LE PÈLERINAGE ORIGINEL À JÉRUSALEM

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Introduction

Le grand pèlerinage (hajj) à La Mecque est un passage obligé pour les musulmans qui doivent l’accomplir au moins une fois dans leur vie. Au cours du pèlerinage, les fidèles effectuent divers rituels : circumambulation autour de la Ka’ba, aller-retours entre Safâ et Marwa, lapidation de Satan, etc. En dépit de leur importance, toutefois, la plupart de ces rites ne sont pas mentionnés dans le Coran. Certes, celui-ci évoque un pèlerinage vers la « Maison » sacrée, mais les informations fournies texte coranique s’accordent mal avec le pèlerinage mecquois tel qu’il se déroule aujourd’hui. Dans cet article, nous soutiendrons une hypothèse qui bouscule le narratif traditionnel, selon laquelle le pèlerinage de l’islam primitif se déroulait dans la région de Jérusalem et non à La Mecque. C’est en effet ce qui ressort de l’examen minutieux des quelques passages du Coran en rapport avec le pèlerinage. Nous montrerons également que le pèlerinage à La Mecque a été inventé à une époque postérieure à la mort du Prophète.

La « Maison » sacrée du Coran

La Ka’ba et le temple de Jérusalem

La Ka’ba, située à La Mecque, est le sanctuaire le plus important de l’islam. De manière paradoxale, sa position dans le Coran est très marginale, son nom figurant à seulement deux reprises (5:95 ; 5:97). De plus, les passages en question ne fournissent aucune précision quant à son emplacement ou sur les rituels qui doivent s’y tenir (par exemple, il n’est nulle question dans le Coran de la pierre noire). D’un point de vue historico-critique, rien ne nous oblige à accepter l’identification de la Ka’ba mentionnée par le texte avec le temple de La Mecque. Rappelons qu’en arabe, ka’ba est un nom commun qui signifie « cube ». Par conséquent, le terme est susceptible de désigner n’importe quel sanctuaire de forme cubique, chose qui n’était pas rare à l’époque. Il existait en effet à l’époque préislamique de nombreux temples cubiques (connus parfois sous le nom de Ka’ba) en Arabie et dans les régions alentours1. Soulignons que le Temple de Jérusalem est décrit dans la Bible comme un cube (1 Rois 6:20) et l’hypothèse n’est pas à exclure qu’il s’agisse du temple auquel le Coran se réfère sous le nom de Ka’ba2. À ce stade, il demeure toutefois difficile de trancher définitivement sur la question et d’autres recherches devront être menées. Cela étant, plusieurs indices à l’intérieur du texte coranique pointent nettement vers un contexte jérusalémite et palestinien plutôt que mecquois.

La vallée de Baka

Intéressons-nous pour commencer au verset suivant : « Le premier Temple qui ait été fondé pour les hommes est, en vérité, celui de Bakka : il est béni et sert de Direction aux mondes » (3:96). La première question que l’on doit se poser est de savoir à quel lieu l’auteur du verset fait référence lorsqu’il mentionne Bakka. Selon les exégètes musulmans, le toponyme serait le nom alternatif de La Mecque. Dans ce cas, « le premier Temple » dont il est ici question désignerait la Ka’ba, que la mythologie islamique présente effectivement comme le premier sanctuaire de l’humanité. Mais cette interprétation ne repose à vrai dire sur aucun élément tangible, mis à part la vague ressemblance entre les noms de Bakka et Mekkah. Comme le note Peter Webb, spécialiste de l’Arabie préislamique, « bien que les noms se ressemblent, ils sont de toute évidence différents et les efforts exégétiques [déployés] durant l’époque islamique pour expliquer que La Mecque et Bakka sont des synonymes ne sont pas convaincants »3. Sean Anthony attire l’attention quant au fait que la première source littéraire identifiant formellement Bakka avec La Mecque date seulement de 754, soit plus d’un siècle après la mort de Muhammad4. L’interprétation traditionnelle, on le voit, est à la fois arbitraire et tardive – il faut donc l’écarter. Ce faisant, la question de l’emplacement de Bakka se pose avec d’autant plus de force.

