ÉPISODE 1 : LE MONDE SYRIAQUE
Introduction
Au 7e siècle, la majorité des chrétiens du Proche-Orient étaient des syriaques. La tradition syriaque s’est éteinte progressivement, et n’existe plus aujourd’hui que de manière résiduelle, principalement dans les diasporas des chrétiens d’Orient dans le monde occidental. Le syriaque avait pourtant bénéficié, durant l’Antiquité, d’une position prestigieuse. Les auteurs syriaques ont laissé derrière eux un patrimoine littéraire (textes religieux, philosophie, historiographie, science, droit…) de grande ampleur – en réalité, le plus important de la chrétienté après la tradition latine. L’influence du syriaque eut également des répercutions sur l’islam naissant et son Livre sacré, le Coran. Les historiens ont en effet remarqué depuis longtemps que le texte coranique était dépendant de la tradition syriaque à trois niveaux : (1) concernant le vocabulaire, de nombreux termes du Coran, et même certaines expressions, sont empruntés au syriaque1, à commencer par le mot qur’an lui-même qui provient du syriaque qeryana, « lectionnaire »2. Un chercheur allemand, Christoph Luxenberg, a même suggéré que certains passages du Coran avaient été composés originellement en syriaque3. (2) Un grand nombre de sources du Coran proviennent des textes exégétiques écrits par les auteurs syriaques4. (3) Enfin, au-delà des thèmes et des idées coraniques empruntés à la tradition syriaque, c’est le style même du Coran qui se rapproche de façon frappante du style homilétique et poétique que l’on retrouve dans les textes syriaques5.
Quiconque souhaite étudier de près la formation du Coran ne peut donc faire l’impasse sur le syriaque. Cet article a pour objectif de présenter, au moins dans les grandes lignes, la tradition syriaque : son histoire, son legs littéraire, ses principaux auteurs, ses doctrines et ses croyances.
Histoire de la langue, des origines à nos jours
Les origines araméennes
Le syriaque appartient à la famille des langues sémitiques, tout comme l’hébreu, l’araméen et l’arabe. À l’origine de ces langues se trouve un langage commun appelé proto-sémitique, duquel découlent la plupart des langues en usage au Proche-Orient (voir Fig. 1). On retrouve donc une similarité plus ou moins importante entre les différentes langues sémitiques, que l’on peut illustrer par l’exemple suivant : le mot « roi » est traduit en proto-sémitique par *malk, qui a donné l’araméen malk, l’hébreu melekh, l’arabe malik, ou encore le syriaque malka.
Pour être plus précis, le syriaque est un dialecte de l’araméen, qui était la langue dominante au Proche-Orient pendant l’Antiquité. On sait qu’à l’origine, le terme « Araméen » désignait un peuple situé à Aram, dans le désert syrien. Les Araméens apparaissent pour la première dans les annales du roi assyrien Tiglath-Phalazar Ier au 12e siècle avant notre ère6, et sont également mentionnés dans la Bible sous la dénomination des « fils d’Aram » (Genèse 10:22). Il semble qu’à cette époque encore, il s’agissait d’un peuple de semi-nomades organisé sous la forme d’une société tribale. À partir du début du premier millénaire avant J.-C., ces tribus commencent à former de petits royaumes dans le Croissant fertile et à développer leurs propres villes7.
L’araméen était d’abord la langue parlée de ces tribus semi-nomades, qui ne possédaient pas encore leur propre système d’écriture (d’où l’absence de traces écrites avant le premier millénaire avant J.-C.)8. C’est seulement vers le 9e siècle avant notre ère que l’on voit apparaitre les premières inscriptions dans cette langue. Elles sont le produit de scribes professionnels commissionnés par les rois pour lesquels ils travaillaient. La littérature araméenne se développe quelques siècles plus tard. Le livre des Sagesses d’Ahiqar représente le plus ancien texte écrit en araméen, que l’on date du 5e siècle avant notre ère. Il s’agit d’un recueil de paroles de sagesse attribuées à Ahiqar, un scribe qui aurait travaillé à la cour des roi assyriens, bien que l’existence historique du personnage fasse débat. Soulignons au passage que le personnage de Luqman, mentionné dans la sourate 31 du Coran, reprend certaines des paroles d’Ahiqar qui figurent dans une version syriaque ultérieure9.
