Introduction : Les sources du Coran

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Introduction

Pour près d’un milliard de fidèles, le Coran renferme la parole d’Allâh révélée à Muhammad. Bien entendu, déterminer si le Coran provient effectivement de Dieu n’est pas du ressort de l’historien, dont le rôle se limite à retracer l’histoire du texte sans préjuger de ses origines humaines ou surnaturelles. Cependant, l’hypothèse d’une origine divine du Coran semble mise en péril par certaines découvertes des historiens, qui démontrent que le texte sacré des musulmans s’inspire de textes et de légendes de toutes sortes. Certains pourront objecter que le Coran se définit lui-même comme un « rappel » (dhikr) des Écritures (la Torah et l’Évangile) et qu’il est donc logique de trouver des similitudes entre ces textes qui ont tous la même origine divine. Là où l’affaire se complique, c’est que de nombreux passages du Coran s’inspirent moins de la Bible que des textes postérieurs écrits sous la plume des auteurs religieux juifs et chrétiens – le plus souvent, des rabbins et des moines. Autrement dit, il ne s’agit pas des « révélations » précédentes mais de textes faits de main d’homme dont la fonction principale est de commenter et développer les Écritures ou de défendre une doctrine particulière. Il faut reconnaitre qu’à l’époque du Coran, dans un contexte où l’oralité était prédominante, on ne faisait pas toujours une distinction très nette entre les saintes Écritures et les traditions postérieures qui s’agglutinaient tout autour. Cette confusion entre la Bible est les textes et légendes postérieurs se retrouve sans surprise dans le Coran1. Pour ne prendre qu’un seul exemple, au verset 5:32, la voix divine proclame « Nous avons prescrit pour les Enfants d’Israël […] » avant de citer quasiment mot pour mot un extrait de la Mishna, l’un des principaux recueils de commentaires rabbiniques, là où on s’attendait naturellement à la Torah2.

Le fait que le Coran s’inspire d’écrits et de légendes de toutes sortes n’est pas passé inaperçu. Déjà au 12e siècle, l’auteur latin Pierre le Vénérable notait que le Coran reprenait des « fables juives »3. La remarque de Pierre avait sans aucun doute un arrière-fond polémique, mais elle n’était pas fausse pour autant. Au 19e siècle, Abraham Geiger publia un ouvrage en allemand intitulé Qu’est-ce que Muhammad a emprunté au judaïsme ? dans lequel il compila les passages du Coran qui étaient « empruntés » au Talmud et à la littérature rabbinique en général4. La recherche des sources du Coran s’est depuis considérablement accrue grâce à la découverte et l’édition de nouveaux textes aussi bien juifs que chrétiens. Il n’est donc plus possible aujourd’hui de postuler que le Coran serait « tombé du ciel » dans un milieu coupé du reste du monde. Bien au contraire, le Coran s’inscrit dans un contexte – celui du Proche-Orient de l’Antiquité – où circulaient, aussi bien sous une forme orale qu’écrite, toutes sortes de récits, légendes et traditions dont il conserve de toute évidence la trace.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient de faire quelques mises au point utiles. Lorsque l’on parle de « sources », il ne faut pas forcément s’imaginer que les rédacteurs du Coran directement consulté ces écrits au préalable et encore moins qu’ils les avaient sous les yeux au moment de la composition du texte. Cela a très bien pu se passer ainsi dans un certain nombre de cas, notamment lorsqu’il existe de fortes similitudes littéraires entre les deux textes. Mais la plupart du temps, il parait plus vraisemblable que les récits incorporés dans le texte coranique faisaient déjà partie de l’environnement qui l’a vu naitre et circulaient probablement sous forme orale. C’est d’ailleurs pourquoi certains historiens préfèrent parler des « sous-textes » du Coran plutôt que de « sources » 5. Il est devenu courant également de parler en termes d’intertextualité, un terme que le théoricien de la littérature Gérard Genette définit l’intertextualité comme :

une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat […], qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable6.

La définition de l’intertextualité comme étant « la présence effective d’un texte dans un autre » s’applique parfaitement au cas du Coran, où l’on a bien affaire à la présence de textes de diverses origines (Talmud, écrits syriaques et apocryphes…) dans le texte coranique. Enfin, on ne peut pas parler de « plagiat » pour des textes anciens comme le Coran sans risquer l’anachronisme. Dans son Apologie du plagiat, Anatole France écrit très justement que « nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu’une idée peut appartenir en propre à quelqu’un. On n’imaginait rien de tel autrefois ». En fin de compte, les notions de sources, de sous-textes ou d’intertextualité peuvent s’employer de manière interchangeable. Pour des raisons de commodité, nous préférons parler des « sources » du Coran tout en tenant compte des remarques ci- dessus.