La solution à cette énigme a probablement été découverte par un historien français, Adolphe Reignier, qui a trouvé dans la Bible, et plus précisément dans le livre des Psaumes, un parallèle pour le moins intrigant avec le passage coranique. Nous lisons en effet : « Heureux ceux qui placent en toi leur appui ! Ils trouvent dans leur coeur des chemins tout tracés. Lorsqu’ils traversent la vallée de Baka, Ils la transforment en un lieu plein de sources, Et la pluie la couvre aussi de bénédictions » (84:6-7). Le psaume mentionne ici un lieu appelé Baka, qui n’est pas sans rappeler le nom de Bakka dans le Coran. Il est donc parfaitement légitime de se demander si un lieu existe entre les deux toponymes.

Pour le savoir, il convient tout d’abord de déterminer l’emplacement de la « vallée de Baka » à laquelle se réfère le passage que nous venons de voir. Selon les spécialistes de la Bible, le psaume 84 est associé à un ancien pèlerinage qui se déroulait dans la région de Jérusalem5. La vallée de Baka « fait même référence à un lieu spécifique sur la route de Jérusalem », précise le bibliste Martin Hauge6. Un autre spécialiste, Michael Goulder, indique que ce lieu « se trouve à l’extrémité d’une vallée sèche qui descend jusqu’à la mer » et ajoute qu’il pourrait s’agir d’une petite ville de Galilée comme l’affirmait déjà l’historien juif Flavius Josèphe (m. 100)7. Si l’on résume, le psaume 84 est un chant récité par les juifs qui se rendaient autrefois en pèlerinage au Temple de Jérusalem, et qui traversaient sur la route une vallée aride connue sous le nom de « vallée de Baka »8.

Venons-en à présent aux similitudes entre le passage coranique et le psaume 84. Pour commencer, le nom de Bakka apparait dans le Coran à une seule reprise, dans un passage qui se rapporte à un lieu de prière et de pèlerinage ; de l’autre côté, Baka figure également une seule fois dans la Bible dans une chanson de pèlerinage. Autrement dit, les deux noms sont mentionnés précisément dans le même contexte. ce stade, il pourrait s’agir simplement d’une coïncidence, mais plusieurs indices montrent qu’il est question dans les deux cas du même lieu, à savoir la région de Jérusalem. Le passage coranique mentionne « la première maison » (bayt al-Maqdis) en référence, selon la lecture islamique, à la Ka’ba. Pourtant, il semble plus naturel d’y voir une allusion au Temple de Jérusalem qui était désigné par une expression très similaire en hébreu : Bēt haMīqdaš. De plus, nous lisons dans un autre verset du Coran : « J’ai établi une partie de mes descendants dans une vallée stérile, auprès de ta Maison Sacrée » (14:37). Or, la vallée de Baka mentionnée dans le psaume 84 était justement un endroit connu pour sa sécheresse et sa stérilité, comme nous l’avons vu précédemment. Selon l’historien Stephen Shoemaker, « il semble certain que la Maison Sacrée du Coran se trouvait au même endroit que celui visité par les pèlerins juifs du Psaume 84 »9. Il pourrait s’agir du Temple de Jérusalem ou encore d’un pèlerinage situé à Hébron10, non loin de la fameuse vallée de Baka, qui était fréquenté par les Arabes avant l’islam et associé à Abraham. L’historien grec Sozomène (m. 450) nous en livre le témoignage suivant :

Ce lieu, qu’on nomme aujourd’hui Térébinthe, a dans son voisinage, au midi, à une distance de quinze stades, la ville d’Hébron […] C’est là, dit-on de façon véridique, qu’en même temps que les anges envoyés contre les Sodomites, apparut aussi à Abraham le Fils de Allâh et qu’il lui prédit la naissance de son fils. Aujourd’hui encore il se célèbre là chaque année en été une [célébration] brillante des gens du lieu et d’autres venus de plus loin, Palestiniens, Phéniciens et Arabes11.

La Mecque ou Jérusalem ?

Plusieurs passages de la sourate 2 plaident fortement en faveur de cette hypothèse. Au verset 125, la voix divine du Coran déclare que « Nous avons fait de la Maison un lieu où l’on revient souvent, et un asile pour les hommes. Prenez donc la station d’Abraham comme lieu de prière ». Selon la perspective islamique, la station (al-maqâm) d’Abraham désignerait l’endroit près de la Ka’ba où Abraham se serait tenu debout – la légende raconte qu’il y aurait toujours les empreintes de ses pieds marquées au sol. Mais ce passage a davantage de sens lorsqu’il est lu à la lumière de la Bible, où la ville de Jérusalem est appelée la « station » (Deut. 12:5), en hébreu ha-mâqôm. Les deux termes al-maqâm/ha-mâqôm sont suffisamment proches pour supposer qu’ils font tous les deux référence au même lieu, à savoir Jérusalem.

