Les sources littéraires islamiques

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Introduction

Débuter une série d’articles sur Muhammad est loin d’être évident tant le sujet est vaste. Une bonne entrée dans la matière serait peut-être de se demander si le personnage dont on va parler a véritablement existé. La question pourra en surprendre plus d’un, tant l’existence du Prophète de l’islam semble aller de soi. Pourtant, elle mérite d’être posée quand on songe que les sources islamiques concernant la vie de Muhammad ont été écrites 150 ans après sa mort. Pareillement, fut un temps dans les études sur le christianisme primitif où l’hypothèse « mythiste », faisant de Jésus un personnage fictif, avait le vent en poupe. Il est vrai que l’état de la recherche a depuis évolué et que cette position n’est plus défendable1. Dans le cas de Muhammad, la théorie mythiste n’a jamais dépassé quelques cercles très marginaux. Il existe un consensus général quant au fait que Muhammad est un personnage historique, incluant des historiens parfois qualifiés de « révisionnistes ». Même Patricia Crone, contrairement à une légende urbaine, n’a jamais remis en doute l’historicité du personnage. Comme elle l’écrivait dans un article publié en 2008, « il n’y a aucun doute que Muhammad a existé en dépit des tentatives occasionnelles de le nier »2. L’existence de Muhammad est attestée par plusieurs sources indépendantes extérieures à la tradition islamique où son nom apparait dès 6343, ce qui parait compromettre la théorie mythiste.

Si l’existence de Muhammad semble très probable, il faut insister cependant sur le fait que le personnage historique lui-même n’a pas grand-chose à voir avec le portrait qu’en font les sources islamiques. Ce portrait découle en effet d’une « légende héroïco-religieuse »4 construite bien après sa mort. Les recherches historiques effectuées depuis plusieurs décennies ont révolutionné l’état de nos connaissances sur le Prophète de l’islam. Elles ont montré que l’on sait bien peu de choses au sujet de la figure historique du Prophète, pas même son véritable prénom (qui n’était pas Muhammad)5. Maxime Rodinson, à qui l’on doit pourtant une célèbre biographie du Prophète, l’admettait sans détour : « une biographie de Mahomet qui ne mentionnerait que des faits indubitables, d’une certitude mathématique, serait réduite à quelques pages et d’une affreuse sécheresse »6.

Le scepticisme des historiens ne manquera pas d’étonner certains lecteurs davantage habitués à la version héritée des sources musulmanes. Il est vrai que celles-ci fournissent d’innombrables détails sur la vie du Prophète, jusqu’aux plus intimes et aux plus insignifiants, comme nombre de poils blancs qu’il avait dans sa barbe ! Cependant, on aurait tort de prendre ces indications pour argent comptant. Leur très grand nombre ne saurait faire perdre de vue que dans l’immense majorité des cas, elles sont le produit de l’imagination pieuse et des intérêts partisans des générations postérieures de musulmans. Comme le note Mohammad Ali Amir-Moezzi, les sources islamiques « sont remplies de contradictions, d’invraisemblances, de falsifications historiques, de légendes de toutes sortes et de toutes origines »7. Sans compter le fait que leur mise par écrit s’est faite 150 à 200 ans après les événements qu’elles rapportent.

Pendant tout ce laps de temps, la transmission de l’information s’est faite, sauf à de rares exceptions, par la tradition orale8. À cette période, l’Arabie est en effet une société « non littéraire » où l’écrit occupe une place encore marginale9. De plus, l’écriture a longtemps fait l’objet d’une forte opposition de la part des savants musulmans, certains d’entre eux allant même jusqu’à détruire les livres qu’ils possédaient10. Les récits sur la vie du Prophète sont donc restés sous la forme de l’oralité pendant près d’un siècle et demi, avant de trouver leur place dans les ouvrages biographiques11. Certes, leurs auteurs prétendaient faire remonter ces récits à des traditions plus anciennes censées remonter du vivant du Prophète puis transmis de génération en génération par une série de transmetteurs. L’ensemble de cette « chaîne de transmission » forme ce que les savants musulmans appellent l’isnâd. Celui-ci est supposé garantir la fiabilité de l’information qu’elle transmet. Cependant, ces chaines de transmission ont elles- mêmes fait l’objet de fabrications de masse, et ne sont donc pas dignes de foi pour l’historien12.