Par ailleurs, parler des sources du Coran ne revient pas à nier son originalité propre. Les rédacteurs du Coran, en effet, ne se contentent pas de compiler des écrits existants ; dans de très nombreux cas, ils les adaptent à leur propre agenda. C’est pourquoi il n’est pas rare de trouver à côté des similitudes un certain nombre de différences entre le Coran et ses sources. À vrai dire, lorsqu’un auteur s’inspire d’une œuvre qui l’a précédé,  il est peu banal qu’il le fasse sans la remodeler un tant soit peu. Pour citer à nouveau Anatole France, « donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art, et c’est la seule création possible de l’humanité ». Par exemple, il est bien connu que Tolkien, l’auteur de la trilogie Le Seigneur des anneaux, s’était inspiré de la mythologie scandinave7. Pourtant, nul ne peut prétendre que son œuvre soit une réplique exacte des écrits nordiques – bien au contraire, Tolkien a repris, transformé et a donné « une forme nouvelle » à des récits antérieurs. Cela vaut naturellement pour Tolkien comme pour le Coran ou n’importe quelle littérature.

Les textes rabbiniques

La première catégorie concerne les textes composés et transmis par les rabbins durant l’Antiquité qui forment un vaste corpus qu’on appelle la littérature rabbinique. Cette littérature a pris son essor à partir de la destruction du Temple de Jérusalem en 70, qui avait engendré chez les juifs de l’époque le besoin de former une nouvelle identité, laquelle débouchera à son tour sur le judaïsme rabbinique8. La rédaction des textes qui composent la littérature rabbinique s’étend grosso modo de la fin du 1er siècle jusqu’au début du 7e siècle9. On peut classer ces différents textes en deux groupes : la halakha, qui forme le recueil de la loi juive (c’est un peu l’équivalent des Codes civil et pénal chez les juifs), et la haggadah, un commentaire de la Torah. Certains de ces textes sont d’une importance capitale pour la question des sources du Coran et méritent qu’on s’y arrête plus en détail.

La Mishna

La Mishna (משנה) est le principal recueil de la loi orale juive dont la rédaction finale est située au début du 3e siècle10. Son nom provient du verbe chana, « répéter », car les rabbins devaient l’apprendre par cœur en la répétant. Elle regroupe toutes sortes de lois sur des sujets divers et variés comme les sacrifices, les délits, le mariage, etc. Un point à noter est que le droit mishnaïque n’émane pas de la Bible : bien au contraire, « la Mishna donne en règle générale l’impression d’un effort délibéré d’être indépendante vis-à-vis de la Bible »11.

De façon intéressante, le Coran semble faire une référence explicite à la Mishna. On peut lire dans le passage suivant : « Nous t’avons donné les sept mathânî et le très grand Coran » (15:87). Le terme mathânî est laissé volontairement en arabe car sa signification n’est pas très claire. Les commentateurs musulmans le font dériver de la racine th-n-y, qui signifie « répéter ». S’ils ont raison, il faudrait lire « les sept répétés », ce qui pourrait faire référence aux sept versets de la sourate al-Fatiha. Mais cette interprétation pose au moins deux difficultés. D’une part, il existe un désaccord chez les savants musulmans concernant l’inclusion de la basmala dans la première sourate. Si la basmala ne fait pas partie de la sourate, celle-ci ne compterait plus que six versets au lieu de sept, ce qui rend l’interprétation caduc. D’autre part, le passage cité distingue très clairement les mathânî d’un côté, et le Coran de l’autre. On voit donc mal comment il pourrait s’agir d’une partie du Coran lui-même. Certains chercheurs ont donc formulé l’hypothèse que l’arabe mathânî serait une imitation de l’hébreu mishna qui, on l’a vu, renvoie effectivement à l’idée de répétition. Anne-Sylvie Boisliveau soutient que le verset parlait à l’origine de la Mishna des juifs « pour donner aux récitations coraniques une connotation de mystère et d’Écriture hébraïque », mais que le sens aurait été « dissimulé » une fois qu’on s’était rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’une Écriture révélée12.

