ÉPISODE 1 : Le tabou du porc

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Introduction

Dans l’islam, le porc (en arabe : khinzîr) est perçu comme une souillure, et le Coran, tout comme la Torah avant lui, interdisent à leurs adeptes de consommer sa chair. Cependant, le Coran, pas plus que la Torah, ne fournit d’explication spécifique pour justifier l’interdiction. Pour les uns, il s’agit d’une sagesse divine qu’on tenterait en vain d’expliquer ; pour d’autres, il y aurait un argument « scientifique » : la saleté légendaire de l’animal. Mais les travaux des historiens et des anthropologues montrent que le tabou autour du porc remonte à une époque bien plus lointaine que l’islam ou le judaïsme, et plonge ses racines dans l’Égypte pharaonique. Quelles sont les origines de ce tabou, et pourquoi s’est-il étendu à une si vaste partie du monde ? C’est ce que nous allons découvrir dans cet article.

Petite histoire d’un tabou ancien

Des porcs et des dieux

D’après les découvertes des archéologues, la domestication du porc a débuté il y a près de 10 000 ans en Mésopotamie, avant de s’étendre à d’autres régions du monde (Chine, Europe…)1. La viande de porc devient rapidement l’un des mets les plus consommés par les populations de l’époque, en particulier au sein des classes supérieures2. Dans l’Égypte archaïque (c’est-à-dire avant les Pharaons), on estime ainsi que 62,5 % de la viande consommée était d’origine porcine3, et l’animal devient fréquemment associé à certaines pratiques rituelles. L’égyptologue Youri Volokhine souligne également que « dans le monde grec ancien, le porc est très apprécié non seulement sur la table des hommes, mais encore à celle des dieux. Le porcelet est par excellence le petit animal que l’on offre en sacrifice »4. Dans de nombreuses cultures, le porc était sacrifié pour obtenir la fertilité, sans doute à cause de sa réputation d’animal qui se reproduit à tout-va, comme l’atteste un texte hittite du 16e siècle avant notre ère5.

La descente aux enfers du porc

Alors que le cochon était d’abord très apprécié, son image va se dégrader dans une grande partie du Proche-Orient au fil des siècles. La Bible, on le sait, témoigne de ce désamour pour les pourceaux puisque Dieu interdit de consommer sa chair (Lévitique 11:7). Mais le tabou du porc chez les Israélites semble plus vieux encore que l’interdit biblique si l’on en croit certaines données archéologiques, qui montrent que la prohibition de l’animal serait survenue près d’un demi-millénaire avant la composition des textes bibliques6. L’archéologue Israël Finkelstein a suggéré que les anciens Israélites avaient interdit la consommation de porc afin de se distinguer de leurs voisins (et ennemis) chez qui il restait très populaire7. On soulignera au passage que l’historien Tacite (m. 117) avait déjà fait des remarques en ce sens (Histoires, 5:4).

Cette théorie est très séduisante, mais elle n’explique pas tout. En effet, d’autres cultures avaient elles aussi prohibé le porc avant-même les Israélites. Michel Pastoureau explique ainsi qu’en Égypte, à partir du deuxième millénaire avant notre ère, on assiste à « un abandon progressif de la consommation courante de cet animal, que l’on réserve au culte d’Osiris à qui il est sacrifié : on ne le mange plus que le jour de la pleine lune. Par la suite, le discrédit du porc continue de s’accentuer : sa viande, réputée impure, n’est plus du tout consommée, et d’animal sacré offert à Osiris, dieu du Nil et de la végétation, il devient l’attribut de Seth, le dieu démoniaque de la mythologie égyptienne. Celui-ci est parfois représenté par un porc noir dévorant la lune »8.

Les origines égyptiennes

Le tabou du porc semble en effet remonter à l’Égypte pharaonique, où l’animal acquiert l’image d’une bête agressive. Dans certains textes égyptiens, « le porc se montre sous le jour d’un animal hostile dont le défunt craint les mâchoires », explique Volokhine9. Cette image découle probablement d’événements réels au cours desquels des cochons en vagabondage ont dû provoquer des accidents. Rappelons qu’au 12e siècle, Philippe, fils du roi Louis VI le Gros et héritier du trône de France, avait lui- même été renversé et tué par un cochon ! L’image d’une bête agressive va rapidement lui coller à la peau et s’étendre dans une large partie du Proche-Orient, au point que l’animal sera même associé aux divinités du chaos10. Dans certaines régions, le porc est même utilisé par des armées pour terroriser les troupes d’éléphants qui servaient parfois comme des armes de guerre11.

