Al Kalam

La jeunesse de Marie

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Contexte

Les Évangiles canoniques disent peu de choses au sujet de Marie. De nombreux épisodes de sa vie sont ainsi absents des récits évangéliques. En revanche, le Coran offre plusieurs détails la concernant, en particulier dans les sourates 3 et 19. Ces deux sourates présentent en effet les récits de la conception de Marie, ainsi que son enfance1. Comme nous allons le voir, les récits coraniques sur la vie de Marie s’inspirent très fortement des évangiles apocryphes, en particulier du Protévangile de Jacques.

Le Coran et le Protévangile de Jacques

Le Protévangile de Jacques est un évangile apocryphe centré sur la figure de Marie. Il retrace grosso modo la première partie de sa vie, depuis sa conception jusqu’à la naissance de Jésus. Le texte est attribué à Jacques, le demi-frère de Jésus (issu du premier mariage de Joseph). Cependant, les historiens ont reconnu depuis longtemps qu’il s’agit là d’une « fiction littéraire » destinée à faire croire que son auteur est un témoin oculaire des événements qu’il raconte2. En réalité, le Protévangile de Jacques a été composé au 2e siècle par un auteur originaire de Syrie ou d’Égypte3. On a d’ailleurs pointé du doigt les erreurs et incohérences historiques que l’on retrouve dans le Protévangile4. L’objectif de son auteur est de fournir un récit romancé de la vie de Marie, qui s’inspire sur certains points de mythes gréco-romains5. Il est donc important de garder à l’esprit que le Protévangile ne raconte pas l’histoire de Marie, mais bien plutôt un récit mythologique destiné à combler les silences des Évangiles canoniques. Ceci, évidemment, n’empêcha pas la large diffusion et la popularité du Protévangile chez les chrétiens de l’Antiquité. Le Protévangile a d’ailleurs bénéficié d’une traduction en syriaque, qui a grandement participé à sa popularité chez les chrétiens d’Orient – et, sans doute, dans les milieux rédacteurs du Coran.

Un premier détail du récit coranique qui a beaucoup fait s’interroger les savants musulmans concerne le « temple » (mihrâb) dans lequel Marie fut consacrée dès son enfance. Le terme arabe mihrâb a été compris de diverses manières par les exégètes : on a suggéré que le mot désignait une synagogue, une chambre ou bien encore une mosquée. En réalité, ce passage prend tout son sens à la lumière du Protévangile, où Anne, la mère de Marie (non nommé dans le Coran), consacre Marie au Temple de Jérusalem lorsqu’elle atteignit l’âge de trois ans, conformément à sa promesse : « Or les mois se succédaient pour l’enfant. Elle atteignit l’âge de deux ans, et Joachim [= le père de Marie selon le Protévangile] dit : ‘‘Conduisons-la au temple du Seigneur pour accomplir la promesse que nous avons faite, de peur que le Tout-Puissant ne nous envoie un messager et qu’il rejette notre offrande’’. Et Anne dit : ‘‘Attendons la troisième année pour que l’enfant ne cherche pas son père et sa mère’’ » (7 : 1).

Dans la sourate 19, il est également précisé que l’enfant Marie « se retira de sa famille dans un lieu oriental ». Ce passage n’a pas manqué de susciter la perplexité des commentateurs musulmans, qui se sont demandés quel était ce « lieu oriental » mentionné par le Coran. La plupart ont avancé l’hypothèse que le texte désigne nonpoint un lieu physique, mais bien plutôt la direction de la prière vers laquelle se tournaient les chrétiens. Cette explication n’est guère convaincante. Les exégètes musulmans n’ont pas su voir que le « lieu oriental » désigne le Temple de Jérusalem. En effet, le passage coranique est à mettre en relation avec la vision d’Ézéchiel, où la porte côté oriental du Temple est fermée car Dieu est entré par là (Ézéchiel 44 : 1-2). La littérature juive et chrétienne de l’Antiquité fait état d’une croyance selon laquelle cette porte ne s’ouvrira à nouveau qu’à la fin des temps, pour permettre au Messie de faire son entrée dans le Temple6. Dans les écrits des Pères de l’Église, la fermeture de la porte du Temple en vient à désigner métaphoriquement la virginité de Marie7. Selon cette interprétation, Marie est l’incarnation du Temple ; elle accueille en son sein le Messie (Jésus) à travers la porte orientale scellée (c’est-à-dire sa virginité)8.

La référence au « lieu oriental » dans le Coran ne peut se comprendre qu’à la lumière des traditions juives et (surtout) chrétiennes sur le Temple de Jérusalem. En mentionnant le « lieu oriental » où se retira Marie, le texte coranique fait indubitablement référence aux traditions susmentionnées, qui associent la porte orientale du Temple avec la virginité de Marie et le Messie qu’elle enfantera. Cette lecture est confirmée par le verset suivant, qui parle du voile séparant Marie et sa famille (19 : 17). Ce voile est une allusion au rideau du Temple, que Marie, d’après le Protévangile, avait tissé sous les ordres des prêtres (10 : 1). De plus, le rideau du Temple symbolise la modestie et la virginité de Marie dans la tradition syriaque9.

