Les batailles du Prophète
Contexte
Selon la tradition islamique, Muhammad n’est pas seulement un prophète venu apporter la dernière « révélation ». Il est aussi un chef de guerre et un conquérant. Les récits de ses batailles, de ses raids et de ses razzias se comptent en effet par dizaines, et les théologiens musulmans vantent autant ses vertus prophétiques que son aptitude au combat. La dimension guerrière du Prophète est même exemplifiée dans la littérature musulmane, qui décrit avec minutie ses opérations militaires, ses tactiques de guerre, ses armes, etc. Cet article d’introduction a pour objectif de donner une perspective globale sur les batailles du Prophète et de répondre aux principales questions qui se posent : pour quelle(s) raison(s) Muhammad a-t-il entrepris autant d’opérations ? S’agit-il d’événements historiques ?
Un prophète armé
Les récits des batailles prophétiques
Selon les sources islamiques, la carrière prophétique de Muhammad s’est déroulée en deux temps : (1) la période mecquoise (610 – 622) au cours de laquelle lui et ses premiers compagnons forment une communauté marginalisée et vulnérable, qui fait l’objet d’humiliations en tous genres de la part des Quraychites ; (2) la période médinoise (622-632), qui voit la jeune communauté se renforcer au gré des alliances et des ralliements. Le Prophète devient alors un chef de guerre et entreprend un certain nombre d’opérations militaires pour étendre son pouvoir politique et amasser des ressources matérielles.
Les récits de ces opérations militaires sont rapportés dans des ouvrages spécialisés qu’on appelle les
maghâzî. Le premier ouvrage du genre, en tout cas le premier qui nous soit parvenu, est celui de l’historien al-Waqidi (m. 823), composé à la demande du calife1. Les traditions sur les batailles du Prophète sont cependant plus anciennes, et devaient exister au moins sous une forme orale dès la fin du 7e siècle2. En dehors des maghâzî, les récits des batailles occupent une bonne place également dans les nombreuses biographies du Prophète, ainsi que dans les recueils de hadîths. Al Bukhari (m. 870) y consacre l’un des chapitres les plus denses de son célèbre Sahih, de même que le traditionniste Muslim ibn al-Hajjâj (m. 875).
La question se pose, comme à chaque fois lorsque l’on traite des sources islamiques, de l’historicité des récits qu’elles rapportent. A-t-on affaire à des événements historiques ou bien à des fictions littéraires ? Pour répondre à la question, il conviendrait d’examiner au cas par cas les batailles mentionnées dans les sources et de déterminer pour chacune d’entre elles leur degré d’historicité. Ce que l’on peut dire toutefois, c’est qu’il n’y a aucun doute quant au fait que Muhammad a mené des opérations militaires visant à consolider son pouvoir politique et/ou augmenter ses ressources économiques. Certaines de ses incursions en Palestine sont même rapportées dans les sources non islamiques3. Par ailleurs, on possède un témoignage écrit vers 6704, qui semble confirmer les activités militaires de Muhammad. Dans ce texte, intitulé Doctrina Jacobi, un marchand juif reçoit une lettre de son frère Abraham, qui l’informe avoir fait la rencontre d’un vieil homme chrétien à Sykamina, une ancienne cité côtière de Palestine. Abraham interroge ce dernier à propos « d’un prophète apparu avec les Sarrasins ». Le vieillard lui répond immédiatement : « C’est un faux prophète ! Les prophètes ne viennent pas avec épée et char de guerre »5. Qu’un texte aussi ancien témoigne des activités militaires de Muhammad est un indice très fort en faveur de leur historicité.