Il faut cependant attendre les Textes des Sarcophages pour trouver les premières règles de prohibition du porc. Dans l’un de ces textes, Seth, le dieu du chaos et meurtrier d’Osiris, est représenté sous la forme d’un porc noir. Le dieu Horus, héritier du trône royal, que Seth cherche à dépouiller, est décrit en répercussion comme « interdit » de porc : « c’est ainsi qu’advint l’interdit du porc pour Horus, du fait des dieux et de ceux qui sont à sa suite », explique Volokhine12. Bien que le texte ne soit pas à proprement parler un interdit alimentaire pour les humains, il « apparait comme la plus ancienne information issue de la documentation archéologique proche-orientale évoquant un interdit sur le porc »13. C’est encore parmi les Textes des Sarcophages que l’on trouve la toute première mention d’un interdit qui porte cette fois-ci sur la viande de porc : « Je connais les baou de Nekhen : c’est Horus, Douamoutef et Qebehsenouef. À ne pas dire en mangeant du porc »14. Le tabou se limite ici à un cas bien spécifique : celui du prêtre à qui le texte interdit de prononcer une formule rituelle tout en consommant du porc. Mais c’est déjà une première étape dans la prohibition du porc qui va bientôt s’étendre à la majeure partie du Proche-Orient.

Les explications des spécialistes

Comment expliquer que le porc, qui était pourtant tenu en estime autrefois, soit tombé en disgrâce ? Nous avons déjà évoqué une possible raison, celle de l’agressivité dont peut faire preuve l’animal. Mais ce facteur, qui a pu jouer dans une certaine mesure, n’est certainement pas la seule explication, et ce ne sont pas les théories en la matière qui manquent.

Les explications écologiques

Un premier groupe de théories, que l’on peut qualifier d’écologiques, soulignent le fait que le porc est peu adapté au climat et à l’environnement du Proche-Orient15. Marvin Harris a ainsi démontré que la région avait subi une déforestation durant l’Age de Bronze. Le porc étant particulièrement sensible au chaud, son élevage serait devenu plus difficile, et ses besoins en eau, plus importants à cause de la chaleur, auraient compromis l’agriculture céréalière16. Il y a sans doute une part de vrai dans cette théorie, mais elle ne permet pas d’expliquer le développement du tabou en lui-même. Comme le note en effet l’archéologue Max Price, « ne pas manger de porc parce qu’on n’en trouve pas ou parce que l’élevage de porcs n’a pas de sens d’un point de vue écologique est très différent du fait de ne pas en manger parce que c’est un tabou »17.

Les explications politico-économiques

Paul Diener et Eugene Robkin ont proposé une hypothèse de nature plus politique : l’élevage du porc, qui enrichissait les petits fermiers, faisait peser un risque aux classes supérieures de voir émerger une nouvelle élite qui menaçait leur pouvoir et leur autorité. Le tabou aurait donc été développé par les élites urbaines dans le but de freiner le développement et l’autonomisation des villageois18. L’anthropologue Frederick Simoons soutient de son côté que le tabou résulterait plutôt des tensions entre des peuples nomades – que sont les tribus primitives des Hébreux – et les sédentaires. Les nomades ne pouvaient pas élever de cochons car l’animal est incapable de parcourir de longues distances à cause de sa physionomie. Son élevage était donc réservé aux fermiers sédentaires. Le porc aurait ainsi été dévalorisé par les nomades qui cherchaient par là à s’attaquer aux sédentaires, ce qui aurait abouti au tabou que nous connaissons19.