La domination de la langue araméenne au Proche-Orient fait suite paradoxalement à la défaite des Araméens face aux armées assyriennes qui s’étaient emparées de leurs terres. L’une des tactiques des Assyriens, après avoir conquis un territoire, consistait à déporter les figures importantes de la population locale vers d’autres régions, dans le but de briser les liens de solidarité locale10 . Ce faisant, les locuteurs del’araméen ont été disséminés à travers le Proche-Orient, permettant à la langue de se diffuser à large échelle. L’araméen devient alors la langue officielle des empires assyrien puis babylonien, qui étendaient leur domination sur une grande partie de la région11. La Palestine, conquise par les Babyloniens au 6e siècle avant J.-C., devient à son tour l’un des épicentres de l’araméen – c’était par exemple la langue de Jésus et ses contemporains. Certains textes religieux, dans la Bible ou les écrits de Qumran, témoignent de l’usage de l’araméen aux côtés de l’hébreu chez les juifs. L’araméen s’efface progressivement au profit de l’arabe à partir des conquêtes. La langue n’a survécu que dans certaines régions montagneuses, où de nos jours, certaines communautés chrétiennes, juives, et même musulmanes, continuent de parler la langue12.
La naissance du syriaque
Le syriaque émerge comme un dialecte araméen au 1er siècle de notre ère. Le dialecte est originaire de la ville d’Édesse, située dans l’actuelle Turquie. La ville avait été fondée au 4e siècle avant J.-C. au moment des conquêtes d’Alexandre le Grand. Le grec était probablement au départ la langue officielle, mais en – 132, la nouvelle dynastie introduit une variété locale d’araméen13, et le syriaque voit le jour environ un siècle après. La première attestation de la langue se trouve dans une inscription païenne datée de l’an 6 à Birecik, une ville située au bord de l’Euphrate dans les environs d’Édesse14. À cette époque, la ville d’Édesse est encore majoritairement païenne, mais elle deviendra rapidement l’un des épicentres du christianisme. Une légende, très populaire à l’époque, raconte en effet que Jésus aurait confié à l’un de ses disciples la mission d’évangéliser la ville. De ce fait, Édesse acquiert un statut prestigieux au sein de la chrétienté. Les chrétiens de Syrie et de Mésopotamie adoptent alors le syriaque comme leur langue d’écriture et de liturgie. L’influence du syriaque s’étend jusqu’en Inde et en Chine par le biais des missionnaires chrétiens, comme le montre une stèle retrouvée dans la ville de Xi’an, datée de 781, qui commémore l’arrivée de missionnaires dans la région en 63515.
Les conquêtes arabes vont mettre un terme à la domination du syriaque au Proche-Orient, bien que la langue ait mieux survécu que l’araméen, du moins dans un premier temps. Jusqu’au 13e siècle, la production littéraire syriaque demeure importante, aussi bien dans les domaines religieux que profanes (voir ci-dessous). Elle diminue par la suite à mesure que les populations chrétiennes proche-orientales se font moins nombreuses. Au 19e siècle, ces populations sont victimes de persécutions qui atteignent leur point culminant avec le génocide des chrétiens d’Orient (Sefyo) en 1915. Un grand nombre de chrétiens orientaux sont contraints de s’exiler en Europe et aux États-Unis. L’émigration de masse reprend à partir des années 1970, dans un contexte marqué par l’instabilité politique au Proche-Orient, dont les communautés chrétiennes sont les premières à faire les frais.
La littérature syriaque
Comme nous l’avons dit, le syriaque est adopté par les chrétiens proche-orientaux dès le 2e siècle comme leur langue d’écriture. Les auteurs syriaques ont laissé derrière eux un important patrimoine de textes religieux, le syriaque constituant derrière le latin la deuxième langue la plus importante du christianisme en termes de production littéraire. En dehors des écrits religieux, les Syriaques ont produit de nombreux textes profanes (philosophie, astronomie, médecine…).