En revanche, les sources islamiques ont très probablement transformé, voire inventé les récits de ces opérations militaires. L’image d’un prophète-guerrier commence à émerger dans les sources vers la fin du 7e siècle6, dans un contexte d’expansion territoriale de l’empire arabe, qui avait tout à gagner à présenter Muhammad comme un chef de guerre afin de légitimer ses propres conquêtes, et d’encourager les Croyants à s’inscrire dans les pas du « modèle » prophétique. La dimension guerrière de Muhammad s’est ensuite amplifiée tout au long des 8e et 9e siècles. Certains faits d’armes, qu’on ne connaissait pas jusqu’alors, font subitement leur apparition. De manière paradoxale, plus on s’éloigne de l’époque du Prophète, plus les récits sur ses batailles gagnent en détails et en précision, ce qui doit naturellement alerter sur leur fiabilité7. Pour donner un ordre d’idée, la collection de hadîths attribuée à ‘Abd al-Razzaq, écrite au 8e siècle, contient 91 narrations sur les guerres de Muhammad. Un siècle plus tard, al-Bukhari en mentionne 402 dans son recueil8. Dans le laps de temps, de nombreuses narrations avaient été inventées, soit pour combler les silences à l’intérieur de récits existants, soit pour répondre à des besoins d’ordre politique, juridique ou exégétique. C’est donc avec la plus grande prudence qu’il convient de lire et d’analyser les récits sur les batailles du Prophète, en gardant à l’esprit, comme le souligne Ayman Ibrahim, que « les sources arabes visent à représenter ce que leurs auteurs pensaient, ou voulaient transmettre, plutôt qu’à rapporter ce qui s’est réellement passé au début de la période islamique »9.
La légende noire du Prophète
Quelle que soit l’historicité des informations transmises, il reste indéniable que les sources islamiques représentent Muhammad comme un guerrier. Certes, le cumul des fonctions de prophète et de chef militaire n’est pas une nouveauté. Après tout, Moïse est décrit parfois comme un commandant de guerre dans la Bible10. Cependant, la fréquence des guerres menées par Muhammad, et la place qu’elles occupent à l’intérieur de sa communauté, ne trouvent à notre connaissance aucun équivalent dans le monde religieux de l’Antiquité. À tel point que très tôt se développe une légende noire qui dépeint le prophète de l’islam comme un homme barbare et violent. Au 9e siècle, le théologien Nicétas de Byzance s’adresse ainsi directement à Muhammad : « Moïse, outre qu’il était un législateur, est aussi un prophète, et de sa prophétie nous voyons les effets quotidiens ; mais de toi, qu’admirons-nous ? les débauches ? les massacres ? les incendies ? les pillages ? […] »11. Plus tard, c’est au tour de Voltaire de reprendre la légende noire de Muhammad, dont il dénonce l’intolérance supposée : « qu’il mette son pays à feu et à sang pour faire respecter ce livre ; qu’il coupe les gorges des pères et ravisse les filles ; qu’il donne au vaincu le choix entre sa religion et la mort ; voilà ce qu’à coup sûr aucun homme ne peut excuser »12.
Cette image du Prophète, auquel on accole toutes sortes de qualificatifs péjoratifs (« barbare », « sanguinaire », « guerrier », etc.) est encore répandue de nos jours, surtout chez les critiques de l’islam. L’accusation est en partie biaisée car elle ne prend pas en compte le contexte de l’époque – à ce titre, la plupart des philosophes de l’Antiquité seraient eux aussi des « barbares » compte tenu de leur position sur l’esclavage. Il est vrai toutefois qu’un prophète n’est pas un philosophe, et que Muhammad est considéré par les musulmans comme un « excellent modèle », supposé prévaloir en tous lieux et à toutes les époques.
De plus, l’image d’un prophète violent est tirée des sources que nous ont transmis les historiographes musulmans eux-mêmes. Ce n’est donc pas quelque chose de tout à fait étranger à la réalité telle qu’elle apparait dans les sources, même si l’interprétation qu’on en fait peut bien sûr être différente. Ce qui est considéré chez les uns comme un crime odieux peut être vu par les autres comme un acte de légitime défense, une démonstration de force, ou encore un ordre d’Allâh. Cependant, certains faits sont têtus et ne se prêtent pas au jeu des interprétations. Que dire, par exemple, au sujet de la décapitation, décidée par le Prophète, de plusieurs centaines de juifs de Médine (voir ci-dessous), que le penseur tunisien Hichem Djaït (m. 2021) qualifiera même de « boucherie »13 ?