Le Midrash

Le terme midrash (pluriel : midrashim) dérive du verbe darash (ׁד ַָּרַָּ ש), qui signifie « interroger » ou « examiner ». Le Midrash est un recueil de commentaires de la Torah très hétéroclites dont la rédaction s’étale du 3e au 13e siècle. Comme une partie des midrashim ont été composés après le Coran, il convient de les éliminer. Reste alors Genèse Rabbah, un commentaire de la Genèse écrit dans la première moitié du 5e siècle13. Le cas du Pirqe de Rabbi Eliezer est plus compliqué. Certains passages du texte font clairement allusion à l’islam, ce qui signifie que sa rédaction finale se situe forcément après le Coran. Mais les spécialistes reconnaissent aussi que de certains récits à l’intérieur du Pirqe sont beaucoup plus anciens et ont même pu influencer Coran14.

Le Talmud

Le Talmud constitue l’une des bases principales du judaïsme rabbinique. C’est à la fois un code juridique (reprenant la Mishna) et un commentaire de la Torah. Bien qu’on emploie le singulier par abus de langage, il existe en réalité deux Talmuds : celui de Jérusalem et celui de Babylone. Les deux versions sont assez similaires même si la seconde est plus élaborée. Holger Zellentin souligne qu’en règle générale, le Coran a davantage d’affinités avec le Talmud de Jérusalem15. Celui-ci était usité par les juifs de Palestine et faisait donc partie de l’environnement – au sens large – dans lequel le Coran a émergé. Le consensus des spécialistes situe la rédaction finale du Talmud de Jérusalem au 5e siècle et celle du Talmud de Babylone environ un siècle plus tard16.

Dans tous les cas, il est certain que les deux Talmuds ont été composés avant les conquêtes arabes (donc avant la clôture du Coran). Monika Amsler note en effet que :

le Talmud ne contient pas de mots ou de tournures syntaxiques empruntés à l’arabe. On devrait trouver de tels emprunts dans un texte qui aurait connu les dernières étapes de sa transmission orale après la conquête arabe, ou au moins dans les notes ajoutées par les rédacteurs finaux. L’arabe en tant que nouvelle lingua franca avait été largement adopté […]. Les textes rédigés par les sages rabbiniques post-talmudiques (Geonim) étaient exclusivement écrits en arabe au huitième siècle17.

Alors que le Talmud ne contient aucune trace d’influence de l’arabe, on trouve dans le Coran de nombreux termes empruntés à l’hébreu18, ce qui indique clairement que c’est le Coran qui s’inspire du Talmud et non l’inverse. Dans certains cas, le texte coranique reprend une terminologie spécifiquement talmudique. Par exemple, le terme arabe ahbâr, qui désigne les dignitaires juifs dans le Coran (voir par exemple 5:44) provient de l’hébreu hbrym qui est utilisé dans le même sens spécifiquement dans la littérature rabbinique19. D’autre part, le Coran prend parfois position contre des passages que l’on trouve dans la littérature rabbinique. Le récit coranique où l’enfant Jésus parle dans le berceau pour défendre la vertu de sa mère (3:46) est une réponse à l’accusation talmudique d’après laquelle Marie aurait conçu Jésus avec un soldat romain (Traité Sanhédrin 43a). Ceci prouve clairement l’antériorité du Talmud par rapport au Coran. Enfin, si le Talmud était postérieur au Coran, on s’attendrait à y trouver des références à l’islam ou aux conquêtes arabes, comme c’est le cas dans les textes juifs produits aux 7e et 8e siècles (par exemple, le Pirqe de rabbi Elizer ou Les secrets de Rabbi Simon ben Yohai).

Le Talmud est étroitement lié au concept de Torah orale, ce qui a pu conduire certains à expliquer les similitudes avec le Coran par une source commune d’origine divine. Le judaïsme rabbinique professe en effet qu’au Mont Sinaï, Dieu donna à Moïse non seulement la Torah écrite, mais également un enseignement oral. Celui-ci aurait été transmis de génération en génération par les savants juifs de manière orale avant d’être couché par écrit pour former le corpus talmudique. Cette croyance s’est greffée tardivement au judaïsme, aux alentours du 1er siècle de notre ère – soit plus de mille ans après la période où est censée avoir vécu Moïse20. Son développement coïncide avec une période où le judaïsme était traversé par des luttes importantes entre différents courants juifs (rabbinisme, samaritanisme…) se faisaient face. Elle apparait ainsi comme l’instrument de légitimation du mouvement rabbinique. Comme le souligne Monika Amsler, la Torah orale « est clairement une invention rabbinique »21. L’objectif des rabbins dans leur compétition avec les autres était d’asseoir leur légitimité par la figure de Moïse en attribuant à celui-ci des propos et des enseignements qui leur était propres22. Le but était également pour les juifs de se différencier des chrétiens, avec lesquels ils avaient déjà en commun la Torah écrite23. L’idée d’une Torah orale n’a pas toujours fait l’unanimité chez les juifs, même à ses débuts24. Les juifs karaïtes, par exemple, en rejetaient le principe et considéraient d’une manière générale les textes rabbiniques « comme une fraude pieuse […] servant à légitimiser de façon à peine voilée le privilège des rabbins »25.