Cette possibilité est renforcée par le verset 126 de la même sourate, où Abraham dit : « Mon Seigneur ! Fais de cette cité un asile sûr ; accorde à ses habitants des fruits comme nourriture, à ceux qui auront cru en Allâh et au Jour Dernier ». Il est invraisemblable que la « cité » mentionnée par Abraham fasse référence à La Mecque comme le veut la tradition islamique. Premièrement, La Mecque n’existait certainement pas à l’époque où Abraham est supposé avoir vécu12. Deuxièmement, ce dernier demande à Allâh d’accorder aux habitants de la cité « des fruits comme nourriture ». Or, comment pourrait-il s’agir de La Mecque alors que l’agriculture y est impossible ? En revanche, le passage en question s’accorde parfaitement avec Jérusalem.

Nous lisons également au verset 127 : « Abraham et Ismaël élevaient les assises de la Maison ». Encore une fois, « la Maison » est considérée unanimement dans la tradition islamique comme une allusion à la Ka’ba, qui aurait été (re)bâtie par Abraham et son fils. Mais il s’agit d’une affirmation gratuite, le texte ne donnant aucune indication sur l’emplacement de la « Maison ». Une explication plus convaincante est que le Coran fait de nouveau référence à un temple situé en Palestine plutôt qu’à La Mecque. D’après la Bible, Abraham avait bâti un autel à Hébron (Gen. 13:18), là où, on s’en souvient, se trouvait le fameux temple fréquenté par les Arabes avant l’islam. Un autre passage indique qu’il avait bâti un autel à Jérusalem (Gen. 22:2), précisément à l’endroit où sera fondé plus tard le temple de Jérusalem (2 Chroniques 3:1). C’est bien à ce récit biblique que le Coran fait référence ici, semble-t-il13. Une possible objection à cette hypothèse est que dans le Coran, Abraham construit le temple avec l’aide de son fils, un détail qui n’est pas mentionné dans la Bible. Cependant, Joseph Witztum a montré que dans les sources syriaques, Abraham bâtit l’autel de Jérusalem avec son fils Isaac14. Dans l’une de ses homélies, le théologien syriaque Jacques de Saroug (m.521) évoque même la « Maison » (baytâ) construite par Abraham et son fils, ce qui se rapproche très fortement du verset coranique15. Certes, dans les traditions chrétiennes orientales, c’est Isaac et non Ismaël qui aide son père à bâtir la Maison. Mais ce détail n’est pas un obstacle pour notre hypothèse : Ismaël était considéré par beaucoup à l’époque comme l’ancêtre des Arabes, il n’est donc pas surprenant qu’un texte adressé spécifiquement aux Arabes substitue volontairement la figure d’Isaac à celle de son frère Ismaël16.

Safâ et Marwa

L’hypothèse selon laquelle le pèlerinage originel de l’islam se déroulait à Jérusalem nous parait confirmée de manière décisive par le verset suivant : « Al Safâ et al Marwa comptent vraiment parmi les lieux sacrés d’Allâh. Celui qui fait le grand Pèlerinage à la Maison ou bien le petit pèlerinage ne commet pas de péché s’il accomplit les circuits rituels ici et là » (2.158). Selon la tradition islamique, le verset se rapporte à l’un des rituels obligatoires pour les musulmans qui réalisent le pèlerinage à La Mecque. Les fidèles doivent faire sept fois la « course » entre Safâ et Marwa, le nom donné à deux petites collines situées à proximité de la Ka’ba. De nos jours, ces collines n’en sont d’ailleurs plus vraiment – outre le fait que les Saoudiens les ont « enfermées » à l’intérieur d’un grand bâtiment, elles ont subi lourdement les affres du temps : « rabotées au fil des siècles par le piétinement incessant de millions d’individus, Safâ et Marwa ne sont plus à proprement parler des « collines », mais deux petits monticules à peine surélevés par rapport au sol »17.