Les expéditions du prophète
Les historiographes musulmans ont classifié les batailles en deux catégories. D’une part, celles que le Prophète a dirigées en personne : il s’agit soit d’un raid (en arabe ghazwa, qui a donné le français « razzia »), soit d’une campagne militaire (maghzâ, pl. maghâzî). D’autre part, les opérations auxquelles Muhammad n’a pas participé, mais qu’il a commanditées en nommant à sa tête un responsable. Il s’agit généralement d’opérations de moindre envergure comme une incursion (sariyya), une opération commando (baʿtha), ou encore une mission d’espionnage (liwâ).
Concernant le nombre de batailles menées par le Prophète, les sources islamiques sont comme très souvent remplies de contradictions, et ne parviennent à aucun accord. Ibn Hicham (m. 833) compte vingt-sept opérations de ce type dans sa Sira Rasul Allah, alors qu’Al-Asbahani (m. 979) en mentionne seulement vingt-et-une. Al-Bayhaqî (m. 1066) en dénombre dix-neuf, ce qui rejoint l’opinion d’al-Dhahabi dans son
Tarikh al islam, mais ce dernier évoque à peine quelques pages plus loin le nombre de vingt-trois expéditions ! La chronologie des opérations militaires du Prophète fait elle aussi l’objet de nombreuses contradictions.
Un historien américain, John M. B. Jones, a eu accès à un manuscrit original du British Museum qui contient une édition complète du Livre des expéditions d’al Waqidi. Il a pu dresser une liste chronologique de ces raids, expéditions, opérations punitives et assassinats. Malheureusement, elle ne correspond pas exactement aux données des autres sources. Il s’agit néanmoins de la meilleure vision d’ensemble que l’on puisse avoir de ces activités, telles qu’elles ressortent en tout cas des écrits d’al Waqidi. Au total, Muhammad aurait mené ou commandité quatre-vingt-cinq opérations militaires sur une période de 10 ans, soit quasiment une opération par mois. Nous reproduisons ci-dessous la liste dressée par Jones14.
Liste chronologique des opérations militaires de Muhammad
1. Raid de Hamza sur la côte
2. Rabigh
3. Al-Kharrar
4. Al-Abwa
5. Buwat
6. Badr al Ula
7. Al Ushayra
8. Nakhla
9. Badr
10. Assassinat d’Asma bint Marwan
11. Assassinat d’Abû Afak
12. Expulsion des Banû Qaynuqa
13. Al-Sawiq
14. Qaraqat al-Kudr
15. Assassinat de Ka’b al-Ashraf
16. Dhu Amarr
17. Buhran
18. Al-Qarada
19. Uhud
20. Hamra al-Asad
21. Qatan
22. Bir Mauna
23. Al-Raji
24. Expulsion des Banû Nadir
25. Badr al-Mawid
26. Assassinat d’Abu Rafi
27. Dhat al Riqa
28. Dumat al-Jandal
29. Al-Muraysi I
30. Al-Muraysi II
31. Al-Khandak
32. Extermination des Banû Qurayza
33. Assassinat de Sofyan ibn Khalid
34. Al-Qurta
35. Banu Lihyan I
36. Banu Lihyan II
37. Al-Ghaba
38. Al-Ghamr
39. Dhul Qassa I
40. Dhul Qassa II
41. Banû Sulaym
42. Al-Is
43. Al-Taraf
44. Hisma
45. Wadil Qura
46. Dumat al-Jandal
47. Fadak
48. Assassinat d’Umm Qirfa
49. Assassinat d’Usayr ibn Razim
50. Banû Urayna
51. Al-Hudaybiyya
52. Khaybar
53. Turba
54. Najd
55. Fadak
56. Al-Mayfa
57. Al-Jinab
58. Umrat al-Qadiya
59. Banpu Sulaym
60. Al-Kadid
61. Dhat Atlah
62. Al-Sij
63. Muta
64. Dhat ak-Salasil
65. Al-Khabat I
66. Al-Khabat II
67. Al-Kadhira
68. Idam
69. Conquête de La Mecque
70. Banû Jadhima
71. Hunayn
72. Al-Ta’if
73. Al-Jirana
74. Banpu Tamim
75. Khatam
76. Al-Qurta
77. Raid contre les Abyssins
78. Destruction du sanctuaire d’al-Fals
79. Tabuk
80. Dumat al-Jandal II
81. Hijjat Abu Nakr
82. Najran
83. Ali au Yémen
84. Hijjat al-Wada
85. Usama ibn Zayd en Syrie
Des batailles avant tout défensives ?