Les traductions de la Bible
Les textes de la Bible font l’objet de traductions en syriaque à partir du 2e siècle, qui deviennent alors les versions de référence lors des offices religieux au sein des églises orientales16. La plus ancienne traduction est celle de l’Ancien Testament, connue sous le nom de Peshitta, qui signifie « simple », même si ce nom n’a été adopté qu’au 9e siècle17. Elle a été rédigée au nord de la Mésopotamie vers 150, par un groupe probablement constitué de juifs et/ou de juifs convertis au christianisme18. Dans certains cas, les passages de la Bible sont accompagnés de commentaires, ce qui correspond à la pratique juive des Targums. Une autre version syriaque de l’Ancien Testament, le syro-hexapla, voit le jour au 7e siècle à l’initiative d’un évêque égyptien. Contrairement à la Peshitta, traduite directement depuis le texte hébreu, cette traduction s’appuie sur la version grecque de la Bible, qu’on appelle la Septante19.
La première traduction syriaque du Nouveau Testament voit le jour au 2e siècle. Il s’agit du Diatessaron attribué à Tatien (m. 180), un théologien d’origine assyrienne qui avait eu l’idée de créer une « harmonie des Évangiles », qui combine en un seul les quatre Évangiles canoniques. Malgré sa popularité, le Diatessaron est condamné au 5e siècle par l’évêque Rabbula d’Édesse, et son usage recule alors fortement20. De ce fait, on n’en possède pas de manuscrit complet en syriaque. Le texte nous est connu seulement par des citations dans des ouvrages ultérieurs, comme le Commentaire sur le Diatessaron d’Éphrem de Nisibe (m. 373), et d’une traduction arabe due au savant chrétien Ibn al-Tayyib (m. 1043). En dehors du Diatessaron, il existe d’autres versions en syriaque des Évangiles. On trouve notamment la Vetus Syra, composée au 3e siècle21, dont on possède deux manuscrits : le Codex Curetonianus (5e siècle) et le Codex Sinaiticus (4e-5e siècle). Cette version sera remplacée au 5e siècle par une autre traduction, la Peshitta du Nouveau Testament, probablement éditée par Rabbula22.
Les principaux auteurs religieux
À l’instar des auteurs grecs et latins, les Syriaques ont produit de nombreux textes religieux en tous genres (commentaires des Écritures, homélies, poèmes, etc.). Certains de ces textes trouvent des échos parfois frappants dans le Coran, en particulier ceux des quatre auteurs sur lesquels nous avons choisi de nous focaliser ci-dessous.
APHRAATE (270 – 346)
Premier auteur de langue syriaque, son œuvre est assurément l’une des plus importantes de la chrétienté orientale. De façon assez curieuse, son nom n’est pas connu avant le 9e siècle – auparavant, on l’appelait simplement par son surnom « le sage persan »23. On ne sait pas grand-chose de lui, si ce n’est qu’il était d’origine perse, et qu’il devait avoir une certaine autorité à l’intérieur de l’Église24. Il est l’auteur des Démonstrations, une série de vingt-trois lettres dans lesquelles il explique les principes de la religion chrétienne : « sur la foi » (Dém. 1), « Sur l’amour » (2), « Sur le jeûne »(3), etc. Aphraate a composé ses Démonstrations entre 336 et 344 dans l’empire perse, dans un contexte marqué par des persécutions contre les chrétiens25. Le texte est préservé dans quatre manuscrits, dont trois datent des 5e et 6e siècles26.
ÉPHREM LE SYRIEN (306 – 373)
Il est très certainement l’auteur et théologien le plus connu de la tradition syriaque. L’influence de son œuvre s’étend même au-delà de la sphère orientale, comme le montre sa nomination par l’Église catholique au rang de docteur universel de l’Église. Originaire de Nisibe (dans l’actuelle Turquie), où il exerça les fonctions de diacre, il est contraint à l’exil en 363 et s’installe à Édesse27. Éphrem est surtout connu pour être un auteur – et poète – prolifique. Il doit sa grande réputation aux nombreux hymnes qu’il a composés (environ 400). Ces hymnes possèdent une mélodie (ils étaient destinés à être chantés lors des offices religieux)28 et portent sur un thème particulier : le paradis, la crucifixion, la Nativité, la résurrection, etc. Occasionnellement, ses hymnes servent à dénoncer certaines doctrines ou adversaires, comme en témoignent ses Hymnes contre les hérésies. Éphrem est réputé également pour ses talents de poète. Il est en effet « un théologien qui utilise la poésie comme le principal instrument de sa théologie »29, précise Sebastian Brock. Il composera au cours de sa vie de nombreux memre, des sortes de poèmes religieux typiques de la tradition syriaque (voir ci-dessous). Nos lecteurs recroiseront régulièrement le nom d’Éphrem sur al-kalam.fr. Son œuvre, en effet, a exercé une influence palpable sur le Coran, tant sur le style homilétique/poétique, que sur le plan des doctrines.