Le récit improbable de la tradition islamique

L’origine de ce rituel découle d’une légende qui fait voyager Abraham dans le désert hedjazien accompagné de sa femme Sara et de sa concubine Hagar. Celle-ci enfante alors Ismaël, ce qui provoque la jalousie de Sara. La scène de ménage entre les deux femmes est inévitable, au point qu’Abraham décide d’abandonner Hagar et l’enfant en plein désert. La mère monte au sommet de la colline de Safâ pour essayer de repérer un coin d’eau pour son fils. Sans succès, elle décide alors de monter au sommet de Marwa mais en vain. Elle reproduit le va-et-vient entre Safâ et Marwa à sept reprises. De ce drama familial naitra le rituel du sa’y au cours duquel les pèlerins musulmans imitent le va-et-vient de Hagar. On notera que ce curieux scénario s’accorde mal avec le verset coranique, qui ne mentionne aucun des personnages qu’il mentionne, ni ne parle précisément de « sept » aller-retour entre Safâ et Marwa. De plus, rien dans le Coran ne permet d’affirmer que ces noms se réfèrent à deux collines situées à La Mecque. Comme le note Shoemaker, « il n’y a aucune preuve à l’appui de cette interprétation dans le Coran lui-même ou toute autre source datant du septième siècle ou d’une époque antérieure. En effet, à en juger par le Coran seul, on ne se douterait pas qu’al-Safâ et al-Marwa étaient les noms de deux petits sites rocheux à La Mecque »18. La source la plus ancienne identifiant al-Safâ et al-Marwa avec les deux collines mecquoises est en fait une inscription datée de 783, soit plus d’un siècle et demi après la mort du Prophète19.

Les deux montagnes sacrées de Jérusalem

En revanche, ces deux sites étaient bien connus à Jérusalem. Flavius Josèphe rapporte que lors de sa visite dans la ville, Alexandre le Grand « marcha jusqu’à un lieu appelé Sapha (σκοπός) ; ce mot, traduit en grec, signifie “observatoire” car on peut de là voir la ville de Jérusalem et le Temple »20. Le terme Sapha/ σκοπός signifie effectivement « surveiller, espionner » et fait référence au mont Scopus, « l’un des plus hauts points de Jérusalem »21, rappelle Robert Kerr. Pendant la guerre des Juifs au premier siècle, les Romains avaient utilisé ce point de surveillance stratégique pour commander leurs opérations. En hébreu, le nom de cette montagne se dit Har haōfīm, « la montagne des sentinelles ». Le terme coranique Safâ en est la retranscription en arabe22. Quant à Marwa, il s’agit du Mont Moriah (en hébreu : Har ham-Mōriyyāh), qu’on appelle aussi le Mont du Temple, car c’est à cet emplacement que le Temple de Jérusalem a été bâti selon la Bible : « Salomon commença à bâtir la maison de l’Éternel à Jérusalem, sur la montagne Moriah […] » (2 Chroniques 3 :1).

Autrement dit, le passage coranique faisait probablement référence à l’origine au Mont Scopus et au Mont Moriah, tous deux situés à Jérusalem. La « course » évoquée par le Coran devait se réaliser à l’époque primitive de l’islam entre ces deux montagnes23. Or, une telle « course » est bien attestée dans la région avant l’islam. L’archéologue Rivka Gonen mentionne un document ancien indiquant que le pèlerin devait d’abord se rendre sur le Mont Scopus puis sur le Mont Moriah24. Autrement dit, les pèlerins juifs effectuaient le parcours Mont Scopus Mont Moriah, dans cet ordre précis, qui correspond exactement aux indications coraniques (al-Safâ al-Marwa).

Le transfert de la géographie sacrée du Coran

Jusqu’à présent, nous avons vu que les références coraniques concernant la « Maison » correspondent mieux à un contexte palestinien, et plus particulièrement jérusalémite, qu’à un contexte mecquois. Tous les passages qui se rapportent à La Mecque et à la Ka’ba selon la tradition islamique peuvent tout aussi bien – et même davantage – se rapporter à Jérusalem et son temple. De même, la « course » entre Safâ et Marwa peut se comprendre comme une référence au pèlerinage, attesté dans la documentation préislamique, entre le Mont Scopus et le Mont Moriah, et non au rituel des va-et-vient entre les deux petites collines de La Mecque introduit plus tardivement.