Il existe donc un fossé entre la figure historique de Muhammad et sa représentation traditionnelle dans les sources religieuses islamiques. Ce fossé n’est bien sûr pas propre au Prophète de l’islam – on peut en dire tout autant des autres grandes figures religieuses (et même non religieuses de l’histoire). Pour reprendre le cas de Jésus, les historiens se sont lancés dès le 19e siècle dans une « quête du Jésus historique » inaugurée par Albert Schweizer et David Strauss. Cette « quête » avait été inaugurée par des théologiens chrétiens (pour la plupart protestants), qui avaient pour ambition d’étudier les Écritures bibliques selon les méthodes scientifiques et plus seulement à l’aune de la religion. À l’opposé, peu nombreux sont les musulmans ayant suivi le tournant historico-critique. Dans un article publié en 1963, Rodinson regrettait déjà que « de nombreux ouvrages en langue arabe paraissent chaque année, qui témoignent d’une confiance aveugle dans des sources postérieures de plusieurs siècles aux événements qu’elles relatent »13. Il soulignait dans le même article que « dans l’état actuel des choses et pour des raisons sociologiques précises, la biographie de Muhammad est un sujet tabou et n’est autorisée que lorsqu’elle est écrite dans un but apologétique »14. Paradoxalement, les historiographes musulmans du Moyen-Âge s’autorisaient quant à eux une certaine dose de scepticisme qui semble avoir été abandonnée par bon nombre de leurs coreligionnaires contemporains15.

Le problème de la fiabilité des sources a débouché sur un dilemme qui est bien résumé par l’historien Harald Motzki : « d’un côté, il n’est pas possible d’écrire une biographie historique du Prophète sans être accusé de faire un usage non critique des sources ; alors que, de l’autre côté, lorsqu’on fait un usage critique des sources, il est simplement impossible d’écrire une telle biographie »16. Face à ce « dilemme impossible », les historiens se sont divisés en deux groupes. Le premier, tout en reconnaissant que la majeure partie des informations issues de la tradition islamique ne sont pas crédibles, tout en estimant possible de faire ressortir un « noyau historique » qui reflèterait au moins dans les grandes lignes la vie du Prophète17. Le second groupe, encore moins optimiste, rejette toute possibilité d’écrire une biographie de Muhammad qui refléterait un tant soit peu les événements réels de sa vie. Jacqueline Chabbi, à titre d’exemple, n’hésite pas à parler d’une « biographie impossible »18.

Notre ambition n’est donc pas d’écrire une « biographie » du Muhammad qui ne tiendrait que sur quelques pages, pour reprendre le mot de Rodinson. L’objectif que nous portons est double : d’une part, déterminer ce que l’on peut raisonnablement espérer connaitre du Muhammad historique ; d’autre part, montrer comment les sources islamiques ont fabriqué la figure légendaire du Prophète. En quelque sorte, on procèdera à une « démythologisation » fondée sur la méthode historico-critique. Ceci se déroulera en deux étapes : dans une première série d’articles, on présentera les différents matériaux (sources musulmanes et non musulmanes, archéologie, épigraphie…) relatives au Prophète. Dans un second temps, on analysera les grandes étapes et les principaux événements de la vie du Prophète, tels que les sources musulmanes les décrivent, afin de faire apparaitre leur dimension mythologique.