Les explications biologiques

L’historien Michel Pastoureau avance une tout autre explication. Selon lui, le porc serait un animal tabou car il ressemblerait trop à l’homme, en tout cas sur le plan anatomique. Pastoureau explique ainsi que « quelques grands singes mis à part, le porc est en effet anatomiquement et physiologiquement l’animal le plus semblable à l’être humain. La science moderne le confirme tous les jours, mais les mythologies et les médecines anciennes le savaient déjà. Le porc est connu dès l’Antiquité comme un proche cousin de l’homme »20. La proximité entre l’homme et le cochon sur le plan biologique avait déjà été soulignée par Aristote21 et dans les textes égyptiens22. En Europe, au Moyen Âge, l’anatomie humaine est enseignée par les écoles de médecine à partir de la dissection de la truie – l’Église ayant interdit la mutilation du corps humain23. C’est donc pour éviter le tabou par excellence, à savoir l’anthropophagie (c’est-à-dire le cannibalisme !) que de nombreuses cultures se seraient éloignées du porc.

Ce passage en revue de quelques théories concernant le tabou du porc aura permis de montrer toute la complexité du phénomène. Au total, aucune de ces théories ne peut prétendre expliquer à elle seule l’origine du tabou, et toutes contiennent sans doute une part de vérité. Ce qui parait certain, en tout cas, c’est que l’interdit qui frappe la chair de porc remonte à une époque fort lointaine. Les vieilles traditions, on le sait, ont la dent dure !

Le tabou du porc dans l’islam

Une situation paradoxale

Le Coran s’adresse aux Croyants pour leur interdire les nourritures suivantes : « Dieu vous a seulement interdit la bête morte, le sang, la viande de porc et tout animal sur lequel on aura invoqué un autre nom que celui de Dieu, la bête étouffée, ou morte à la suite d’un coup de corne, ou celle qu’un fauve a dévorée – sauf si vous avez eu le temps de l’égorger – ou celle qui a été immolée sur des pierres » (5.3). Cette liste des interdits alimentaires peut être rapprochée de plusieurs textes de l’Antiquité. On trouve en effet des prescriptions très similaires dans le Talmud (Traité Sanhédrin 56a-b) mais également dans les Actes des Apôtres (15:29 ; 21:25).

Ce que l’on remarque dans ce verset, c’est que le porc est le seul animal dont la chair est prohibée. Cette situation est pour le moins paradoxale. Dans sa célèbre Histoire naturelle, l’écrivain Pline l’ancien (m. 79) remarquait en effet que « l’Arabie n’a de cochons ni sauvages ni domestiques »24. Et pour cause : le climat et le manque d’eau dans la péninsule en font un territoire peu propice à l’élevage de ces animaux qui résistent mal aux fortes chaleurs. D’autre part, il semble que les Arabes s’abstenaient déjà de manger du porc avant l’islam, comme le notait l’historien Sozomène (m. 450) :

La tribu des Sarrasins (= les Arabes) prend ses origines d’Ismaël, le fils d’Abraham, et a ce nom de ce fait : les anciens les appellent Ismaélites à cause de leur ancêtre. Évitant l’accusation de bâtardise et de basse naissance de la mère d’Ismaël, ils s’appellent eux-mêmes Sarrasins comme s’ils descendaient de la femme d’Abraham, Sarah. Possédant cette sorte d’origine, ils sont circoncis comme les Hébreux et refusent la viande de porc et observent pour eux-mêmes de nombreuses règles de ces derniers25.

Il ressort qu’avant même l’interdiction promulguée par le Coran, les Arabes ne consommaient pas de viande porcine, d’une part à cause du climat aride de la région, et d’autre part, sous prétexte de la filiation abrahamique dont certains se revendiquaient. On peut donc se demander quel était l’intérêt pour les rédacteurs du Coran de prohiber la consommation d’un animal qui de toute manière n’était visiblement pas à la table des Arabes de l’époque… Ne faudrait-il pas plutôt situer la rédaction des versets interdisant la viande de porc en dehors d’Arabie, dans un contexte marqué par une forte présence chrétienne ?