NARSAI (399 – 502)
Né dans l’empire perse, Narsai étudie à Édesse dont il dirige l’école de théologie jusqu’en 489. Il fonde ensuite l’école de Nisibe, qui devient l’un des principaux centres de formation pour les théologiens syriaques30. Narsai est un contemporain du concile de Chalcédoine en 451, qui avait abouti à la division des Églises orientales – nous y reviendrons –, et défendait la doctrine des deux natures professée par Nestorius. Il prend ensuite la plume pour composer des poèmes religieux (memre) dans le but de contrer l’influence de Jacques de Saroug, qui était son rival sur le plan dogmatique31.
JACQUES DE SAROUG (452 – 521)
Formé à Édesse, Jacques est un théologien et poète appartenant à l’Église jacobite. Devenu évêque en 519, il était surnommé la « Flûte de l’Esprit-Saint » ou encore la « Harpe de l’Église », car on le croyait inspiré par le Saint Esprit32. Son œuvre est colossale : on lui attribue en effet non moins de 763 memre, ainsi que des homélies sur différents sujets touchant à la vie religieuse ou aux Écritures33. Il est connu en outre comme l’auteur de la première version syriaque de la légende des Dormants d’Éphèse34, qui sera reprise par le Coran35. Tout comme ses prédécesseurs, Jacques de Saroug est un auteur que nous retrouverons fréquemment dans nos articles.
La poésie syriaque
La poésie jouait un rôle important dans la tradition syriaque. Les ouvrages de théologie, d’histoire, de grammaire, et même d’astronomie étaient souvent rédigés sous la forme d’une poésie36. Les poèmes religieux étaient généralement destinés lors de la messe à être récités ou chantés37. On distingue trois types de poésie à l’intérieur de la littérature syriaque :
(1) Les madrashe sont des hymnes composés d’un certain nombre de couplets. Chaque couplet suit la même structure syllabique qui peut être simple (les vers possèdent tous le même nombre de syllabes) ou complexe (avec un nombre de syllabes différent selon les vers).
(2) Les sogitha sont une forme particulière de madrashe. Il s’agit de poèmes mettant en scène plusieurs personnages (la plupart du temps, des personnages bibliques) qui dialoguent entre eux. Parfois, les personnages se livrent à une disputatio sur un sujet particulier, qui touche généralement à la théologie. Ce type de poèmes prend racine dans la « littérature de dispute » mésopotamienne38. De manière intéressante, les historiens ont remarqué que certains passages du Coran se rapprochaient fortement de la sogitha syriaque39.
(3) Les memre sont des poèmes narratifs composés de couplets dont les vers ont tous le même nombre de syllabes.
La littérature non-religieuse
Les auteurs syriaques ont contribué significativement aux disciplines scientifiques en tous genres (médecine, astronomie, mathématiques…). Les syriaques s’étaient particulièrement fait remarquer dans le domaine de la médecine40. Au 6e siècle, Sergius (m. 536) avait appris le grec lors de ses études de médecine à Alexandrie, et traduit à son retour plusieurs traités de médecine de Galien41. Son initiative avait permis plus tard la fondation de l’école de médecine de Gondichapour, dont la réputation était grande dans tout le Proche-Orient. Gérard Troupeau précise que « ce sont les médecins syriaques, formés dans cette école, qui imposèrent au monde arabe la médecine hippocratique et galénique »42. Au 9e siècle, Hunayn Ibn Ishaq (m. 873) marquera lui aussi de son nom la médecine. Non seulement il jouera un rôle central dans la traduction des œuvres grecques, mais il se distinguera également en tant que médecin personnel du calife abbasside al-Mutawakkil43.