La possibilité que le pèlerinage de l’islam primitif se déroulait dans la région de Jérusalem et non à La Mecque est également renforcé par les nombreux témoignages extérieurs qui soulignent que les proto-musulmans cherchaient activement à rebâtir le Temple de Jérusalem. On citer à titre d’exemple la Chronique arménienne attribuée à l’évêque Sébéos, qui témoigne que les juifs « firent une alliance avec les Arabes pendant un certain temps et imaginèrent un plan pour reconstruire le Temple de Salomon »25. Ce témoignage fournit l’arrière-plan probable des passages du Coran que nous avons analysés.

Ces passages, qui faisaient donc à l’origine référence à Jérusalem, ont été réinterprétés par la tradition islamique comme se rapportant à La Mecque. Cela n’a en effet rien d’improbable compte tenu du caractère ambigu du Coran. On a vu en effet que les passages sur le pèlerinage et la « Maison » étaient suffisamment imprécis pour être interprétés de manières très divergentes. On a donc affaire ici à une relocalisation de la géographie sacrée du Coran (et de l’islam en général) passant de Jérusalem à La Mecque. Ce phénomène s’inscrit dans un mythe sacré des origines qui cherche à faire de La Mecque une grande ville sainte capable de rivaliser avec Jérusalem.

L’hypothèse défendue jusqu’à maintenant suppose que les exégètes musulmans ont littéralement « remplacé » par un autre le sens de plusieurs passages coraniques26. Cela pourrait être une limite de notre hypothèse car une telle opération parait trop « grosse » pour être réaliste, en tout cas en théorie. Or, cette objection peut être levée car il existe au moins un autre exemple très bien documenté dans les sources islamiques elles-mêmes qui témoigne d’un transfert de Jérusalem à La Mecque. L’exemple concerne le verset suivant : « Qui donc est plus injuste que celui qui s’oppose à l’invocation du nom d’Allâh dans les temples d’Allâh, et que ceux qui s’acharnent à les détruire alors qu’ils ne devraient y pénétrer qu’en tremblant ? » (2:114). Ce passage doit être lu en lien avec le verset qui suit : « Pourquoi Allâh ne les punirait-il pas ? Ils écartent les croyants du temple sacré et ils ne sont pas ses amis » (8.34). Précisons tout d’abord que le terme masjid, souvent traduit à tort par « mosquée », dérive de la racine sajada, « se prosterner ». Il désigne donc un lieu de prière en général (un temple, une église, une synagogue, etc.) et non une mosquée spécifiquement. On est de nouveau confronté au problème du contexte géographique étant donné que le Coran ne livre aucun indice permettant de localiser avec certitude le temple dont il est question. Selon l’interprétation islamique majoritaire, le verset dénoncerait les polythéistes de La Mecque qui empêchaient les musulmans d’approcher la Ka’ba (ou la Grande Mosquée à La Mecque). Mais il existe une autre interprétation à l’intérieur des sources islamiques. Nous y reviendrons bientôt.

Tout comme les passages précédents, le verset 8:34 peut tout aussi bien se rapporter à un contexte palestinien. Au début du 7e siècle, en effet, la ville de Jérusalem était sous le contrôle de l’empire byzantin. Or, celui-ci avait mis en place une politique sévère qui empêchait les juifs et les chrétiens considérés comme « hérétiques » de réaliser le pèlerinage à Jérusalem. En tenant compte de ce contexte, le verset coranique doit être compris comme un reproche adressé aux autorités byzantines pour leur refus de laisser les « croyants » accéder au Temple27. Quant au verset 2:114, qui dénonce « ceux qui s’acharnent à détruire [les temples] » (2:114), il est difficile de ne pas y voir une référence à la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains, dont les Byzantins se veulent les héritiers.

Or, de nombreux commentateurs musulmans notamment parmi les plus anciens avaient interprété ce verset justement en rapport avec Jérusalem. L’historien Suliman Bashear a répertorié dans une étude qui fit date plusieurs exégètes pour qui le verset serait un reproche « concernant l’interdiction faite aux musulmans d’accéder au Temple de Jérusalem »28. Il apparait que les anciens commentaires du Coran situaient ce passage dans un contexte palestinien. C’est seulement dans un second temps qu’on invoquera un contexte mecquois. On a donc ici un cas d’école qui permet d’illustrer comment la tradition islamique a su « relocaliser » un passage du Coran en gommant son contexte original.