Il est donc pour le moins périlleux de justifier les similitudes entre le Coran et le Talmud en recourant au concept de Torah orale26. De plus, ceci entre en contradiction avec le Coran lui-même, qui mentionne la révélation faite à Moïse ou aux juifs comme un livre (kitâb) et jamais comme un enseignement oral : « Certes, Nous avons donné à Moïse le livre » (2:87) ; « Et Nous avons donné à Moïse le livre » (17:1) ; un autre passage souligne que les dignitaires juifs « rendaient la justice conformément au Livre de Dieu, dont la garde leur était confiée » (5:44). Là encore, il est question d’un kitâb (au singulier), non d’un enseignement oral donné à Moïse.

Les textes talmudiques sont le produit de siècles d’enseignements, de réflexions et de spéculations des savants juifs. En tant que tel, il contient de nombreuses contradictions, qui reflètent les évolutions et les débats à l’intérieur du judaïsme. De nombreux passages du Talmud peuvent sembler étranges ou même carrément « bizarres ». Ainsi, les Sages du Talmud nous enseignent que Dieu étudie la Torah aux côtés des rabbins (Gittin 6b). Ailleurs, on peut lire le récit improbable d’une dispute entre un rabbin et une rivière (Chullin 7a). En matière de juridiction, les Sages ont souvent des discussions très poussées sur des situations invraisemblables. Dans un passage, ils se demandent par exemple quels types d’indemnités devrait verser un homme qui pénètre accidentellement une femme en chutant d’un toit (Yevamot 54a). Le Talmud est également un livre folklorique, dans le sens où il comporte toutes sortes de légendes et de mythes. Cependant, ces légendes n’ont jamais été vues par leurs auteurs comme des faits historiques. Louis Ginzberg explique que les rabbins « utilisaient des légendes à des fins didactiques, et leur principal objectif était de créer un lien étroit entre l’Écriture et les créations de l’imaginaire populaire »27. L’ennui, comme nous le verrons, c’est que le Coran reprend à son tour certaines de ces légendes et les présente comme des faits qui se sont réellement déroulés.

Les livres apocryphes et pseudépigraphiques

Outre les textes rabbiniques, le Coran s’inspire également des livres apocryphes de la Bible. Le terme provient de l’adjectif grec apocryphon, qui signifie « caché », « secret ». Il désigne des textes considérés par l’Église comme « hérétiques » et contenant de faux enseignements. À ce titre, ils ont été écartés des livres reconnus comme inspirés, qui forment ce qu’on appelle le « canon biblique ». Les apocryphes ont été composés par leurs auteurs pour défendre un point de vue théologique, ou encore pour fournir des informations que ne donnait pas le texte biblique. Muriel Debié précise en outre que les apocryphes sont « largement an-historiques et légendaires, à la différence du texte biblique »28. Cela signifie que le Coran s’inspire d’écrits purement fictifs et de fables. Soulignons en outre que malgré les condamnations de l’Église, les textes apocryphes avaient connu dans l’Antiquité une diffusion assez large, « et leurs thèmes se trouvaient intégrés à la culture religieuse ambiante, aussi bien dans les milieux chrétiens que juifs »29. On notera également que les apocryphes circulaient dans les milieux gnostiques et manichéens, dont certains ont pu être proches de la communauté coranique30.