Le Coran

La première source vers laquelle nos regards se tournent naturellement est le Coran. Il s’agit du document le plus ancien de l’islam, et le seul dont la rédaction remonte de façon certaine, sinon au Prophète lui-même, au moins aux premières générations après sa mort. Pourtant, on est frappé à la lecture du Coran de voir que Muhammad y occupe une place très marginale. Son nom est mentionné à seulement 4 reprises (3:144 ; 33:40 ; 47:2 ; 48:29)19, très loin derrière Moïse (136 fois), Abraham (69 fois), Noé (43 fois), etc. En cela, le Coran se distingue nettement des Évangiles, où Jésus est placé au centre de la « révélation ». Certes, la voix divine du Coran s’adresse régulièrement à un allocutaire avec des formules du type : « ô Prophète ». Mais identifier ce Prophète, toujours anonyme dans le texte, avec Muhammad « ne va pas entièrement de soi »20.

Par ailleurs, le Coran ne fournit quasiment aucune information sur le Prophète ou l’environnement dans lequel il a vécu. Il ne donne aucune date ou repère chronologique auquel se raccrocher. Les compagnons de Muhammad, ses épouses ou ses adversaires ne figurent pas une seule fois dans le texte. Le seul personnage contemporain du Prophète qui soit mentionné dans le Coran est son fils adoptif Zayd (33:37)21. Du côté des toponymes, la situation n’est guère différente : les villes de La Mecque et Yathrib (plus tard renommé Médine) ne sont attestées qu’une seule fois. De plus, le Coran ne mentionne explicitement aucun événement de la vie du Prophète évoqué dans les sources musulmanes plus tardives. Ainsi, la première apparition de l’ange Gabriel, le ralliement des compagnons, l’émigration à Médine, la conquête de La Mecque, le pèlerinage d’adieu… tous ces épisodes marquants brillent par leur absence du Coran. En bref, le texte se montre de façon surprenante très silencieux sur Muhammad, et les historiens décrivent à juste titre le Coran comme « un texte sans contexte »22. Michael Cook observe ainsi qu’en ne se fondant que sur le Coran,

on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran était Muammad, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses contemporains qui rejetaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque, ni que Muammad lui-même était originaire de cette ville, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Yathrib23.

Un autre problème se pose enfin, celui de l’authenticité du texte coranique. Selon la Tradition islamique, le Coran aurait été proclamé par Muhammad entre 610 et 632 dans le Hedjaz. Mais cette version est aujourd’hui affaiblie par de nouvelles études, et il apparait très probable qu’une partie importante du Coran ne remonte pas au Prophète lui-même, mais ait été composée (et pas seulement mise par écrit) quelques décennies après sa mort. À ce stade de la discussion, il n’est pas question de développer davantage le problème de l’authenticité du Coran, qui fera l’objet de nombreuses publications sur notre site24. Mais si, comme cela semble être le cas, une partie du texte coranique a été composée après la mort du Prophète, il s’ensuit que le Coran ne peut plus être envisagé comme une source contemporaine, ni de première main, concernant la vie de Muhammad.

Les écrits biographiques

Les premières « biographies » de Muhammad voient le jour à partir du 8e siècle, bien qu’on attribue certains écrits à des savants plus anciens. Ces prétendus écrits – à supposer qu’ils aient vraiment existé – n’ont malheureusement pas survécu. Tout au plus, ils sont dans certains cas cités dans des textes plus tardifs qui se revendiquent de leur autorité. On trouvera dans la liste ci-dessous les principaux auteurs à qui l’on attribue des biographies prophétiques.

1. Wahb ibn Munabbih (654 – 728). Originaire du Yémen, il est surtout connu pour avoir introduit dans l’islam des légendes juives et proche-orientales25. Wahb aurait en outre écrit un livre sur les expéditions du Prophète26, mais on ne possède ni l’original, ni les copies éventuelles. Un fragment sur papyrus, daté de 844, comporte quelques narrations sur la vie de Muhammad attribuées à Wahb27. Cependant, le siècle qui sépare sa mort et le fragment en question doit nous inviter à la plus grande prudence quant à son attribution.