Le verset 3 : 37 précise que la garde de l’enfant fut confiée à Zacharie, ce qui correspond précisément aux indications que l’on trouve dans le Protévangile (8 : 3). Le Coran rapporte ensuite le récit suivant : « Chaque fois que celui-ci [= Zacharie] entrait auprès d’elle dans le Sanctuaire, il trouvait près d’elle de la nourriture. Il dit : ‘‘O Marie, d’où te vient cette nourriture ? ’’ – Elle dit : ‘‘Cela me vient d’Allah’’. Il donne certes la nourriture à qui Il veut sans compter ». La scène de la nourriture miraculeuse fait encore une fois écho à un passage du Protévangile, dans lequel Marie reçoit sa nourriture de la part d’un ange : « Et Marie était dans le temple du Seigneur, se nourrissant comme une colombe, et elle recevait sa nourriture de la main d’un ange » (8 : 1).

Plus loin dans le récit, la voix divine du Coran s’exclame : « Ce sont là des nouvelles de l’Inconnaissable que Nous te révélons. Car tu n’étais pas là lorsqu’ils jetaient leurs calames pour décider qui se chargerait de Marie ! Tu n’étais pas là non plus lorsqu’ils se disputaient ! » Ce passage a de quoi laisser perplexe le lecteur, qui cherchera en vain dans les Évangiles canoniques quel récit pourrait bien correspondre au verset coranique. Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut à nouveau se tourner vers le Protévangile. Le texte rapporte en effet que les prêtres du Temple s’inquiétaient du fait que Marie, ayant atteint la puberté, ne souille le lieu sacré à cause de ses menstrues. Un ange apparait alors à Zacharie, lui disant : « Zacharie, Zacharie, sors et rassemble ceux du peuple qui sont veufs, et qu’ils apportent chacun une baguette, et celui à qui le Seigneur enverra un prodige, de celui-là elle sera la femme ». La suite du récit précise que le grand prêtre reprit à chacun des veufs leur baguette et qu’à la fin, Joseph fut choisi pour devenir l’époux de Marie. Cela correspond précisément au passage coranique, qui évoque les « calames » (aqlâm, singulier : qalâm) qui servirent à « décider qui se chargerait de Marie ». Il est bien connu que l’arabe qalâm provient du grec kalamos (Κάλαμος), qui signifie littéralement « roseau »10. Ce fin bâton était autrefois utilisé pour écrire – d’où le fait que le qalâm désigne en arabe la « plume » ou le « stylo » –, mais dans notre passage, c’est bel et bien d’un bâton dont il est question, en rapport avec la « baguette » mentionnée dans le Protévangile11.

Conclusion

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette analyse. La première est que les récits du Coran concernant la vie de Marie sont fortement influencés par le Protévangile de Jacques et par les traditions chrétiennes, et syriaques en particulier, de l’Antiquité. La deuxième conclusion, sans doute plus décisive, est qu’il est souvent plus pertinent de lire le Coran à la lumière des textes juifs et chrétiens qui l’ont précédé, plutôt qu’en recourant à la tradition interprétante musulmane12. Celle-ci, comme nous avons pu l’observer, se heurte fréquemment à des passages coraniques dont l’interprétation lui pose difficulté. La démarche historico-critique permet de reconstituer le sens le plus probable des passages en question, en tenant compte du contexte historique, culturel et religieux des milieux producteurs du Coran.

Références

1↑ Il existe quelques différences, et dans certains cas, des tensions narratives, entre les récits des sourates 3 et 19. Ces tensions narratives s’expliquent le plus probablement par le fait que les sourates 3 et 19 sont le fruit de différents rédacteurs, intervenant à des périodes différentes de la composition du texte coranique. Voir notamment Guillaume Dye, « The Qur’anic Mary and the Chronology of the Qur’an », in Guillaume Dye (ed.), Early Islam. The Sectarian Milieu of Late Antiquity, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2023, pp. 159-201.

2↑ Ronald F. Hock, The Infancy Gospels of James and Thomas, Polebridge Press, 1995, p. 9.

3↑ Hosn Abboud, Mary in the Qur’an: A literary reading, Routledge, 2014, p. 116.

4↑ Comme l’écrit Wilhelm Michaelis : « de nombreux détails montrent qu’il [= l’auteur du Protévangile] n’avait aucune connaissance intime de la réalité de la vie juive, ni aucune connaissance détaillée des lieux, mais qu’il tirait ses connaissances de l’Ancien Testament et remodelait ces indications selon ses propres idées » (Die Apokryphen Schriften zum Neuen Testament, Bremen : Schünemann, 1958, p. 71).

5↑ Ronald F. Hock, op. cit., p. 10 ; Wihelm Michaelis, op. cit., p. 70.

6↑ Muna Tatari & Klaus von Stosch, Mary in the Qur’an: Friend of God, Virgin, Mother, Gingko, 2021, p. 122.

7↑ Zishan Ghaffar, Der Koran in seinem religions- und weltgeschichtlichen Kontext, Brill, 2019, p. 32.

8↑ Muna Tatari & Klaus von Stosch, op. cit., p. 122.

9↑ Ibid, pp. 123-126.

10↑ Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Routledge, 2010, p. 143.

11↑ Ibid.

12↑ Voir par exemple Angelika Neuwirth, The Qur’an and Late Antiquity: A Shared Heritage, Oxford University Press, 2019, passim et notamment p. 26.