Les pseudépigraphes

On appelle « pseudépigraphe » un texte faussement attribué à un auteur qui ne l’a pas écrit. Dans l’antiquité, la pratique était courante chez les scribes de faire remonter la paternité d’un texte à quelqu’un d’autre. Généralement, il s’agit d’un personnage prestigieux (un philosophe, un prophète…) dont on usurpe le nom. En d’autres termes, les pseudépigraphes sont des « œuvres de faussaires »31. Kent Clarke a répertorié douze motivations qui poussaient les faussaires à agir de la sorte, parmi lesquelles : obtenir des gains financiers, exprimer sa propre conviction en l’attribuant à une figure plus importante afin de lui donner une certaine autorité, faire appel à la réputation d’un personnage important pour accroître le prestige et la crédibilité d’un enseignement ou d’une doctrine, invoquer une figure du passé pour justifier les besoins du moment, etc32. Prenons un exemple concret qui montre comment certains auteurs fabriquaient des faux pour servir des intérêts personnels. L’épisode se situe à l’époque du calife Marwân II (744-750) : Cyriaque, un évêque syrien, lorgnait avec intérêt le siège épiscopal de Tur ‘Abdin (dans la Turquie actuelle), non loin de Harran, alors capitale du califat. Pour parvenir à ses fins, il avait écrit un livre auquel il donna le titre d’Apocalypse d’Hénoch. Le livre contenait des prédictions attribuées à Hénoch (l’arrière-grand-père de Noé), considéré comme un prophète par les chrétiens comme les musulmans. L’une de ces prédictions concernait directement le calife, puisqu’elle affirmait que son fils règnerait après lui, alors qu’ils venaient tous les deux de subir une importante défaite. L’évêque remit le livre au devin du calife, et proposa d’en devenir l’interprète. Tout cela lui servait en fait de prétexte pour demander au calife de le nommer évêque de Tur ‘Abdin, au motif qu’il serait ainsi plus proche de lui. La manœuvre était bien tentée, mais la prédiction s’avéra fausse : le calife sera renversé quelques années plus tard, signant la fin de la dynastie omeyyade, Cyriaque n’obtiendra jamais son siège, et le livre finira par tomber dans l’oubli33.

Si l’Apocalypse d’Hénoch fut un échec cuisant, on ne peut pas en dire autant de nombreux autres écrits pseudépigraphes. On a vu fleurir dans l’Antiquité toutes sortes de livres attribués aux prophètes : l’Apocalypse d’Abraham, le Testament d’Abraham, le livre d’Énoch, le Testament de Moise, le livre des Jubilées (attribué à Moïse), le Testament des Douze Patriarches, l’Ascension d’Isaïe, la Vie d’Adam et Eve, etc. Le phénomène était déjà connu (et dénoncé) par les auteurs anciens. Dans ses Lettres festales, Athanase (m. 373) déplorait ainsi que « les hérétiques […] écrivent ces livres quand ils le souhaitent, puis leur donnent une date, afin de les faire passer pour anciens et trouver la manière de tromper les gens simples ». En dépit là encore des condamnations, les pseudépigraphes étaient parvenus à se faire une place parmi les livres religieux qui circulaient chez les juifs et les chrétiens34. Les pseudépigraphes sont loin d’être étrangers au Coran. En effet, il a été démontré que le texte coranique fait des « renvois explicites » vers certains écrits pseudépigraphiques, et reprend à son compte des traditions qui en sont issues35. Là encore, ces « emprunts » sont lourds de sens, car ils signifient que le Coran s’inspire de textes écrits par des faussaires qui falsifiaient la parole des prophètes pour servir des intérêts théologiques et/ou politiques divers.

Les Évangiles apocryphes

Parmi les sources du Coran, on trouve également les évangiles apocryphes. En effet, une grande partie des récits coraniques sur Jésus et Marie sont tirés de ces textes. On peut citer l’épisode bien connu où Jésus fait miraculeusement vivre des oiseaux modelés avec de l’argile (3:49) – épisode qui ne se trouve pas dans les textes canoniques, mais dans les apocryphes. La question qui se pose est donc de savoir si ces apocryphes contiennent des récits authentiques sur la vie de Jésus, ou s’il s’agit de simples fictions. La majorité des historiens penchent clairement vers la seconde option. La rédaction des quatre Évangiles canoniques s’étale grosso modo entre 70 et 100 selon les estimations36, et la source Q contenant des paroles de Jésus a probablement été écrite vingt ans après sa mort37. À l’inverse, la plupart des apocryphes ont été écrits plusieurs siècles après les faits qu’ils sont supposés rapporter, ce qui jette d’emblée un doute sur leur historicité. De plus, les traditions qu’ils contiennent sont essentiellement « le fruit des imaginations pieuses et débridées de certains chrétiens »38, précise John Meier, auteur d’une monumentale étude sur le Jésus historique. Il faut souligner qu’une bonne partie des évangiles apocryphes portent sur l’enfance de Jésus, au sujet de laquelle les textes canoniques ne disent quasiment rien. Ainsi, le but des auteurs des apocryphes était de combler ces « silences », en créant des « récits hautement fictifs »39. Il n’est pas à exclure que certains apocryphes reposent sur des traditions relativement anciennes, mais d’une manière générale, « il n’y a rien dans ces apocryphes qui puisse servir de source à notre recherche du Jésus historique »40. Une fois de plus, donc, le Coran s’inspire de légendes inventées par des auteurs chrétiens de l’Antiquité.

