Le meurtre d’Abel
Contexte
Le Coran rapporte la scène du meurtre d’Abel en ces termes :
Raconte en toute vérité l’histoire des deux fils d’Adam : Ils offrirent chacun un sacrifice : celui du premier fut agréé ; celui de l’autre ne fut pas accepté. Il [Caïn] dit alors : ‘‘Je te tuerai !’’ Le premier [Abel] répondit : ‘‘Dieu n’agréé que les offrandes de ceux qui le craignent. Si tu portes la main sur moi, pour me tuer je ne porterai pas la main sur toi pour te tuer. Je crains Dieu, le Seigneur des mondes’’ (5:27-28).
Ce passage reprend le célèbre récit de la Genèse où Abel et Caïn font chacun une offrande à Dieu. L’offrande de son frère ayant été préférée à la sienne, Caïn entra en colère contre lui et le tua, motivé par cette passion universelle qu’est l’envie1. Mais la version coranique du meurtre d’Abel s’éloigne quelque peu du récit biblique. Comme nous allons le voir, le Coran s’inspire surtout des commentaires juifs et (surtout) chrétiens de l’histoire d’Abel et Caïn.
Pourquoi Dieu a préféré l’offrande d’Abel
Une première question qui s’est posée aux auteurs de l’Antiquité était de savoir pourquoi Dieu a choisi l’offrande d’Abel plutôt que celle de Caïn. Le texte biblique ne donne aucune indication, ce qui a conduit les commentateurs juifs et chrétiens à spéculer sur le sujet. L’une des interprétations juives est la suivante : Dieu aurait préféré l’offrande d’Abel car ce dernier accomplissait de meilleurs actes. Dans le Targum palestinien (une traduction commentée de la Torah en araméen), on trouve en effet un dialogue où Abel explique à son frère : « Parce que mes actes étaient meilleurs que les tiens, mon offrande a été acceptée favorablement, alors que la tienne ne fut pas acceptée favorablement »2. L’auteur du passage coranique semble clairement s’inspirer de cette interprétation car il fait dire à Abel que « Dieu n’agréé que les offrandes de ceux qui le craignent », ce qui revient à dire la même chose. La dépendance du Coran vis-à-vis du Targum est confirmée par l’analyse du vocabulaire : le terme coranique utilisé pour signifier qu’Allâh a « accepté » l’offrande d’Abel est tuqubbila, qui s’apparente au verbe hébreu etqabbal. Or, comme l’a bien montré l’historien Joseph Witztum, ce terme se trouve spécifiquement dans le Targum, alors que l’hébreu biblique utilise le verbe minha3.
« Je te tuerai »
Dans le Coran, Caïn annonce clairement la couleur à son frère et lui lance la menace suivante : « Je te tuerai ». Ce détail est totalement absent de la Bible, où il n’y a pas de dialogue entre les deux frères, mais Witztum a montré que l’on retrouvait précisément la même expression de la part de Caïn dans plusieurs textes syriaques. Dans un poème, on lit par exemple : « Puisque le Seigneur a pris plaisir avec ton sacrifice, mais a rejeté le mien, je te tuerai : parce qu’Il t’a préféré »4. Là encore, il est intéressant de noter les similitudes linguistiques entre les deux textes : l’expression utilisée dans le Coran est la-aqtulannaka, ce qui s’approche fortement du syriaque qâṭelnâ lâk. Comme le note Witztum, « bien que ces mots […] soient assez communs dans les deux langues, leur apparition dans un groupe similaire dans les deux traditions suggère que le récit a effectivement été transmis via un intermédiaire araméen »5.
La passivité d’Abel
Un autre point commun entre le Coran et les homélies syriaques est l’attitude passive adoptée par Abel. En effet, au lieu de chercher à se défendre, ce dernier dit à son frère : « je ne porterai pas la main sur toi pour te tuer ». Cette réponse est d’autant plus curieuse que le Coran prône habituellement la loi du talion (2:178). Mais ici, Abel apparait en fait comme une victime consentante, qui accepte le sort que lui réserve son frère sans montrer le moindre signe de résistance. Comme le remarque Witztum, les textes syriaques décrivent Abel de manière analogue. Dans la Vie syriaque d’Abel, par exemple, ce dernier s’adresse à son frère en disant : « fais ce que tu as prévu de faire » (littéralement : « ce qui est en ton cœur »), acceptant son destin sans résister. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi les auteurs chrétiens (à l’inverse des commentateurs juifs) ont choisi de faire d’Abel une figure passive qui accepte apparemment de manière volontaire d’être tuée. Pour le comprendre, il faut rappeler que les chrétiens font une lecture typologique de l’Ancien Testament. Concrètement, les exégètes chrétiens considèrent les personnages de l’Ancien Testament comme des préfigurations de Jésus. Ainsi, Abel apparait en quelque sorte comme le « prototype » de Jésus. Le sacrifice d’Abel, qui se laisse tuer par son frère, annonce et préfigure la mort de Jésus, qui acceptera lui aussi son sort sans opposer de résistance. Cette grille de lecture est même explicite dans la Vie syriaque d’Abel où nous lisons : « Comment les symboles de notre Seigneur ont été préfigurés dans le sacrifice d’Abel ! »6. La manière dont le Coran présente le meurtre d’Abel est donc clairement inspirée des interprétations chrétiennes de tradition syriaque. Cela suggère que le ou les rédacteurs du passage coranique étai(en)t familier(s) des traditions syriaques. Il est même probable qu’on ait affaire ici à des scribes chrétiens convertis à la « communauté coranique », qui mettent leur plume et leurs compétences à son service7.
Références
1↑ Helmut Schoek, L’envie. Une histoire du mal, Les Belles Lettres, 2006.
2↑ David Sidersky, Les origines des légendes musulmans dans le Coran et dans les vies des prophètes, Paris : Paul Geuthner, 1933, p. 18.
3↑ Joseph Witztum, The Syriac Milieu of the Quran: The Recasting of Biblical Narratives, Princeton, 2011, p. 128.
4↑ Sebastian Brock, « Two Syriac Dialogue Poems on Abel and Cain », Le Muséon, vol. 113, 2000, p. 351.
5↑ Joseph Witztum, op. cit., p. 144. Witztum précise cependant qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver que le canal de transmission s’est fait directement par le syriaque.
6↑ Joseph Witztum, op. cit., p. 149.
7↑ Karl-Friedrich Pohlmann, Die Entstehung des Korans: Neue Erkenntnisse aus Sicht der historisch-kritischen Bibelwissenschaft, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2012.