En outre, les syriaques ont joué un rôle de premier plan dans la transmission des textes philosophiques et scientifiques de l’Antiquité grecque44. Ce mouvement a pris naissance au 5e siècle dans la fameuse école d’Édesse avec la traduction de certains livres d’Aristote par trois professeurs. Même après les conquêtes arabes, les Syriaques demeurent très actifs dans le monde de la traduction et « collaborent avec les savants musulmans pour traduire la science et la philosophie grecques en arabe »45. En particulier, ils auront contribué à introduire les œuvres d’Aristote en Orient. Troupeau explique que cela « exerça une influence décisive sur le développement de la philosophie chez les Arabes. Car ce ne sont pas les Arabes qui vont choisir Aristote, ce sont les Syriaques qui vont le leur imposer, parce qu’ils l’ont déjà traduit en partie, commenté et enseigné dans leurs écoles organisées sur le modèle de celle d’Édesse »46. Plusieurs listes de traducteurs des œuvres grecques durant la période médiévale nous sont parvenues, qui avaient été dressées par les savants arabo-musulmans. Il apparait que 78% des noms qui figurent dans ces listes sont d’origine syriaque, ce qui démontre l’importance de leur rôle47.
Doctrines et pratiques des Églises syriaques
Le grand schisme de 451
Le christianisme syriaque a été confronté au 5e siècle à d’importantes controverses doctrinales, qui ont abouti à la division de la communauté en trois Églises distinctes. Bien sûr, les divergences entre chrétiens remontent à une période plus ancienne48. Au4e siècle déjà, Arius prêcha une doctrine selon laquelle le Fils avait été créé par le Père et lui était subordonné. Le Concile de Nicée en 313 avait permis de surmonter la crise en établissant la doctrine de l’égale nature (homoousios) entre le Père et le Fils, confirmée par le Concile de Constantinople en 381. La plupart des Syriaques à l’époque s’étaient alors rangés du côté du crédo « nicéen ».
Mais ce crédo ouvrait la porte à une nouvelle controverse : si le Fils est d’égale nature au Père et donc pleinement divin, comment ses deux natures (humaine et divine) coexistent-elles en lui ? Théodore de Mopsuete (m. 428) soutiendra que chacune des natures de Jésus possède sa propre « personne » (prosopon), et par conséquent « reste elle-même sans dissolution ». Selon lui, donc, ces deux natures ne sont pas « mélangées » mais bien plutôt conjointes, de la même façon que l’homme et la femme mariés ne font plus qu’un, tout en restant deux personnes distinctes49. Nestorius (m.450), évêque de Constantinople, s’était inspiré de la doctrine de Théodore en déplaçant le problème sur le statut de Marie. Si les deux natures humaine et divine de Jésus représentent chacune une « personne » différente, alors il n’est pas juste de dire que Marie est la « Mère de Dieu » (Theotokos) car « la créature n’a pas enfanté l’incréé, elle a enfanté un homme pour être l’instrument de la divinité ». Par conséquent, Marie est seulement la mère de la « personne humaine » de Jésus, c’est-à-dire la « Mère du Christ » (Christokos)50.
Cyrille d’Alexandrie (m. 444) s’opposa vivement à la nouvelle doctrine de Nestorius, ce qui inaugura le cycle des controverses christologiques51, portant sur la nature de Jésus – controverses auxquelles les rédacteurs du Coran prendront part en leur temps, donnant naissance à une nouvelle christologie arabe que l’on appellera plus tard « islam »52 ; mais c’est un autre sujet sur lequel nous aurons le temps de revenir au cours de futures publications. Cyrille, que nous venons de mentionner, insista donc sur le fait que malgré leur distinction, les deux natures sont « rassemblées en une véritable unité » formant une seule personne. Le Concile d’Éphèse, convoqué en 431, rendit anathèmes les enseignements de Nestorius. En réaction justement à la doctrine des deux natures, Eutychès (m. 454), qui avait repris les enseignements de Cyril, soutiendra qu’il n’existe qu’une seule (mia) nature (physis), divine, en Jésus. En effet, la nature humaine aurait de ce point de vue été absorbée « comme une goutte d’eau est absorbée par la mer ». Cette doctrine donnera naissance à l’Église miaphysite. Un nouveau concile se tient en 451 à Chalcédoine à l’instigation de l’empereur Marcien, qui aboutit à la condamnation du miaphysisme.