Les raisons de l’interdit chez les théologiens musulmans

Quant à la raison de l’interdiction du porc dans le Coran, c’est encore une autre question, qui a fait beaucoup s’interroger les théologiens musulmans. La majorité d’entre eux n’a toutefois pas cherché de motif particulier à l’interdiction : il s’agit d’une sagesse d’Allâh dont la raison échappe à l’esprit humain. Une explication possible, bien que minoritaire, serait que les porcs descendraient des juifs qu’Allâh avait transformés à cause de leur désobéissance (5:60). Plusieurs hadîths affirment en outre que le Prophète hésitait à manger certains animaux par crainte qu’ils ne soient des êtres humains métamorphosés par Allah : « on a présenté au Messager d’Allâh un lézard mais il a refusé d’en manger en disant : je ne sais pas, peut-être que c’est un descendant des générations passées dont l’apparence a été changée »26. Dans un autre hadîth, alors qu’un bédouin l’interroge sur la réglementation concernant la viande de lézard, il aurait répondu : « Ô bédouin ! En vérité, Allâh a maudit ou montré de la colère envers une tribu des Banou Israël (= une tribu juive) et les a changés en bêtes qui remuent sur la terre. Je ne sais pas, peut-être que celui-ci est l’un d’eux. Donc, je n’en mange pas et n’interdit pas d’en manger »27. Ces hadîths nous apprennent que certains lézards seraient en réalité des hommes qu’Allâh aurait transformés de la sorte pour les punir. Mais les juristes musulmans sont loin d’être unanimes quant à l’interdiction de la viande de lézard, qui avait par exemple était rendue licite par Ibn ‘Abd al-Barr (m.1071)28.

Pour d’autres, l’origine de l’interdiction remonterait à l’époque du Déluge. Dans son Histoire des prophètes et des rois, l’éminent exégète al-Tabari (m. 923) rapporte en effet le récit suivant, selon lequel c’est sur l’arche de Noé que le premier porc aurait vu le jour :

On vit sortir de l’arche deux espèces d’animaux qui n’y étaient point entrés : c’étaient le porc et le chat. Ces animaux n’existaient point sur la terre avant le déluge, et Dieu les créa dans l’arche, parce qu’elle était remplie d’ordures et d’excréments humains qui répandaient une grande puanteur. Les personnes qui étaient dans l’arche, n’ayant pas la force de supporter cette puanteur, se plaignirent à Noé : alors Noé passa sa main sur le dos de l’éléphant, et le porc sortit de l’anus de cet animal. Le porc mangea toutes les ordures qui étaient dans l’arche, et la puanteur disparut29.

Le porc aurait donc été créé pour débarrasser les hommes des déchets et de la puanteur, c’est pourquoi Allâh aurait ordonné aux hommes de se tenir à l’écart de cet animal, véritable poubelle vivante. L’argument « hygiéniste » avait été avancé par le philosophe juif Maimonide (m. 1204), qui prétendait que le porc était « malpropre », ce qui expliquerait l’interdiction de sa chair dans la Bible30. L’argument concernant la saleté supposée du porc s’est depuis largement imposé, y compris dans les discours contemporains. La découverte en 1835 d’un parasite transmissible de l’animal à l’homme, le trichinella spiralis, a donné du grain à moudre aux partisans de cette théorie, qui y voient la confirmation scientifique de l’interdiction divine. Le théologien d’origine égyptienne Youssef al-Qaradâwi (m. 2022) déclare ainsi que :

Depuis que le porc se régale d’immondices et d’ordures, cette viande est répugnante pour les gens au goût décent ; de plus, la récente recherche médicale a montré que la chair de porc est préjudiciable pour la santé dans tous les climats, surtout dans les chauds. La recherche médicale a aussi montré que le porc transmet un parasite mortel (la trichinose) parmi d’autres […]. En plus de cela, certains savants disent que manger du porc fréquemment diminue le sens du déshonneur de l’être humain par rapport à ce qui est indécent31.

