est souvent cité en exemple par les exégètes et aurait entrainé à lui seul l’abrogation d’une centaine de versets11. Au bout du compte, il existe deux opinions majoritaires chez les commentateurs musulmans : soit le verset a une portée universelle, et dans ce cas, il est abrogé ; soit il s’adresse à certains groupes spécifiques12.

Annexe : l’exégèse d’al-Tabari

Nous mettons à disposition du lecteur le commentaire complet d’al-Tabari concernant le verset 2:256 issu de son livre Jami’ al-Bayan ‘an Ta-wil al-Quran.

Commentaire :

Younous m’a rapporté : Ibn Wahb nous a rapporté qu’Ibn Zayd a dit au sujet de Sa parole « nulle contrainte en religion » jusqu’à « l’anse la plus solide » : c’est abrogé.

Sa’ïd bin ar-Rabî’ ar-Râzi m’a rapporté : Sofyân nous a rapporté d’après Ibn Abi Najîh, d’après Moujâhid et Wâ’il, que al-Hassan a dit : des personnes des Ansâr étaient allaitées chez les Bani an-Nadîr. Quand ils ont été déplacés, ils ont voulu que leurs semblables rejoignent leur religion. Le verset « nulle contrainte en religion » a été révélé.

D’autres ont dit : le sens de cela est : les Gens du Livre ne sont pas contraints d’embrasser l’islam s’ils acquittent de la jizya, et peuvent ainsi professer leur religion. Ils ont dit : le verset concerne des mécréants en particulier et rien n’en a été abrogé. Ceux qui ont dit cela :

Bichr bin Mou’âdh nous a rapporté : Yazîd nous a rapporté : Sa’ïd nous a rapporté que Qatâda a dit : « nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement » : des tribus arabes ont été contraintes de se convertir à l’islam car c’était des communautés païennes qui ne connaissaient aucun livre saint et on n’acceptait d’eux que l’islam. Les Gens du Livre n’étaient pas contraints de se convertir à l’islam s’ils acceptaient de payer la jizya ou le kharâj, et ne tentent pas de convertir des Gens à leur religion. On les laissait alors tranquille.

Mohammed bin Bichr nous a rapporté : Soulaymân nous a rapporté : Abou Hilâl nous a rapporté : Qatâda nous a rapporté au sujet de Sa parole « nulle contrainte en religion » : il s’agissait des tribus arabes contraintes de se convertir à l’islam, elles n’avaient le choix qu’entre l’islam ou la mort. Et les Gens du Livre qui acceptaient de payer la jizya n’étaient pas tués.

Ibn Houmayd nous a rapporté : al-Hakam bin Bachîr nous a rapporté : ‘Amr bin Qays nous a rapporté d’après Jouwaybir qu’ad-Dahhâk a dit au sujet de Sa parole « nulle contrainte en religion » : le Messager d’Allâh a ordonné de combattre les arabes idolâtres dans la péninsule arabique. Ils n’avaient le choix qu’entre « il n’y a de dieu qu’Allâh » et l’épée. Puis, il a ordonné à propos des autres de prélever la jizya en disant : « nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement ».

Al-Hassan bin Yahya nous a rapporté : ‘Abd ar-Razzâq nous a rapporté : Ma’mar nous a rapporté que Qatâda a dit concernant Sa parole « nulle contrainte en religion » : les arabes non musulmans étaient contraints de se convertir à l’islam par l’épée. Il a ajouté : les juifs, les nazaréens, et les mazdéens n’étaient pas contraints de se convertir s’ils s’acquittaient de la jizya.

Al-Hassan bin Yahya nous a rapporté : ‘Abd ar-Razzâq nous a rapporté : Ibn ‘Ouyayna ,nous a rapporté d’après Ibn Abi Najîh : j’ai entendu Moujâhid dire à un garçon nazaréen : « Ô Jarîr ! Convertis-toi ! » C’est ainsi qu’il leur parlait.

Mohammed bin Sa’d m’a rapporté : mon père m’a rapporté : mon oncle m’a rapporté : mon père m’a rapporté d’après son père qu’Ibn ‘Abbâs a dit : « nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement » : c’était lorsque les Gens sont entrés dans l’islam et les Gens du Livre s’acquittaient de la jizya.

D’autres ont dit : ce verset est abrogé puisqu’il a été révélé avant l’imposition du combat. Ceux qui ont dit cela :

Younous bin ‘Abd al-‘A’la m’a rapporté : Ibn Wahb nous a rapporté : Ya’qoub bin ‘Abd ar-Rahman az-Zouhri m’a rapporté : j’ai entendu Zayd bin Aslam dire au sujet de la parole d’Allâh « nulle contrainte en religion » : le Messager d’Allâh est resté à La Mecque pendant dix ans et n’a contraint personne à embrasser l’islam. Les infidèles n’ont jamais refusé de le combattre. Il a donc demandé à Allâh la permission de les combattre et cela lui a été accordé.