On voit donc qu’au 5e siècle, les débats christologiques avaient divisé la chrétienté orientale en plusieurs Églises :
1) l’Église nestorienne, qu’on appelle aussi l’Église syriaque orientale, se positionne en faveur des thèses défendues par Nestorius. Elle était majoritairement présente en Asie Mineure, particulièrement en Mésopotamie. On trouve parmi les nestoriens célèbres des auteurs comme Narsai, que nous avons déjà mentionné, ou encore Babai le Grand (m. 628).
(2) l’Église miaphysite défendait comme on l’a vu la doctrine selon laquelle Jésus possède une seule nature divine. On parle aussi de l’Église jacobite, ou encore d’Église syriaque orthodoxe. Elle est surtout présente en Syrie et compte des théologiens comme Jacques de Saroug.
(3) l’Église orthodoxe, dite « chalcédonienne » (en référence au Concile de Chalcédoine de 451), soutient la coexistence des deux natures de Jésus en une seule personne (proposon) et une seule hypostase. Il s’agit de l’Église « officielle » de l’empire byzantin. Contrairement aux Églises nestorienne et jacobite, l’Église chalcédonienne est de langue grecque et non syriaque.
Une religion axée sur l’ascèse
Malgré leurs divisions doctrinales, les Églises syriaques se rejoignent au moins sur un point : l’importance de l’ascétisme53. Rappelons-le, l’ascétisme désigne un ensemble de pratiques religieuses qui visent la communion avec Dieu par le biais de la prière (et notamment de la prière continue), du jeûne, de l’abstinence sexuelle, et plus généralement du rejet de la vie matérielle d’ici-bas. La littérature religieuse syriaque fait régulièrement la promotion d’un mode de vie fondé sur ces pratiques. Dans ses Démonstrations, Aphraate invite le lecteur à la prière, au jeûne, au célibat, ainsi qu’à renoncer aux possessions matérielles. De telles idées ont fortement influencé les milieux producteurs du Coran – peut-être par l’intermédiaire de moines missionnaires54. Les historiens ont en effet mis en évidence de très fortes ressemblances entre certains passages du Coran (en particulier, dans les sourates dites « mecquoises »), et les textes syriaques55.
Une forme « extrême » d’ascèse consistait à mener la vie la plus austère qui soit, en fuyant le confort et les commodités. Ceux qui pratiquaient ce mode de vie – que l’on appelle des ermites ou des anachorètes – erraient de manière solitaire, éloignés de la civilisation, en général dans les montagnes ou le désert. Ils se nourrissaient en règle générale de plantes, qu’ils utilisaient également en guise de vêtements – quand ils en portaient ! La privation de sommeil était également chose commune chez les anachorètes, et lorsqu’il fallait dormir – car ils y étaient bien obligés – ils le faisaient dans les conditions les plus inconfortables : sur des pierres, en évitant la position couchée, etc. Abba Bessarion dit par exemple : « Pendant quarante ans, je ne me suis pas étendu, mais je dormais ou assis ou debout »56. Il faut mentionner également les « dendrites », qui avaient élu domicile dans des arbres, ou encore les stylites, qui vivaient au sommet de colonnes. Parfois, les anachorètes se livraient à des pratiques extrêmes qui s’apparentent à de l’auto-torture. Il n’était pas rare, par exemple, qu’ils portent des chaînes de fer ou des poids autour de leur cou57. Siméon le Stylite (m. 459) s’était quant à lui enveloppé dans une corde qui avait fini par infecter sa chair. Les frères du monastère où il vivait ont dû se débarrasser de lui, et il termina sa vie au sommet d’une colonne58.