Quelles sont les raisons qui ont poussé Muhammad à entreprendre autant d’opérations militaires en si peu de temps ? L’explication qui ressort le plus souvent chez les auteurs musulmans contemporains est que les opérations diligentées par le Prophète étaient de nature défensive, ou qu’elles visaient à déjouer de possibles attaques venant des troupes adverses. C’est ce que soutient par exemple le prédicateur Tariq Ramadan, qui écrit dans sa biographie du Prophète que « dorénavant, il convenait non plus de résister passivement, mais de se défendre face aux agressions de l’ennemi », avant de mettre en avant « la nécessaire résistance par les armes, la légitime défense, face à l’oppresseur »15.
On m’a ordonné de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : « il n’y a de dieu qu’Allah et Muhammad est le Messager d’Allah », et qu’ils accomplissent la prière et payent l’aumône. S’ils font cela, alors ils sauveront leurs vies et leurs biens de moi »17.
Ce hadîth met à mal l’hypothèse selon laquelle les guerres entreprises par Muhammad étaient de nature défensive. Ce point de vue se trouve en fait contredit par les sources musulmanes elles-mêmes. Comme le souligne Ibrahim, qui a procédé à l’analyse de ces sources, « il parait évident que la plupart des expéditions n’étaient pas défensives »18. Ibrahim note au total quatre objectifs derrière les guerres menées par Muhammad : (1) étendre la domination politique des musulmans en terrorisant les ennemis mecquois ; (2) enrichir la communauté musulmane grâce aux ressources dérobées à leurs ennemis lors des raids militaires ; (3) entrainer et préparer les musulmans à des incursions plus importantes dans le but d’étendre leur domination sur l’Arabie ; (4) affaiblir politiquement et économiquement les Quraychites19. Bref, les motivations ne relevaient ni de la légitime défense, ni même de la volonté de convertir les incroyants à la foi musulmane. Les motivations de Muhammad étaient avant toute autre chose politiques et matérielles. On en a l’illustration dans la fameuse bataille de Badr, qui se serait produite peu de temps après l’émigration à Médine. Muhammad ayant été informé du passage d’une caravane appartenant à ses adversaires de La Mecque, il décida d’organiser contre elle une razzia. Lorsqu’Abû Sufyân, qui dirigeait la caravane, apprit la nouvelle, il changea de trajectoire et fit tout ce qui était possible pour éviter l’affrontement20.
Ibn Hichâm raconte que les hommes du Prophète s’étaient d’abord montrés réticents à l’idée de s’engager dans la bataille car ils « pensaient qu’un apôtre d’Allâh ne créerait pas de guerre »21. Pour encourager ses troupes, Muhammad leur promet alors une partie du butin, ce qui aura son effet22. Le caractère offensif de la bataille, qui semble avoir surpris jusqu’aux hommes de Muhammad, apparait donc très clairement dans cet exemple.