Le premier avis est le plus juste, c’est-à-dire que ce verset « nulle contrainte en religion » a été révélé pour certaines personnes en particulier : les Gens du Livre, les mazdéens et tous ceux qui professent une religion différente de la religion de vérité et desquels on prélève la jizya. Ils ont nié que ce verset était abrogé. Nous disons que le premier avis est le plus correct à ce sujet, comme nous l’avons montré dans notre livre « Kitâb al-Latîf min al-Bayân ‘an ‘Ousoul al-‘Ahkâm », l’abrogeant n’est un abrogeant que s’il contredit le jugement de l’abrogé et qu’il n’est pas possible de concilier les deux versets. Son sens apparent est général mais son sens profond est particulier. L’avis selon lequel il ferait partie des abrogeants et abrogés est un avis isolé, et si cela était vrai, il ne serait pas permis de dire : quiconque paie la jizya n’est pas contraint de se convertir à l’islam. Il n’y a donc pas de preuve dans le verset qu’il doit être interprété autrement que cela. Tous les musulmans ont rapporté que le Prophète contraignait des gens à se convertir à l’islam et n’acceptait d’eux que la conversion à l’islam et décidait de les tuer s’ils refusaient. C’était le cas des Arabes idolâtres, des apostats qui ont dévié de la religion de la vérité vers la mécréance, et d’autres cas semblables. Mais il abandonnait la conversion forcée à l’islam envers d’autres gens s’ils acceptaient de payer la jizya et suivaient leur fausse religion. C’était le cas des Gens du Livre et d’autres cas semblables. C’est le sens de Sa parole « nulle contrainte en religion » : il n’y a pas à contraindre quelqu’un à se convertir à l’islam s’il est légal d’accepter la jizya de sa part et qu’il s’en acquitte et soit satisfait par le jugement de l’islam. Et l’avis de celui qui prétend que le verset est abrogé par l’autorisation de faire la guerre n’a pas de sens. Si quelqu’un demande : que penses-tu des propos rapportés par Ibn ‘Abbâs et d’autres : le verset a été révélé au sujet de gens parmi les Ansâr qui ont voulu contraindre leurs enfants à embrasser l’islam ? Nous disons : cela ne jette nullement le discrédit sur la véracité de leurs propos ; le verset est descendu concernant un cas nparticulier, ensuite, son jugement a été généralisé à tous les cas semblables.

Références

1↑ Benoît XVI, Discours de Ratisbonne.

2↑ Guillaume Dye, « QS 4 Q 2:255-256 », in Mehdi Azaiez et al. (eds.), The Qur’an Seminar Commentary / Le Qur’an Seminar. A Collaborative Study of 50 Qur’anic Passages / Commentaire collaboratif de 50 passages coraniques, De Gruyter, 2017, p. 74.

3↑ Mohsen Gourdazi, « Worship (dīn), Monotheism (islām), and the Qurʾān’s Cultic Decalogue », Journal of the International Qur’anic Studies Association, vol. 8 (1), 2023, pp. 30-71.

4↑ Ibid, p. 38, n°34.

5↑ Ubi ergo veritas est? ubi nulla vis adhiberi potest Religioni.

6↑ Sur le statut des dhimmis, voir l’ouvrage classique d’Antoine Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth : Imprimerie catholique, 1958. Nous aurons l’occasion de revenir sur le sujet dans nos futures publications.

7↑ Muslim 22 ; Sunan Abi Dawud 2641 ; al-Bukhari 25.

8↑ Voir ci-dessous l’exégèse complète d’al-Tabari.

9↑ Abu Sulayman al-Khattabi, Maʻālim al-sunan, vol. 2, p. 287.

10↑ On rappellera que la dichotomie entre sourates mecquoises et médinoises est une construction artificielle de la tradition islamique, dont le but est justement d’établir une chronologie de la révélation pour distinguer les versets « abrogés » et les versets « abrogeant ». Certains historiens ont tenté de justifier la distinction entre sourates mecquoises et médinoises sur la base de considérations philologiques et stylistiques, mais toutes ces tentatives reposent sur des fondations fragiles et arbitraires. Voir Gabriel S. Reynolds, « Le problème de la chronologie du Coran », Arabica, vol. 58, 2011, pp. 477-502.

11↑ Yohanan Friedman, Tolerance and Coercion in Islam. Interfaith Relations in the Muslim Tradition, Cambridge University Press, 2003, p. 102, n°77.

12↑ Patricia Crone, « No Compulsion in Religion: q. 2:256 in Mediaeval and Modern Interpretation », in Mohammad Ali Amir-Moezzi, Meir M. Bar-Asher & Simon Hopkins (eds.), Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg, Brepols, 2009, p. 141.