L’invention du pèlerinage à La Mecque

Nous avons vu que le Coran faisait mention d’un pèlerinage qui devait se dérouler dans la région de Jérusalem. Plus tard, comme chacun sait, ce pèlerinage sera relocalisé à La Mecque, devenue entre-temps première ville sainte de l’islam. Il nous reste maintenant à déterminer à quelle époque ce changement s’est effectué. Pour commencer, on insistera sur le fait qu’avant l’islam, il n’y avait pas de pèlerinage à La Mecque. L’idée qu’on y célébrait chaque année un pèlerinage qui attirait les polythéistes d’Arabie est répandue mais elle est aujourd’hui indéfendable29. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il existait un pèlerinage dans une petite contrée située à une vingtaine de kilomètres de La Mecque, appelée Arafat, où se tenaient divers rituels païens. Ce détour à Arafat fait toujours partie des étapes obligatoires du pèlerinage pour les musulmans, qui s’y rendent pour la prière au neuvième jour du mois de dhû al-hijja. Un historien allemand, Julius Wellhausen, avait démontré que La Mecque et les rituels autour de la Ka’ba avaient été rattachés au pèlerinage d’Arafat plus tardivement, sans doute à l’époque du Prophète30. Mais de nouvelles recherches ont montré que ce rattachement s’est fait bien après la mort de Muhammad, comme le démontre l’étude de la documentation islamique.

Revenons plusieurs siècles en arrière : l’islam est déchiré par la seconde fitna qui oppose les Omeyyades installés en Syrie et le calife dissident Ibn al-Zubayr, qui contrôlait La Mecque et Médine. Al-Hajjaj, le bras-droit du calife ‘Abd al-Malik, est alors envoyé à La Mecque pour assiéger la ville. Al-Tabari (m. 923) nous en livre le récit suivant dans son Histoire des prophètes et des rois :

Cette année [= 692], al-Hajjaj a conduit le pèlerinage (hajj) avec des gens tandis qu’Ibn al-Zubayr était assiégé […]. Il n’a pas réalisé de circumambulation [autour de] la Maison [= la Ka’ba] et ne s’y est pas rendu. Il était dans un état de pureté rituelle, bien qu’il fût armé, et évita les femmes et le parfum jusqu’à ce que ‘Abd Allah ibn al-Zubayr soit tué. Ibn al-Zubayr sacrifia des chameaux à La Mecque au Jour du Sacrifice mais il n’a pas réalisé le pèlerinage cette année, ni ses compagnons, parce qu’il ne s’est pas rendu à Arafat31.

Nous lisons dans ce passage qu’al-Hajjaj a profité de cette occasion pour effectuer son pèlerinage (hajj). Cela parait surprenant car le récit précise que ce dernier « n’a pas réalisé la circumambulation » autour de la Ka’ba, ce qui constitue pourtant une étape obligatoire pour les pèlerins. l’inverse, al-Tabari rapporte qu’Ibn al-Zubayr n’a pas accompli le pèlerinage car il ne s’est pas rendu à Arafat. Ce qui ressort de ce récit, c’est qu’au moment où se déroule cette scène, c’est-à-dire en 692, le pèlerinage islamique consiste donc à se rendre à Arafat et ne semble avoir aucun rapport avec la Ka’ba ou plus généralement avec La Mecque. Comme le note en effet Gerald Hawting,

[le fait] que le Hajj n’impliquait pas les rituels à la Ka’ba l’année où Ibn al-Zubayr a été tué est ainsi affirmé explicitement, et ne s’accorde pas facilement avec l’idée que le Prophète lui-même avait établi la connexion [entre le hajj et la Ka’ba] […]. Les récits, en revanche, sont cohérents avec le fait que “le Hajj se trouve à Arafat”. Ils soulèvent ainsi une question concernant le statut de la Ka’ba et de sa relation avec le Hajj dans la période entre la mort du Prophète et la fin de la fitna32.