2. ʿUrwa ibn al-Zubayr (643 – 712). Proche de la famille du Prophète – il était le neveu d’Aïcha –, il serait à l’origine de la première « biographie » de Muhammad qu’il aurait écrite sous la forme de lettres composées à la demande et à destination de ʿAbd-al-Malik. L’emploi du conditionnel est ici très important, car on ne possède à vrai dire ni les originales de ces lettres, ni même les copies des originales28. Les lettres attribuées à ʿUrwa ne sont en fait connues qu’à travers une recension très tardive, et semble-t-il incomplète, faite par le savant al-Tabari dans ses Annales. Cela nous ramène à la fin du 9e siècle, soit environ deux-cents ans après la rédaction supposée des lettres, ce qui rend leur authenticité douteuse. De plus, comme le remarque de Prémare, « on ne sait finalement pas si celui-ci [= al-Tabari] avait une copie effective des lettres devant lui, ou des passages de cette copie, ou un simple compte-rendu du contenu des lettres transmis oralement et dont il se faisait lui-même le scribe final »29.

Deux historiens allemands, Andreas Görke et Gregor Schoeler, ont néanmoins plaidé en faveur de l’authenticité des lettres attribuées à ʿUrwa. Le principal argument qu’ils mettent en avant est le fait que ces lettres « ne contiennent presque pas de miracles et très peu d’embellissements »30. Autrement dit, on aurait affaire à des récits « bruts » et factuels sur la vie du Prophète, dépouillés des éléments légendaires qui sont venus se rajouter au fil du temps. Mais cet argument n’est pas entièrement convaincant. Comme le souligne Joshua Little, l’absence de récits miraculeux n’est pas forcément synonyme d’ancienneté31 – après tout, les conteurs populaires, très actifs durant la période la plus ancienne de l’histoire, étaient les premiers à embellir les histoires qu’ils racontaient de légendes en tous genres. Il est donc tout aussi probable, en fin de compte, que les récits figurant dans ces lettres soient en réalité beaucoup plus tardifs et qu’ils aient été faussement rattachés à la figure de ʿUrwa, qui avait très tôt acquis « un statut légendaire en tant que première autorité sur la biographie de Muhammad »32. Quant au contenu de ces prétendues lettres, il porte sur quelques événements-clés de la vie de Muhammad : les débuts de la révélation, l’émigration à Médine, la bataille de Badr, l’accusation d’adultère portée contre Aïcha, la conquête de La Mecque, etc. Il ne s’agit donc même pas d’une biographie à proprement parler, mais plutôt d’une suite de récits assez brefs dont le tout n’excède pas quelques pages33. En supposant que les lettres soient authentiques (ce qui est déjà douteux), elles ne nous fournissent qu’un nombre limité d’informations sur la vie du Prophète. De plus, rien ne garantit que ces informations, aussi anciennes soient-elles, contiennent un semblant de vérité.

3. Muhammad ibn Shihab al-Zuhri (671 – 742). Ce savant originaire de Médine est considéré par certains comme le « premier historien » de l’islam. Il s’était mis au service (apparemment très lucratif) du calife omeyyade ʿAbd-al-Malik et de ses successeurs, et joua un rôle important dans la constitution des premières écritures islamiques. Malgré sa piété et son érudition, sa réputation sera entachée par son tempérament « sanguin » (on raconte qu’il aurait fouetté à mort l’un de ses employés34) et surtout à cause de sa proximité avec le pouvoir. On le soupçonne, non sans raison, d’avoir collecté et inventé de toute pièce des hâdiths « pour servir les objectifs politiques des Omeyyades »35. Nous reviendrons plus longuement sur le cas de ce curieux personnage dans un article consacré aux hâdiths.