L’art de la guerre
C’est bien connu, la guerre est avant tout une affaire de stratégie. Le Prophète l’avait bien compris, qui déclara d’après un hadîth consigné par al-Bukhari : « la guerre, c’est la ruse »23. De fait, les sources musulmanes rapportent que Muhammad avait recours à toutes sortes de stratagèmes pour prendre le dessus sur l’ennemi, telles que les attaques surprises. La tribu des Banû Moustaliq en fera les frais d’après cet autre hadîth : « le Prophète a attaqué les Banû Moustaliq, tandis qu’ils étaient insouciants et abreuvaient leur bétail avec de l’eau. Leurs combattants ont été tués, et leurs femmes et leurs enfants pris comme captifs »24. Toujours pour surprendre l’adversaire, Muhammad privilégiait les attaques de nuit, et assumait de devoir tuer à cette occasion des femmes et des enfants innocents25.
Une autre stratégie qu’affectionnait le Prophète consistait à terroriser ses ennemis. Il en avait même fait l’un des signes distinctifs de son apostolat si l’on en croit un hadîth sauvegardé par al-Bukhari :
J’ai été distingué d’entre les Prophètes par six faveurs : J’ai eu le don de la parole exhaustive quoique brève. Je triomphe par la terreur. Le butin m’a été rendu licite. Toute la terre m’a été offerte comme moyen de purification et un lieu de prière. J’ai été envoyé à l’humanité entière. Enfin, je suis le dernier des Prophètes 26.
Une autre tradition préserve les paroles suivantes attribuées à Muhammad : « j’ai été envoyé pour frapper les cous et enchaîner solidement les prisonniers »27. En outre, les sources islamiques rapportent de nombreux récits où le Prophète et ses hommes cherchent délibérément à provoquer la terreur chez leurs adversaires. Le juriste Abû Ya‘lâ a rapporté dans son Musnad la tradition dans laquelle Muhammad adresse la menace suivante aux membres du sa tribu : « Ô peuple de Qoraych ! Par celui qui détient mon âme entre ses mains ! Je ne suis venu à vous qu’avec l’égorgement ! Et il a fait le signe de la main sous la gorge »28. S’ajoutent à cela des assassinats commandités contre des hommes et des femmes qui se moquaient de lui ou du Coran. On citera à titre d’exemples les poètes décapités, ou encore le terrible supplice d’Umm Qirfa, qui a fini écartelée pour avoir critiqué Muhammad29. La scène de terreur la plus emblématique reste cependant le sort infligé aux Banû Qurayza. Muhammad avait ordonné de décapiter tous les mâles pubères de cette tribu juive de Médine avant de jeter leurs cadavres dans une fosse et de réduire en esclavage les femmes et les garçons non pubères. On parle au total de 600 à 900 hommes exécutés, et d’environ un millier d’esclaves30. Cet événement s’inscrit de toute évidence dans la stratégie de terreur qui avait été mise en place par Muhammad d’après les sources islamiques.
Les armes du Prophète
Comme tous les bons soldats, Muhammad avait ses armes fétiches, dont les ouvrages postérieurs nous livrent tous les détails. Les auteurs musulmans ont en effet dressé de nombreuses listes d’armes qui auraient appartenu au Prophète, et certains ont même consacré des chapitres entiers à la question. Dans sa biographie prophétique, Al-Dhahabi (m. 1348) dédie une section intitulée « les armes du Prophète Muhammad, son armure, et autres équipements de guerre ». L’encyclopédie d’Ibn Sa’d (m. 845) contient également plusieurs entrées consacrées à son armure, ses lances, ses boucliers, etc.
Les arcs
Les sources musulmanes indiquent que Muhammad possédait toute une collection d’arcs. Cette arme, utilisée pour le combat à distance, était déjà connue des Arabes de l’Antiquité, comme le montrent les inscriptions de l’époque31.
Ibn Sa’d rapporte dans ses Tabaqat que le Prophète possédait trois arcs, pris comme butin aux Banû Qaynuqa :
L’apôtre d’Allah a pris parmi les armes des Banû Qaynuqa trois lances et trois arcs. Le nom d’un des arcs est al Rawha, l’autre, en bois de shawat, était al Bayda, l’arc jaune s’appelait al Safra, parce qu’il était en bois de nada32.