S’il est vrai que la viande de porc peut transmettre la trichinose quand elle n’est pas cuite correctement, elle est cependant loin d’être la seule : le cheval, le gibier, le chien et d’autres espèces sont également capables de contaminer l’être humain – ils ne font pourtant l’objet d’aucun interdit coranique. Par ailleurs, l’ensemble du bétail est susceptible de provoquer chez l’homme toutes sortes de maladies parfois mortelles, comme nous le rappellent les fréquentes épidémies de « vache folle ». Quant à la saleté légendaire des cochons, elle a tendance à être exagérée injustement. Certes, ces derniers peuvent se nourrir de détritus si la faim les y oblige. Mais que dire alors des animaux scatophages (qui se nourrissent d’excréments) ? Le Coran – pas plus que la Bible – ne trouve rien à redire à leur sujet, et la question a divisé les juristes musulmans. D’un côté, le juriste andalou Ibn Hazm (m. 1064), qui appartenait à l’école zhâhirite (qui a depuis disparu), avait déclaré illicites la chair et le lait des animaux scatophages. Mais de l’autre côté, l’école malikite (majoritaire en Afrique du Nord notamment) considère la consommation de tels animaux parfaitement halâl, de même que les juristes hanbalites qui ajoutent cependant que les excréments doivent constituer moins de la moitié de l’alimentation de l’animal32. Pourquoi pointer du doigt le fait que le porc se nourrisse de détritus, si dans le même temps on autorise la consommation d’animaux qui ingèrent des excréments ? Il est clair qu’une telle position ne tient pas sur le plan de la logique, mais comme nous allons le voir, elle ne tient pas davantage du point de vue coranique !

Pourquoi Allâh a interdit le porc d’après le Coran

Contrairement à ce que lui font dire de façon quelque peu anachronique les partisans de l’argument « hygiéniste », le Coran ne présente pas les interdits alimentaires comme une mesure visant à « protéger » les hommes contre un potentiel risque sanitaire. Il déclare bien au contraire : « Nous avons déclaré illicites, pour ceux qui pratiquent le judaïsme, des nourritures excellentes qui leur étaient déclarées licites, [et cela] en prix d’avoir été iniques, de s’être tant écartés du Chemin d’Allâh, d’avoir pratiqué l’usure qui leur a été interdite, d’avoir mangé les biens des gens au nom du Faux » (4:160-161). On comprend de ce passage qu’Allâh a interdit aux juifs ces « nourritures excellentes » en guise de punition pour leur mauvais comportement, un peu comme on priverait de dessert un enfant qui n’a pas été sage. Ce n’est donc pas pour protéger, mais pour punir, que le Coran interdit la consommation de porc.

Le Coran est loin d’être le premier texte à utiliser l’argument de la « punition ». En fait, cet argument avait été développé par les théologiens chrétiens de l’Antiquité, qui affirmaient que Dieu avait imposé aux juifs une Loi sévère pour les punir de leur déviance33. De manière intéressante, le Coran reprend donc à son compte un argument de la polémique chrétienne antijuive. Mais si l’interdiction de ces nourritures apparemment excellentes était une punition infligée aux juifs, pourquoi faire porter le chapeau également aux musulmans ? Certes, dans le Coran, Jésus annonce l’abolition d’une partie de la Loi : « Je vous suis envoyé […] afin de déclarer pour vous licite une partie de ce qui avait été pour vous déclaré illicite » (3.50). Cependant, le Jésus coranique ne rentre pas dans les détails quant aux pratiques rendues licites, obligeant les commentateurs musulmans à spéculer sur le sens exact de ses propos. Une opinion qui s’appuie sur la Bible prétend par exemple que Jésus aurait aboli l’ensemble des interdits alimentaires : « on dit aussi qu’il leur a rendu licite toute chose, de sorte que ba’d, ‘une partie’, signifie koull, ‘tout’ »34. Cela ne nous dit toujours pas pourquoi de tous les animaux dont la chair est interdite dans la Loi juive, seul le porc demeure prohibé.

Une des pistes probables consiste à regarder du côté des judéo-chrétiens. Ces derniers, tout en reconnaissant Jésus comme le Messie, avaient conservé une partie de la loi juive dans leur pratique religieuse, ce qui comprend notamment la circoncision et les interdits alimentaires35. On retrouve par exemple l’interdiction du porc dans les Homélies pseudo-clémentines, un texte judéo-chrétien du 4e siècle avec lequel le Coran partage de nombreuses similarités36. Les milieux producteurs du Coran ont-ils été influencés par le judéo-christianisme ? L’hypothèse a été suggérée par de nombreux historiens, et reste aujourd’hui encore très en vogue dans les études sur l’islam37.