Les sources syriaques

Le syriaque est un dialecte de l’araméen dans la ville d’Édesse au premier siècle avant votre ère. C’était encore jusqu’au 13e siècle la langue la plus répandue dans les chrétientés orientales41. Les auteurs chrétiens ont laissé derrière eux une abondante littérature religieuse en syriaque : homélies, commentaires, poésie, traités théologiques, etc. Parmi les auteurs syriaques les plus connus, on citera Éphrem de Nisibe (m. 373), Narsaï (m. 502) ou encore Jacques de Saroug (m. 524). Leurs écrits avaient connu un large succès dans l’Orient chrétien jusqu’à trouver des échos dans le Coran. Nous les recroiserons régulièrement au fil de nos articles.

L’influence du syriaque sur le Coran n’est plus à démontrer, aussi bien du point de vue de la langue que des idées religieuses. Cette influence avait déjà été remarquée au 20e siècle par le savant danois Tor Andrae, qui avait comparé certains passages du Coran avec les écrits d’Éphrem, que nous venons de mentionner42. Depuis, l’état de notre documentation en syriaque s’est notablement enrichie, ce qui a permis de découvrir de nouvelles sources. Parmi les chercheurs qui se sont penchés sur la question plus récemment, on mentionnera Emran El-Badawi qui a mis en lumière le fait que les traditions évangéliques dans le Coran remontent aux versions syriaques des Évangiles43. De son côté, Joseph Witztum, a passé en revue dans son étude intitulée The Syriac Milieu of the Quran quelques-unes des sources syriaques du Coran dans les récits sur Joseph, Abel et Caïn et Ismaël44. Julien Decharneux a quant à lui mis en évidence la continuité entre les théologiens syriaques et le texte coranique par rapport aux doctrines sur la création et la cosmologie45.

Les autres sources

En dehors des écrits juifs et chrétiens que nous avons mentionnés jusqu’à maintenant, d’autres textes, parfois extérieurs à la tradition judéo-chrétienne, ont exercé une influence sur le texte coranique. S’agissant des légendes, il est bien connu que le récit des « gens de la caverne » (18:9-26) s’inspire de l’histoire des sept dormants d’Éphèse46. L’influence perse dans le Coran se limite à quelques cas : le thème des météores chasseurs de démons, issus de la mythologie mazdéenne47 ; les deux anges Hârût et Mârût48 et les houris du paradis49. Dans un registre différent, certaines lois coraniques s’inspirent des corpus juridiques proche-orientaux50. Il faut également mentionner le substrat arabe préislamique, mieux connu aujourd’hui grâce aux inscriptions et à la poésie anciennes51. Enfin, le Coran n’est pas étranger à la Grèce Antique : dans son livre Le Coran et la culture grecque, qui lui a valu quelques ennuis dans son pays, l’écrivain sénégalais Oumar Sankharé montre en effet que certains passages du Coran présentent des similitudes avec la mythologie et la philosophie grecques52.

Références

1↑ Nicolai Sinai, Key Terms of the Qur’an: A Critical Dictionary, Princeton University Press, p. 105.

2↑ Michael Pregill, « The Two Sons of Adam : Rabbinic Resonances and Scriptural Virtuosity in Surat al Ma’idah », Journal of the International Qur’anic Studies Association, vol. 6 (1), 2021, pp. 167-224.

3↑ Irven Resnick, « Peter the Venerable on the Talmud, the Jews, and Islam », Medieval Encounters, vol. 24 (5-6), 2018, p. 525.

4↑ Abraham Geiger, Was hat Mohammed Aus Dem Judenthume Aufgenommen, Bonn : Gedruckt auf kosten des verfassers bei F. Baaden, 1833. L’ouvrage est traduit en anglaise sous le titre Judaism and Islam. A prize essay, Ktav Publishing House, 1970.

5↑ Voir par exemple Gabriel S. Reynolds, The Qur’an and Its Biblical Subtext, Londres : Routledge, 2010.

6↑ Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982, p. 2.

7↑ Voir Rudolf Simek, La terre du milieu. Tolkien et la mythologie germano-scandinave, Passés composés, 2019.

8↑ Hermann L. Strack & Günter Stemberg, Introduction to the Talmud and Midrash, T. & T. Clark, 1991, p. 2 sqq.