Références
1↑ Voir récemment Guillaume Dye, « Traces of Bilingualism/Multilingualism in Qur’ānic Arabic », in Ahmad al-Jallad (ed.), Arabic in Context. Celebrating 400 Years of Arabic at Leiden University, Brill, 2017, pp. 337-71. Soulignons que les exégètes musulmans ne niaient pas cette influence. Al-Suyuti (m. 1505) avait par exemple dressé une liste de mots non arabes du Coran dans son livre al-Mutawakkili fima waradafi-l-Qur’an bi-l-lughat, qui inclut notamment des termes syriaques. Sur cette question, voir Andrew Rippin, « Syriac in the Qur’an: Classical Muslim Theories », in Gabriel Said Reynolds (ed.), The Qur’an in Its Historical Context, Routledge, 2007, pp. 249-61. Nous reparlerons de la langue du Coran et de ses mots étrangers dans nos futures publications.
2↑ Arthur Jeffery, The Foreign Vocabulary of the Qur’an, Oriental Institute Baroda, 1938, pp. 233-34.
3↑ Christoph Luxenberg, The Syro-Aramaic Reading of the Koran. A Contribution to the Decoding of the Language of the Koran, Schiler, 2007. Nous reparlerons de cette hypothèse dans nos futures publications.
4↑ Voir par exemple Joseph Witztum, The Syriac Milieu of the Quran, Princeton University, 2011 ; Julien Decharneux, Creation and Contemplation: The cosmology of the Qur’ān and Its Late Antique Background, De Gruyter, 2023. Nous invitons nos lecteurs à consulter notre rubrique ‘‘Les sources du Coran’’ avec de nombreux exemples.
5↑ Par exemple Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, Adrien-Maisonneuve, 1955, p.146 : « La parenté [entre le Coran et les textes syriaques] ne se rapporte pas seulement aux idées religieuses, mais en plusieurs cas à la forme homilétique même, aux tournures édifiantes classiques ».
6↑ Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, The Syriac World, In Search of a Forgotten Christianity¸Yale University Press, 2023, p. 1. L’ouvrage a été publié à l’origine en français sous le titre Le Monde syriaque. Sur les routes d’un christianisme ignoré, Les Belles Lettres, 2017. Les citations dans le présent article font référence à la version anglaise.
7↑ Ibid, p. 2.
8↑ Holger Gzella, Aramaic. A History of the First World Language, translated by benjamin D. Suchard, William B. Eerdmans Publisging Co., 2021, p. 44.
9↑ Voir notre article « Qui est Luqman ? »
10↑ Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., 4.11 Holger Gzella, op. cit., pp. 76-118.
11↑ Holger Gzella, op. cit., pp. 76-118.
12↑ Sebastian P. Brock, An Introduction to Syriac Studies, Gorgias Press, 2017, p. 21.
13↑ Holger Gzella, op. cit., p. 218.
14↑ Sebastian P. Brock, An Introduction, op. cit., p. 13.
15↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), Invitation to Syriac Christianity. An Anthology, University of California Press, 2022, p. 360.
16↑ Bas ter Haar Romeny, « Bible (General) », in Sebastian P. Brock et al. (eds.), Gorgias Encyclopedic Dictionary of the Syriac Heritage, Gorgias Press, 2011, p. 74.
17↑ Sebastian P. Brock, The Bible In The Syriac Tradition, Gorgias Press, 2006, p. 23.
18↑ Ibid, p. 23 ; Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., p . 102 ; 3
19↑ Sebastian P. Brock, The Bible, op. cit., p. 27.
20↑ Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., p. 42.
21↑ Bas ter Haar Romeny, art. cit., p. 75.
22↑ Matthew Balck, Rabbula of Edessa and the Peshitta, Manchester University Press, 1951.
23↑ John F. Coakley, « Syriac exegesis », in James Carleton Paget & Joachim Schapper (eds.), The New Cambridge History of the Bible, vol. 1 : From the Beginnings to 600, Cambridge University Press, 2013, p. 699.
24↑ Sebastian P. Brock, A Brief Outline of Syriac Literature, Gorgias Press, 2011, p. 13.
25↑ Sebastian P. Brock, « Aphrahat », in Sebastian P. Brock et al. (eds.), Dictionnary, op. cit., p. 24.
26↑ Ibid.
27↑ Sebastian P. Brock, « Ephrem », in Sebastian P. Brock et al. (eds.), Dictionnary, op. cit., p. 145.
28↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), op. cit., p. 35.
29↑ Sebastian P. Brock, The Luminous Eye. The Spiritual Wold Vision of Saint Ephrem, Cistercian Publication, 1985, p. 160.
30↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), op. cit., p. 67.
31↑ Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., p. 147.
32↑ Ibid, p. 150.
33↑ Ibid, p. 151.
34↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), op. cit., p. 231.
35↑ Sidney Griffith, « Christian Lore and the Arabic Qur’an : The ‘‘Companions of the Cave’’ in Surat al-Kahf and in Syriac Christian tradition », in Gabriel Said Reynolds (ed.), op. cit.
36↑ François Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., p. xiii.
37↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), op. cit., p. 50.
38↑ Sebastian P. Brock, Sogiatha: Syriac Dialogue Hymns, Syrian Churches Series 11, St. Joseph’s Press, 1987, p. 3.
39↑ Manfred Kropp, « Résumé du cours 2007-08 (Chaire Européenne) », Annuaire du Collège de France. Résumé des cours et travaux, 108e année, 2008, p. 791-93.
40↑ Ignatius Aphram I Barsoum, The Scattered Pearls. A History of Syriac Literature and Sciences, translated by Matti Moosa, ch. 27 : « On the Science of Medicine ». Nous nous limiterons ici à l’apport des syriaques à la médecine. Pour la contribution des syriaques à d’autres domaines scientifiques, voir par exemple Émilie Villey (ed.), Les sciences en syriaque, Paris : Geuthner, 2014.
41↑ Gérard Troupeau, « Le rôle des syriaques dans la transmission et l’exploitation du patrimoine philosophique et scientifique grec », Arabica, vol. 38 (1), 1991, pp. 2-3.
42↑ Ibid, p. 3.
43↑ Aaron M. Butts, « Hunayn b. Ishaq », in Sebastian P. Brock et al. (eds.), Dictionnary, op. cit., p. 205.
44↑ Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early ‘Abbasaid Society (2nd-4th/5th-10th c.), Routledge, 1998.
45↑ Michael Philip Penn et al. (eds.), op. cit., p. 321.
46↑ Gérard Troupeau, art. cit., p. 3.
47↑ Ibid, pp. 4-5.
48↑ Nous reviendrons plus en détail sur les controverses christologiques dans l’Antiquité dans une future publication.
49↑ Karl-Heinz Ohlig, Christologie I. Des origines à l’Antiquité tardive, Le Cerf, 1996, pp. 201-5.
50↑ Ibid, pp. 210-18.
51↑ Theresia Hainthaler, « Theological Doctrines and Debates Within Syriac Christianity », in Daniel King Syriac World, King, p. 380.
52↑ Frank van der Velden, « Konvergenztexte syrischer und arabischer Christologie: Stufen der Textentwicklung von Sure 3, 33–64 », Oriens Christianus, vol. 91, 2007, pp. 164–203 ; Carlos Segovia, The Quranic Jesus: A New Interpretation, De Gruyer, 2018 ; Guillaume Dye, « La théologie de la substitution du point de vue de l’islam », in Didier Devillez (ed.), Judaïsme, christianisme, islam. Entre théologie de la falsification et théologie de la substitution, Bruxelles : Institut d’études du judaïsme, 2010, pp. 93-98. Nous y reviendrons dans une future publication.
53↑ Arthur Vööbus, History of Ascetism in the Syrian Orient. A Contribution to the History of Culture in the Near East, Louvain : Peeters, 1958.
54↑ Julien Decharneux, « La navigation dans le Coran : entre Psaumes et topoi tardo-antiques », Acta Orientalia Belgica 32, 2019, pp. 140-41.
55↑ Guillaume Dye, « Ascetic and Nonascetic Layers in the Qurʾan », Numen, vol. 66 (5-6), 2019, pp. 580-97 ; Nicolai Sinai, « The Eschatological Kerygma of the Early Qur’an », in Emmanouela Grypeau & Guy Stroumsa (eds.), Apocalypticism and Eschatology in Late Antiquity: Encounters in the Abrahamic Religions, 6th–8th Centuries, Louvain : Peeters, 2017, pp. 219-66.
56↑ Lucien Regnault, Les sentences des Pères du désert, Solesmes, 1966, p. 66.
57↑ Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié, op. cit., p. 65.
58↑ Ibid.