4. Muhammad Ibn Ishâq (704 – 767). On lui doit la plus ancienne biographie du Prophète, qui est aussi la plus connue36. Son grand-père, d’origine juive, avait été capturé dans une synagogue sous le règne d’Abu Bakr37. Ramené à Médine, il avait obtenu sa libération en échange de sa conversion à l’islam. Ibn Ishâq fait donc ses premiers pas dans la ville du Prophète, où il rencontrera al-Zuhri et deviendra son élève. Il se spécialisa d’abord dans la généalogie, avant de collecter des traditions prophétiques. Sean Anthony souligne cependant que « la plupart des savants de Médine de la propre génération d’Ibn Ishâq rejetaient totalement son autorité, refusaient de transmettre ses travaux et s’en prenaient vigoureusement à sa réputation »38. En effet, et malgré l’importance de son œuvre, Ibn Ishâq est un personnage controversé. On l’accusait d’être un dépravé sexuel qui séduisait les jeunes femmes de Médine, au point que le gouverneur de la ville, averti par les époux mécontents, l’aurait attaché à une planche de bois avant de lui tondre la tête et de le fouetter39. Une autre anecdote raconte qu’on l’aurait un jour aperçu se promenant dans un vêtement si fin et usé que ses testicules pendaient à l’air40. On lui reprocha également d’avoir certaines tendances chiites et de « transmettre à partir des juifs et des chrétiens »41. Mais l’accusation la plus sérieuse lancée contre lui, qui est la seule dont on soit totalement sûr, est qu’il adhérait au qadarisme, un courant du début de l’islam qui niait la prédestination des hommes et croyait au libre-arbitre42. On sait de source sûre qu’il avait été arrêté et flagellé à Médine pour de telles opinions43. Parmi ses nombreux adversaires, le plus coriace était sans aucun doute l’éminent juriste Mâlik ibn Anas (m. 795), lui aussi étudiant d’al-Zuhri, qui le traita d’imposteur et de Dajjal44 (l’équivalent de l’Antichrist chez les musulmans).

Devant cette hostilité, Ibn Ishâq quitte Médine pour trouver refuge à Bagdad. C’est là, dans le nouveau siège du pouvoir, qu’il composera sa célèbre Sîra à la demande du calife al-Mansur (m. 775). Selon al-Khatib al-Baghdadi (m. 1071), ce dernier aurait en effet demandé au savant « de composer, à l’intention du prince héritier et futur calife al-Mahdi, un grand livre ainsi qu’un abrégé de l’histoire, depuis la création d’Adam jusqu’à aujourd’hui »45. Tout comme les lettres attribuées à ʿUrwa, c’est donc encore une fois sous le patronage et la surveillance du pouvoir politique que la biographie du Prophète a été réalisée. Cette biographie était divisée à l’origine en trois sections : la première était consacrée à l’histoire de la révélation avant l’islam, qui s’étendait d’Adam jusqu’à Jésus, la seconde était dédiée à la période mecquoise de la vie du Prophète, et la troisième à la période médinoise46. Toutefois, il n’est pas certain qu’Ibn Ishâq ait écrit un livre à proprement parler. Il semble que sa biographie consistait au moins en partie en des leçons récitée devant ses élèves47. En tout cas, nous ne possédons aucun écrit original, mais seulement des copies transmises par certains élèves. Ces copies ont de nombreux inconvénients : elles sont à la fois plus tardives que l’original, incomplètes, et présentent des différences assez notables les unes par rapport aux autres48.