Références

1↑ Max D. Price, Evolution of a Taboo. Pigs and People in the Ancient Near East, Oxford University Press, 2020, p. 19.

2↑ Ibid, pp. 208-209.

3↑ Youri Volokhine, Le porc en Égypte ancienne : mythes et histoire à l’origine des interdits alimentaires, Presses universitaires de Liège, 2014, p. 65.

4↑ Ibid, p. 15.

5↑ Max D. Price, op. cit., p. 84.

6↑ Israel Finkelstein, The Bible Unearthed: Archaeology’s New Vision of Ancient Israel and the Origin of Its Sacred Texts, Free Press, 2001, pp. 198-212.

7↑ bid, p. 188-89.

8↑ Michel Pastoureau, Le cochon : histoire d’un cousin mal aimé, Gallimard, 2009, pp. 18-19.

9↑ Youri Volokhine, op. cit., p. 94.

10↑ Max D. Price, op. cit., p. 149.

11↑ Ibid, p. 150.

12↑ Youri Volokhine, op. cit., p. 104.

13↑ Ibid, p. 106.

14↑ Ibid, p. 111.

15↑ Carleton S. Coon, Caravan: The Story of the Middle East. Henry Holt, 1951.

16↑ Marvin Harris, The Sacred Cow and the Abominable Pig: Riddles of Food and Culture, Simon & Schuster, 1985, pp. 67-87.

17↑ Max D. Price, op. cit., p. 105.

18↑ Paul Diener & Eugen Robkin, « Ecology, Evolution, and the Search for Cultural Origins: The Question of Islamic Pig Prohibition », Current Anthropology, vol. 19, 1978, pp. 493-540.

19↑ Frederick J. Simoons, Eat Not This Flesh: Food Avoidances in the Old World, University of Wisconsin Press, 1994.

20↑ Michel Pastoureau, Le roi tué par un cochon, Seuil, 2015, p. 53.

21↑ Hendrik C. D. de Wit, Histoire du développement de la biologie, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1994, vol. 1, p. 232-33.

22↑ Wolfhart Westendorf, Handbuch der altägyptischen Medizin, Brill, 1999.

23↑ Michel Pastoureau, Le roi, op. cit, p. 55.

24↑ Pline l’Ancien, Histoire naturelle, trad. par Émile Littré, Paris : J.J. Dubochet, Le Chevalier et Comp., Paris, 1848, vol. 1, p. 354.

25↑ Sozomène, Histoire Ecclésiastique, trad. par André-Jean Festugière & Bernard Grillet, Le Cerf, 2005, livre V-VI, 8, 1-13.

26↑ Sahih Muslim 1949.

27↑ Sahih Muslim 1951.

28↑ Mohammed Hocine Benkheira, Islam et interdits alimentaires : Juguler l’animalité, PUF, 2000, p. 122.

29↑ Mohammed ibn Jarir al-Tabari, Histoire des prophètes et des rois, trad. par Hermann Zotemberg, Éditions de la Ruche, 2006, p. 62.

30↑ Moïse Maïmonide, Le Guide des Égarés, trad. par Salomon Munk, Verdier, 2012, vol. 3, p. 396.

31↑ Yusuf al-Qaradawi, The Lawful and the Prohibited in Islam, Al-Falah Foundation for translation, publication & distribution, 1997, p. 42.

32↑ Mohammed Hocine Benkheira, op. cit., p. 101 sqq.

33↑ Voir Gabriel S. Reynolds, « Commentaire de la sourate 5 », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Le Coran des historiens, Le Cerf, 2019, p. 451.

34↑ Tafsir al-Jalalayn, 3:50. Cf. Matthieu 15:11 : « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais ce qui sort de la bouche ».

35↑ Sur le sujet, voir Simon C. Mimouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Le Cerf, 1998.

36↑ Voir Holger M. Zellentin, The Qur’an’s Legal Culture. The Didascalia Apostolorum as a Point of Departure, Mohr Siebeck, 2013.

37↑ Pour un état des lieux récent sur la question, voir Francisco del Rio Sanchez (ed.), Jewsih Christianity and the Origins of Islam, Brepols, 2018. Nous reviendrons plus en détail sur le sujet dans un article à paraitre.