Conclusion

Les différentes analyses que nous avons menées dans cet article nous conduisent à réviser radicalement l’histoire des débuts de l’islam et en particulier celui du pèlerinage. Tout d’abord, il parait clair, du point de vue du texte coranique lui-même, que le pèlerinage originel avait lieu dans la région de Jérusalem et non pas à La Mecque. Ceci semble confirmé de manière décisive par les sources anciennes qui témoignent de l’activité des proto-musulmans autour du Temple de Jérusalem. C’est seulement à une étape ultérieure du développement de l’islam que la géographie sacrée du Coran a été relocalisée vers La Mecque. Cette « relocalisation » s’est effectuée à une époque postérieure à la mort du Prophète, époque que l’on peut situer vers le début du 8e siècle. Il y a donc eu toute une période de l’islam où le pèlerinage à La Mecque pas encore. La communauté coranique d’origine était comme on l’a vu focalisée sur la région de Jérusalem. C’est là que se situe manifestement la « Maison » dont parle le Coran. Par la suite, le pèlerinage de La Mecque a donc été créé en y intégrant des rites issus du paganisme arabe. L’historiographie islamique s’est chargée par la même occasion d’échafauder toute une légende faisant d’Abraham l’initiateur du pèlerinage mecquois – sans doute le but était-il de donner une origine biblique et monothéiste à des pratiques indubitablement païennes. Mais nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur toutes ces questions lors des prochains épisodes.

Références

1↑ Nous y reviendrons dans le second épisode de la série.

2↑ Stephen Shoemaker, « The Qurʾān’s Holy House », in Markus Groß & Robert M. Kerr (eds.), Die Entstehung einer Welterligion VII : Aschield von der Heilsgeschichte, Schiler & Mücke, 2023, p. 190.

3↑ Peter Webb, « The History and Significance of the Meccan Hajj – from Pre-Islam to the Rise of the Abbassids », in Qaisra Khan (ed.), Hajj and the Arts of Pilgrimage : Essays in Honour of Nasser David Khalil, Gingko, 2023, p. 31.

4↑ Sean W. Anthony, « Why does the Qur’an need the Meccan Sanctuary ? », Journal of International Qur’anic Studies Association 3 (2021), p. 34.

5↑ Stephen Shoemaker, « The Qurʾān’s Holy House », art. cit., pp. 181-183.

6↑ Martin R. Hauge, Between Sheol and Temple, Sheffield Academic Press, 1995, p. 38, n°2.

7↑ Michael D. Goulder, Psalms of the Sons of Korah, Bloomsbury Publishing, 1983, p. 40.

8↑ Stephen Shoemaker, art. cit., p. 183; Amos Hakam, Psalms with the Jerusalem Commentary, Mosad Harav Kook, 2003, vol. 2, pp. 268-269.

9↑ Stephen Shoemaker, art. cit., pp. 183-184.

10↑ Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and the Bible, Yale University Press, 2018, p. 70.

11↑ Sozomène, Histoire Ecclesiastique, 2:4.

12↑ Voir notre article « Les origines de La Mecque ».

13↑ Gabriel S. Reynolds, op. cit., p. 69.

14↑ Joseph Witztum, « The foundation of the house (Q 2: 127) », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, vol. 72 (1), 2009, pp. 25-40.

15↑ Ibid, pp. 31-32.

16↑ Ibid, p. 38.

17↑ Claude Addas, « Safâ et Marwa », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (ed.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 780.

18↑ Stephen Shoemaker, art. cit., p. 187.

19↑ Ibid.

20↑ Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XI. 8:5, 329.

21↑ Robert M. Kerr, « Farüqter Heiland », Die Entstehung einer Welterligion VI, Schiler & Mücke, 2021, p. 503.

22↑ Stephen Shoemaker, art. cit., p. 189.

23↑ Robert Kerr, « Farüqter Heiland », art. cit., p. 503.

24↑ Rivka Gonen, Contested Holiness, Ktav Publishing House, 2003, p. 77.

25↑ Cité par Stephen Shoemaker, A Prophet Has Appeared, University of California Press, 2021, p. 65.

26↑ Note sur l’interprétation des exégètes médiévaux.

27↑ Stephen Shoemaker, The Death of a Prophet, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 231.

28↑ Suliman Bashear, « Qurʾān 2:114 and Jerusalem », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, vol. 52, 1989, p. 215.

29↑ Stephen Shoemaker, Creating the Qur’an, De Gruyter, 2022, p. 109.

30↑ Julius Wellhausen, Resten arabischen Heidentums, Berlin : Druck und Verlag von Georg Reiner, 1897, p. 69.

31↑ Al-Tabari, Tārikh al-Rusul wa-l-Mulūk, p. 830.

32↑ Gerald Hawting, « The Hajj », Die Entstehung einer Welterligion VI, Schiler & Mücke, 2021.