5. Ibn Hichâm (? – 833) La copie la mieux préservée est celle de l’historien irakien Ibn Hichâm. Sa recension, connue sous le nom de Sîra Muhammad Rasûl Allah, est devenue la biographie quasi officielle du monde sunnite, et en tout cas la plus répandue. Pour être précis, il ne s’agit pas véritablement d’une « copie » de l’original mais d’une version abrégée (ou plutôt censurée) dans laquelle ont été mis à l’écart les récits qui ne concernaient pas Muhammad ainsi que d’autres que l’on jugeait embarrassants. Cette censure est totalement assumée par Ibn Hichâm, qui écrira dans son introduction avoir composé la Sira « en laissant de côté une partie de ce qu’Ibn Ishâq a mentionné dans ce livre », à savoir notamment « des choses dont il est désagréable de parler, ou qui peuvent être pénibles pour certaines personnes »49. Dans un article bien documenté, Michael Lecker a mis en évidence plusieurs cas de « censure éditoriale »50. Le célèbre épisode des « versets sataniques », qui figurait dans la version originale, n’apparait plus dans la version remaniée par Ibn Hichâm. La mention du polythéisme du Prophète avant la révélation passe lui aussi à la trappe. Un récit dans lequel le jeune Muhammad avait l’intention de forniquer avant d’en être empêché par Allâh disparait également, etc. À travers l’analyse comparée des différentes versions de la Sîra, on voit donc comment se met en place un travail de tri et de sélection, les récits devenus embarrassants pour l’orthodoxie islamique étant purement et simplement éliminés. Soulignons pour terminer que la Sîra d’Ibn Hicham est généralement bien acceptée par les historiens musulmans51.

6. Al-Waqidi (747 – 822). Né à Médine, il se passionne très tôt pour les récits des expéditions du Prophète et recueille de nombreuses informations sur le sujet. Après avoir exercé un temps le métier de marchand de blé, il débarque en Irak où il fait la rencontre du calife Harûn al-Rashîd (m. 809) qui fera décoller sa carrière d’auteur. Al-Waqidi est surtout connu pour son Kitab al-Maghazi, qui couvre uniquement la période médinoise de la vie de Muhammad. La réputation d’al-Waqidi n’est pas plus enviable que celle d’Ibn Ishâq. Il est vrai qu’il avait des tendances chiites52, ce qui constitue une charge suffisante aux yeux de certains auteurs pour le discréditer. Cela n’empêchera pas le savant al-Tabari de faire un usage abondant de ses écrits.

7. Muhammad Ibn Sa’d (784 – 845). À Bagdad, il fut le disciple et secrétaire d’al-Waqidi. On lui doit un ouvrage important intitulé « Les Grandes Classifications » (al-Tabaqât al-kubrâ), en plusieurs volumes. Il s’agit d’une sorte « d’encyclopédie biographique » concernant le Prophète et ses Compagnons, ainsi que leurs successeurs et les premiers transmetteurs de hâdiths53.

8. Al-Tabari (839 – 923). Originaire du Tabaristan (aujourd’hui en Iran), il est l’un des savants les plus éminents du monde musulman. Connu pour sa monumentale exégèse du Coran, il s’intéressa également au droit, à l’histoire, à la grammaire ainsi qu’aux mathématiques et à la médecine. Il a laissé derrière lui une œuvre intitulée Tarikh al-Rusul wa ‘l-Muluk, une sorte d’histoire du monde qui débute avec les patriarches et les Prophètes, et se clôt en 915. Al-Tabari a composé son œuvre en réutilisant des légendes juives et chrétiennes, des éléments issus de la mythologie iranienne et du folklore arabe, sans oublier les écrits de ses prédécesseurs54, au premier rang desquels figurent Ibn Ishâq et al-Waqidi. Malgré ses sources « douteuses », son Histoire est tenue en estime par les savants musulmans55. Mais pouvaient-ils vraiment remettre en cause l’autorité du grand maitre persan ?

Références

1↑ Voir récemment Bart Ehrman, Did Jesus exist?: The Historical Argument for Jesus of Nazareth, HarperOne, 2013.

2↑ Patricia Crone, « What do we actually know about Mohammed? », Open Democracy, 2008.

3↑ Il s’agit d’une chronique d’un auteur chrétien (probablement un moine) rédigée en syriaque. Nous reviendrons sur les témoignages non musulmans sur Muhammad dans une future publication.

4↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002, p. 18.

5↑ Claude Gilliot, « Nochmals : Hieß der Prophet Muḥ ammad ? », in Markus Gross & Karl-Heinz Ohlig (eds.), Die Entstehung einer Welt Religion II : Von der koranischen Bewegung zum Frühislam, Schiler & Mücke, 2011, pp. 53-95. La question du nom de Muhammad sera traitée en détail dans un article dédié.