9↑ Michal Bar-Asher Siegal, « Rabbinic Literature », in Naomi Koltun-Fromm & Gwynn Kessler (eds.), A Companion to Late Ancient Jews ond Judaism: Third Century BCE To Seventh Century CE, John Wiley & Sons, 2020, p. 87.

10↑ Ibid, p. 109.

11↑ Hermann L. Strack & Günter Stemberg, op. cit., p. 128.

12↑ Anne-Sylvie Boisliveau, Le Coran par lui-même : Vocabulaire et argumentation du discours coranique autoréférentiel, Brill, 2014, p. 91.

13↑ Hermann L. Strack & Günter Stemberg, op. cit., p. 279.

14↑ Voir par exemple Nicolai Sinai, « Pharaoh’s submission to God in the Qur’an and in rabbinic literature », in Holger Zellentin (ed.), The Qur’an’s Reformation of Judaism and Christianity, Londres : Routledge, 2019, pp. 235-61.

15↑ Holger Zelletin, « Q8 Q5:32 », in Mehdi Azaiez et al. (eds.), The Qur’an Seminar Commentary / Le Qur’an Seminar: A Collaborative Study of 50 Qur’anic Passages / Commentaire collaboratif de 50 passages coraniques, De Gruyter, 2017, p. 110.

16↑ Hermann L. Strack & Günter Stemberg, op. cit., pp. 93, 171 ; Charlotte Elisheva Fonrobert & Martin S. Jaffee (ed.), The Cambridge Companion to the Talmud and Rabbinic Literature, Cambridge University Press, 2007, xvi ; Michal Bar-Asher Siegal, art. cit., pp. 98-101 ; Jacob Neusner, « Defining Judaism », in Jacob Neusner & Alan J. Avery-Peck (eds.), The Blackwell Companion to Judaism, John Wiley & Sons, 2003, p. 17.

17↑ Monika Amsler, The Babylonian Talmud and Late Antique Book Culture, Cambridge University Press, 2023, p. 122.

18↑ Voir l’ouvrage classique d’Arthur Jeffery, The Foreign Vocabulary of the Qur’an, Baroda, 1938, ch. 6.

19↑ Holger Zellentin, « Aḥbār and Ruhbān: Religious Leaders in the Qurʾān in Dialogue with Christian and Jewish Literature », in Angelika Neuwirth & Michael Sell (eds.), Qurʾānic Studies Today, Routledge, 2016, p. 267.

20↑ Martin S. Jaffee, Torah in the Mouth. Writing and Oral Tradition in Palestinian Judaism, 200 BCE – 400 CE ?, Oxford University Press, 2001, p. 7.

21↑ Monika Amsler, op. cit., p. 57.

22↑ Steven D. Fraade, From Tradition to Commentary. Torah and Its Interpretation in the Midrash Sifre to Deuteronomy, State University of New York Press, 1991, p. 71.

23↑ Guenter Stemberger, « The Formation of Rabbinic Jusaism, 70–640 ce », in Jacob Neusner & Alan J. Avery-Peck (eds.), op. cit., p. 8.

24↑ Cana Werman, « Oral Torah vs. Written Torah(s): Competing Claims to Authority », in Steven Fraade et al. (eds.), Rabbinic Perspectives: Rabbinic Literature and the Dead Sea Scrolls, Brill, 2007, pp. 175-97.

25↑ Martin S. Jaffee, « Oral Tradition in the Writings of Rabbinic Oral Torah: On Theorizing Rabbinic Orality », Oral Tradition, vol. 14 (1), 1999, p. 11.

26↑ Le savant andalou Ibn Hazm (m. 1064) l’avait d’ailleurs bien remarqué, accusant les rabbins d’avoir inventé le Talmud afin de créer une nouvelle religion. Voir Daniel Boušek, « “Half of the Burden of a Mule”: The Mishnah and the Talmud in Medieval Muslim Literature », in Jiří Blazek et al. (eds.), Šalom. Pocta Bedřichu Noskovi k sedmdesátým narozeninám, L. Marek, 2012, p. 287.

27↑ Louis Ginzberg, The Legend of the Jews, Jewish Publication Society of America, 1913, vol. 1, p. xx ; voir aussi Chaim Milikowsky, « Midrash as Fiction and Midrash as History : What did the Rabbis Mean? », in Jo-Ann & al. (eds), Ancient Fiction : The Matrix of Early Christian and Jewish Narrative, Society of Biblical Literature, 2005, pp. 117-27.