Dans les hadîths, l’arc est cité de façon régulière et fait l’objet de tous les éloges de la part de Muhammad, qui en attribue l’usage à Ismaël, l’ancêtre mythique des Arabes : « Ô descendance d’Ismaël ! Entraînez-vous à l’arc, parce que votre père était un grand archer »33. An-Nasa’i a en outre répertorié dans ses Sunan la tradition suivante : « Celui qui tire une flèche pour la cause d’Allah et atteint sa cible, cela l’élèvera d’un niveau au paradis »34. Et selon une autre tradition consignée par Muslim, Muhammad s’adressa à ses hommes en ces termes : « préparez-vous à les rencontrer avec toute la force que vous avez. Faites attention : la force est dans les arcs et les flèches. Faites attention : la force est dans les arcs et les flèches. Faites attention : la force est dans les arcs et les flèches »35.
Cette insistance sur la « force » et les mérites de l’archerie est aux antipodes de la conception que s’en faisaient les Grecs, qui considéraient cette arme comme « l’instrument des lâches »36.
D’après les sources islamiques, l’arc est l’une des armes les plus en usage chez les soldats de Muhammad, et servait régulièrement à éliminer les adversaires. Al-Tabari rapporte dans son Histoire des prophètes et des rois le récit suivant : Muhammad avait confié à l’un de ses compagnons, Amr bin Umayyah, la mission d’assassiner Abû Sufyan. Sur la route, le mercenaire s’arrêta dans une grotte et raconte une scène digne d’un film d’épouvante :
Je suis entré dans une grotte avec mon arc et mes flèches. Un borgne de grande taille, de la tribu des Banu al Dil Banu Bakr est entré plus tard avec ses moutons. Il demanda : ‘‘Qui est là ?’’ et j’ai répondu : ‘‘Quelqu’un de la tribu des Banu Bakr’’. Il dit : ‘‘Je suis aussi des Banu Bakr, un des Banu al Dil’’. Il s’allongea près de moi, et se mit à chanter :
Je ne serai pas musulman autant que je vivrai,
et je ne croirai pas en la foi des musulmans.
J’ai dit alors : ‘‘C’est ce qu’on va voir !’’ Le bédouin s’endormit et se mit à ronfler. Je suis allé vers lui, et je l’ai tué de la façon la plus atroce comme jamais personne n’a été tué. Je me suis allongé sur lui, j’ai mis le bout de mon arc dans son œil valide et j’ai appuyé si fort qu’il s’enfonça jusqu’à la base du cou. Ensuite, je suis sorti dehors comme une bête sauvage, j’ai repris la route comme un aigle, fuyant pour ma vie37.
Les épées et les sabres
Parmi l’imposante collection d’armes du Prophète, le sabre occupe une place de premier plan. On raconte en effet qu’il en possédait sept ou plus selon les versions38. Le premier était un héritage de son père qu’il légua à son tour à son gendre Ali. Les autres avaient été dérobés par Muhammad à ses adversaires. L’une de ces épées, dérobée à une tribu juive, est surnommée « l’épée des prophètes ». D’après la légende, elle aurait d’abord appartenu à David, qui l’utilisa lors de son combat contre Goliath, et serait ensuite passée entre les mains des prophètes qui lui ont succédé jusqu’à Jésus39. Tout au long de l’histoire islamique, l’épée occupera un rôle important, non seulement dans le combat sacré (jihâd), mais encore dans l’imaginaire collectif. C’est l’arme par excellence du combattant musulman et la porte d’entrée du paradis d’après un célèbre hadîth qui fait dire à Muhammad que « le paradis se trouve à l’ombre des épées »40. On peut découvrir au Musée du Palais de Topkapi, situé à Istanbul, plusieurs épées qui auraient appartenu au Prophète (voir Fig. 1 ci-dessous). L’emploi du conditionnel est ici très important, car en l’absence de véritable étude sur ces prétendues reliques, il est impossible d’établir leur authenticité. De ce que nous en savons, il est cependant à peu près certain qu’il s’agit de faux. Deux historiens ont pu accéder à la collection du Musée, mais sans obtenir l’autorisation de procéder à un examen plus approfondi. Voici ce qu’il en ressort :
Le groupe d’épées et de sabres conservé actuellement dans le Trésor du Prophète au Musée du Palais de Topkapi à Istanbul n’avait de son côté jamais été vraiment étudié de façon critique et approfondie et n’a pu l’être encore cette fois-ci. Les objets étant en effet considérés comme sacrés, il nous a été impossible de les toucher pour les besoins de notre travail. Il n’en résulte pas moins de notre étude, même approximative, que sauf dans le cas d’objets attribués au dernier calife abbasside, aucune des pièces figurant dans ce groupe ne résiste à une analyse typologique et épigraphique poussée et ne peut dater effectivement de la période à laquelle on l’attribue, même s’il s’agit pour certains de pièces très anciennes, parmi les plus anciennes connues à ce jour41.