6↑ Maxime Rodinson, Mahomet, Points, 1962, p. 12.

7↑ Mohammad Ali Amir-Moezzi, Ali, le secret bien gardé. Figures du premier Maître en spiritualité shi’ite, CNRS éditions, 2020, p. 187.

8↑ Patricia Crone, Slaves on Horses. The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge University Press, 1980, p. 3.

9↑ Michael M. C. Macdonald, « Ancient Arabia and the Written World », in Michael M. C. Macdonald (ed.), The Development of Arabic as a Written Language, Oxford : Archaeopress, pp. 5-28.

10↑ Michael Cook, « The Opponents of the Writing of Tradition in Early Islam », Arabica, vol. 44 (4), pp. 437-530.

11↑ Tor Andrae, Die person Muhammed in Lehre und Glauben Seiner Gemeinde, Kungl. Boktryckeriet. P.A. Norstedt & Söneb, 1917, pp. 26-28.

12↑ Voir par exemple Ignaz Goldziher, Études sur la tradition islamique : Extraites du Tome II des Muhammedischen Studien, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1952. Nous y reviendrons plus en détail dans plusieurs articles consacrés aux hâdiths.

13↑ Maxime Rodinson, « A Critical Survey of Modern Studies on Muhammad », in Merlin L. Swartz (ed.), Studies on Islam, Oxford University Press, 1981, p. 24.

14↑ Ibid, p. 61, n° 6.

15↑ Jonathan A. C. Brown, Misquoting Muhammad : The Challenge and Choices of Interpreting the Prophet’s Legacy, Oneworld Publications, 2015, p. 232.

16↑ Harald Motzki, The Biography of Muhammad: The Issue of the Sources, Brill, 2000, introduction, xiv.

17↑ Cette approche a été défendue notamment par l’historien écossais William Montgomery Watt, auteur d’une biographie du Prophète en deux volumes. En France, la biographie de Maxime Rodinson s’inscrit dans le même courant.

18↑ Jacqueline Chabbi, « Histoire et tradition sacrée. La biographie impossible de Mahomet », Arabica, vol. 43 (1), 1996, pp. 189-206.

19↑ Soulignons que ces versets sont considérés avoir probablement été ajoutés après la mort du Prophète. Voir Stephen Shoemaker, The Death of a Prophet: The End of Muhammad’s Life and the Beginnings of Islam, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 156, 179-86 ; David S. Powers, Muhammad Is Not the Father of Any of Your Men, University of Pennsylvania Press, 2009.

20↑ Guillaume Dye, « Le corpus coranique : contexte et composition », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, Paris, Le Cerf, 2019, vol. 1, p. 752.

21↑ Nous mettons de côté le cas d’Abu Lahab (littéralement « père de flamme ») mentionné dans la sourate 111. Les sources musulmanes l’identifient traditionnellement à l’un des oncles paternels du Prophète, mais cette interprétation ne va pas de soi. Cf. Paul Neuenkirchen, « Commentaire de la sourate 111 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), op. cit., vol. 2b, pp. 2295-2307.

22↑ Francis E. Peters, « The Quest of the Historical Muhammad », International Journal of Middle East Studies, vol. 23, 1991, p. 300.

23↑ Michael Cook, Muhammad, Oxford University Press, 1983, p. 83.

24↑ Les lecteurs peuvent en attendant se référer vers quelques indications bibliographiques : John Wansbrough, Quranic Studies. Sources and Methods of Scriptural Interpretation, Prometheus, 1977 ; Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran : questions d’hier, approche d’aujourd’hui, Téraèdre, 2006 ; Karl-Friedrich Pohlmann, Die Entstehung des Korans: Neue Erkenntnisse aus Sicht der historisch-kritischen Bibelwissenschaft, WBG, 2012 ; Stephen Shoemaker, Creating the Qur’an: A Historical-Critical Study, University of California Press, 2022.