28↑ Muriel Debié, « Les apocryphes et l’histoire », in Françoise Briquel Chatonnet & Muriel Debié (eds.), Sur les pas des Araméens chrétiens. Mélanges en l’honneur d’Alain Desreumaux, Paris : Geuthner, 2010, p. 66.

29↑ Geneviève Gobillot, « Apocryphes de l’Ancien et du Nouveau testament », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (ed.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007, p. 57.

30↑ Kevin J. Coyle, Manichaeism and Its Legacy, Leiden : Brill, 2009, p. 123 ; Prosper Alfaric, Les écritures manichéennes 2, Paris : Nourry, 1919, p. 169.

31↑ David Hamidović, « Les écrits apocryphes juifs et le Coran », in Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (eds.), Histoire du Coran, Paris : Le Cerf, 2022, p. 510.

32↑ Kent D. Clarke, « The Problem of Pseudonymity in Biblical Literature and Its Implications for Canon Formation », in Lee Martin McDonald & James A. Sanders (eds.), The Canon Debate, Baker Academic, 2001, pp. 448-49.

33↑ Muriel Debié, art. cit., pp. 69-70.

34↑ Annette Reed, « Pseudepigraphy, Authorship and the Reception of ‘the Bible’ in Late Antiquity », in Lorenzo DiTommaso & Lucian Turcescu (eds.), The Reception and Interpretation of the Bible in Late Antiquity: Proceedings of the Montréal Colloquium in Honour of Charles Kannengiesser, Leiden : Brill, 2008, pp. 470-72.

35↑ Geneviève Gobillot, art. cit., pp. 58-59 ; Tommaso Tesei, « Echoes of Pseudepigrapha in the Qur’an », in Carlos Segovia (ed.), Remapping Emergent Islam, Amsterdam University Press, pp. 203-20.

36↑ Matthew Larsen, « The Publication of the Synoptics and the Problem of Dating », in Stephen P. Ahearne-Kroll (ed.), The Oxford Handbook of the Synoptic Gospels, Oxford University Press, 2023, p. 184.

37↑ La « source Q » désigne un écrit contenant des paroles attribuées à Jésus, qui aurait servi de source commune aux rédacteurs des Évangiles de Marc, Matthieu et Luc.

38↑ John P. Meier, Un certain juif : Jésus, Le Cerf, 2005, vol. 1, p. 74.

39↑ Paul Foster, The Apocryphal Gospels: A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2009, p. 84.

40↑ John P. Meier, op. cit., p. 82.

41↑ Voir notre article « Le monde syriaque ».

42↑ Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, traduit de l’allemand par Jules Roches, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1955, pp. 145-201.

43↑ Emran El-Badawi, The Qur’an and the Aramaic Gospel Traditions, Londres : Routledge, 2016.

44↑ Joseph Witztum, The Syriac Milieu of the Quran, Princeton University, 2011.

45↑ Julien Decharneux, Creation and Contemplation: The cosmology of the Qur’ān and Its Late Antique Background, De Gruyter, 2023.

46↑ Sydney Griffith, « Christian lore and the Arabic Qur’an » in Gabriel S. Reynolds (ed.), The Quran in its Historical Context, Routledge, 2008, pp. 109-39 ; David Sidersky, Les origines des légendes musulmanes dans le Coran et dans les vies des prophètes, Paris : Paul Geuthner, 1933, p. 154.

47↑ Voir notre article « La guerre des étoiles ».

48↑ Patricia Crone, The Qurʾānic Pagans and Related Matters, Leiden : Brill, 2016, pp. 194-96. Le passage en question est probablement une addition ultérieure rajoutée au Coran durant la conquête arabe de la Perse. Voir Nicolai Sinai, « The Christian Elephant in the Meccan Room: Dye, Tesei, and Shoemaker on the Date of the Qurʾān », Journal of International Qur’anic Studies Association, vol. 9, 2024, p. 23, n°76.

49↑ Arthur Jeffery, op. cit., pp. 119-20.

50↑ David S. Powers, « Le Coran et son environnement légal », in Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran, op. cit., vol. 1, 99, p. 613-62.

51↑ Voir par exemple Nicolai Sinai, « Religious Poetry from the Quranic Milieu: Umayya b. Abī l-Ṣalt on the Fate of the Thamūd », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, vol. 74 (3), 2011, pp. 397-416.

52↑ Oumar Sankharé, Le Coran et la culture grecque, L’Harmattan, 2014. Sur l’influence grecque dans le Coran, voir également Michel Cuypers & Geneviève Gobillot, Idées reçues sur le Coran entre tradition islamique et lecture moderne, Le Cavalier Bleu, 2014, pp. 71-76.