Conclusion
Les sources islamiques décrivent Muhammad comme un guerrier prolifique, qui aurait entrepris en moyenne tous les quarante jours une nouvelle opération militaire. L’image est probablement grossie – elle servait les ambitions expansionnistes du califat abbasside durant lequel les récits sur les batailles du Prophète ont vu le jour. De plus, un examen des sources islamiques montre que ces récits sont remplis d’incohérences, de légendes en tous genres et de contradictions qui doivent nous amener à considérer leur historicité avec la plus grande prudence. Néanmoins, il parait incontestable que Muhammad a mené des opérations militaires dans le Hedjaz afin de consolider sa domination politico-économique. De plus, les incursions menées par Muhammad en Palestine sont bien attestées dans les sources extérieures. Dans cette section consacrée aux batailles de Muhammad, nous passerons au crible plusieurs de ses grandes opérations militaires (il n’est évidemment pas question de traiter l’ensemble des batailles). On s’intéressera en particulier aux motivations de ces opérations – telle qu’elles ressortent en tous cas des sources – ainsi qu’à la question de leur l’historicité.
Références
1↑ Voir notre article : Le Muhammad historique, « Les sources littéraires islamiques ».
2↑ Adrien de Jarmy, « Dating the Emergence of the Warrior-Prophet in Maghāzī Literature », in Denis Gril et al., The Presence of the Prophet in Early Modern and Contemporary Islam, volume 1, The Prophet Between Doctrine, Literature and Arts: Historical Legacies and Their Unfolding, Brill, 2022, p. 80.
3↑ Robert G. Hoyland, Seeing Islam As Others Saw It: A Survey and Evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian Writings on Early Islam, The Darwin Press, 1997, p. 555.
4↑ Sean W. Anthony, « Muḥammad, the Keys to Paradise, and the Doctrina Iacobi: A Late Antique Puzzle », Der Islam, vol. 91 (2), 2014, p. 263.
5↑ Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Seuil, 2002, p. 148.
6↑ Adrien de Jarmy, art. cit.
7↑ Patricia Crone, Meccan Trade and the Rise of Islam, Gorgia Press, 1987, p. 223.
8↑ Adrien de Jarmy, art. cit., p. 96.
9↑ Ayman S. Ibrahim, The Stated Motivations for the Early Islamic Expansion (622–641). A Critical Revision of Muslim’s Traditional Portrayal of the Arab Raids and Conquests, Peter Lang, 2018, p. 10.
10↑ Par exemple : Nombres 31:3, Exode 17:8. Voir cependant les paroles attribuées à Jésus en Matthieu 26:52 : « celui qui vit par l’épée périra par l’épée ».
11↑ Alain Ducellier, Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge : (VIIe-XVe siècle), Armand Colin, 1996, p. 159.
12↑ Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, cité par Normal Daniel, Islam et Occident, Le Cerf, 1993, p. 367.
13↑ Hichem Djaït, al-Fitna : jadaliyat al-dîn wa as-siyâssah fî al-Islâm al-mubakkir, Beyrouth : Dâr al Talî’a, 1991, p. 28.