25↑ Alfred-Louis de Prémare, « Wahb b. Munabbih, une figure singulière du premier islam », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 60 (3), 2005, pp. 531-49.

26↑ ʻAbd al-ʻAzīz Dūrī, The Rise of Historical Writing Among the Arabs, Princeton University Press, 1983, p. 30.

27↑ Raif G. Khoury, Wahb b. Munabbih: der Heidelberger Papyrus PSR Heid Arab. 23, Wiesbaden 1972, p. 272.

28↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations, op. cit., p. 14.

29↑ Ibid, p. 16.

30↑ Voir Sean Anthony, Muhammad and the Empire of the Faith: The Making of the Prophet of Islam, University of California Press, 2020, p. 103.

31↑ Joshua Little, The Hadith of ʿĀʾišah’s Marital Age: A Study in the Evolution of Early Islamic Historical Memory, pp. 312-3.

32↑ Stephen Shoemaker, « In Search of ʿUrwa’s Sīra: Some Methodological Issues in the Quest for “Authenticity” in the Life of Muḥammad », Der Islam, vol. 85, 2011, p. 262.

33↑ Sean Anthony, op. cit., pp. 122-28.

34↑ Ibn Sayyid al-Nas, al-Nafh al-shadhi fi sharh Jdmi’ al-Tirmidhi, Riyadh, 1988, p. 544.

35↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations, op. cit., p. 321.

36↑ Les lecteurs intéressés pourront se tourner vers la traduction anglaise d’Alfred Guillaume, The Life of Muhammad (Oxford University Press), facilement accessible sur le web. En français, il existe maintenant la traduction de ‘Abd Ar-Raḥmân Badawī, La Vie de l’envoyé d’Allah parue en deux tomes (al-Bouraq), ainsi qu’une version abrégée traduite par Wahib Attalah, La Vie du Prophète Mahomet. Epitomé ou abrégé (Fayard).

37↑ Michael Lecker, « Muhammad b. Ishāq ṣāḥib al-maghāzī: Was His Grandfather Jewish? », in Andrew Rippin & Roberto Tottli (eds.), Books and Written Culture of the Islamic World. Studies Presented to Claude Gilliot on the Occasion of His 75th Birthday, Brill, 2015, pp. 26-38.

38↑ Sean Anthony, op. cit., pp. 152-53.

39↑ Ibid, p. 153.

40↑ Ibid.

41↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations, op. cit., p. 17.

42↑ Claude Gilliot, « Ibn Ishaq », in Joseph W. Meri (ed.), Medieval Islamic Civilization. An Encyclopedia, Routledge, 2006, vol. 1, p. 357.

43↑ Sean Anthony, op. cit., pp. 154-55.

44↑ La rivalité entre les deux hommes est née du fait qu’Ibn Ishâq avait prétendu que Malik n’était pas d’ascendance arabe, contrairement à ce qu’il racontait. Il semble que l’auteur de la Sira avait raison. Cf. Sean Anthony, op. cit., p. 154.

45↑ Cité par Gregor Schoeler, Écrire et transmettre dans les débuts de l’islam, PUF, 2002, p. 65.

46↑ Claude Gilliot, art. cit., p. 357.

47↑ Ibid, pp. 357-58.

48↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations, op. cit., p. 16.

49↑ Ibid, p. 3.

50↑ Michael Lecker, « Notes about censorship and self-censorship in the biography of the Prophet Muḥammad », al-Qatara, vol. 35, 2014, p. 236.

51↑ ʻAbd al-ʻAzīz Dūrī, op. cit., p. 36.

52↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations, op. cit., p. 388.

53↑ Ibid, p. 367.

54↑ Bo’az Shodhan, Poetics of Islamic Historiography: Deconstructing Tabari’s History, Leiden: Brill, 2004, xxix.

55↑ Ibid, xxvi.