14↑ John M. B. Jones, « The chronology of the Maghazi – a textual survey », in Uri Rubin (ed.), The Life of Muhammad, Routledge, 1998, pp. 193-228.
15↑ Tariq Ramadan, Muhammad. Vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006, pp. 149-150.
16↑ Abû ᶜAbdullâh al-Qurtubî, al-Jâmi’ li-ahkâm al-Qur’ân, vol. 2, p. 27.
17↑ Muslim 22.
18↑ Ayman S. Ibrahim, op. cit., p. 99.
19↑ Ibid, pp. 70-71.
20↑ Al-Tabari, Tarikh al-Rusul wa’l muluk, vol. 3, p.1285.
21↑ Ibn Hichâm, al-Sirah al-Nabawiyyah, vol. 2, p. 715.
22↑ Ibid.
23↑ Al-Bukhari 3029 ; Muslim 58. L’adage prophétique a été repris par le terroriste Mohamed Merah lors des attaques de Toulouse et Montauban. Ce dernier a en effet déclaré avant d’être abattu par le Raid : « ce n’est pas l’argent le nerf de la guerre, c’est la ruse ! ». Voir Patricia Tourancheu, « Conversation secrète entre Merah et la DCRI », Libération, le 16/07/2012 : https://www.liberation.fr/societe/2012/07/16/conversation-secrete-entre-merah-et-la-dcri_833718/
24↑ Al-Bukhari 2541.
25↑ Muslim 1745. Voir sur ce point Ibn Hajar, Fath Al-Bari Sharh Sahih Al-Bukhari, vol. 6, p. 147.
26↑ Muslim 523.
27↑ Al-Tabari, Jâmi’ al-Bayân ‘an Ta’wîl ây al-Qor’ân, Dâr al-Ma’ârifqura, vol. 13, p. 429, sourate 8 verset 12.
28↑ Abû Ya‘lâ, Musnad 7285. Al-Haythami a dit : « rapporté par Abou Ya’la et at-Tabarâni, par l’intermédiaire de Mohammed bin ‘Amrou bin ‘Alqama et son hadith est hassan. Le reste des hommes d’at-Tabarâni sont des hommes sûrs », voir Majma’ az-Zâwaid wa-Manba’ al-Fawâid, Maktaba al Qoudsi, 1994, vol. 6, p. 16, n° 9813.
29↑ Nous reparlerons plus en détail de ces récits dans nos futures publications.
30↑ Al-Tabari, Tarikh, op. cit, vol. 3, p. 1493.
31↑ Christian J. Robin & Paul Yule, « Himyarite Knights, Infantrymen and Hunters », Arabia, vol. 3, 2005-2006, p. 265 sqq.
32↑ Ibn Sa’d, Tabaqat al-Kubra, vol. 1, p. 1580.
33↑ Al-Bukhari 3507.
34↑ An-Nasa’i 3143.
35↑ Muslim 1917.
36↑ Pascal Payen, La guerre dans le monde grec, VIIIe-Ier siècles av. J.-C., Armand Colin, 2018, ch. 9.
37↑ Al-Tabari, Tarikh, op. cit., pp. 1440-41. Cette narration fait curieusement penser au mythe du Cyclope dans l’Odyssée d’Homère. Selon le récit bien connu, Ulysse rentre dans la grotte du cyclope Polyphème. Ce dernier étant endormi, Ulysse enfonce un pieu dans l’œil valide du cyclope. Il y a tout lieu de penser que’il s’agit là du modèle du récit narré par al-Tabari.
38↑ Ibid, vol. 1, pp. 1782-83.
39↑ Brannon Wheeler, Mecca and Eden. Ritual, Relics and Territory in Islam, The University of Chicago Press, 2006, p. 39.
40↑ Al-Bukhari 2818.
41↑ Ludvik Kalus, « Couverture fascicule Trésors militaires d’Istanbul. Rencontre entre l’Islam et l’Occident à la fin du Moyen Âge », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1988, pp. 172-73.